Aveuglement à tous les étages

Illustration et leçon sur la dureté des pouvoirs, (politique, militaire et économique).


Un fait minuscule, découvert dans un formidable texte de Jacques Bouveresse publié par le Diplo, « Le carnaval tragique », nous a tout bonnement « estomaqué », tout comme il avait « estomaqué » Karl Kraus, dramaturge, poète, satiriste et journaliste autrichien à cette merveilleuse époque de la Première Guerre Mondiale. Ce fait est anecdotique à l’échelle de l’Histoire, mais d’une portée symbolique immense.

En 1915, sous le règne de François-Joseph Ier d’Autriche, « empereur d’Autriche et roi apostolique de Hongrie », quarante-quatre vétérans, à qui devaient revenir tous les honneurs, ont été fusillés pour ivresse et insubordination. A lui seul le motif permet d’imaginer toute la scène : beuverie, désordre, intervention hiérarchique, grabuge, pugilat, et pour finir : insubordination. Karl Kraus évoque cette histoire à plusieurs reprises dans sa pièce : « Les Derniers Jours de l’humanité » :

« Kragujevac. Deux rangées parallèles de vingt-deux tombes ouvertes. Devant elles, à genoux, quarante-quatre soldats revenus du front. Ils appartiennent à des classes relativement âgées et sont décorés de médailles de la bravoure de tous les niveaux. Des Bosniaques tirent à deux pas de distance. Leurs mains tremblent. La première ligne se tord de douleur au sol. Aucun n’est mort. On leur applique le canon du fusil sur la tête. »

« Mess des officiers. Le juge militaire en chef lève son verre et, buvant à la santé de son double dans la salle, il prononce ces paroles : “Tu sais, j’en aurais fait exécuter même trois cents. Les excès en matière d’ivresse ne sauraient être tolérés. Exceptionnellement, j’ai accordé à ces gens une mort honorable en les faisant fusiller” ». Auparavant, dans la même scène, le Commandant avait proclamé : « Ma devise : la guerre, ce n’est pas seulement contre l’ennemi ; il faut aussi que les nôtres s’en ressentent ! » »

Une telle abomination ne s’explique pas. Au mieux peut-on en faire une mesure de la dureté du pouvoir, (militaire en l’occurrence), et c’est très intéressant car on la retrouve ailleurs, notamment dans le sort réservé aux enfants qui n’ont pas eu la chance de pouvoir « user leur fond de culotte sur les bancs de l’école ».

Pendant que nos mômes descendent dans la rue pour proclamer leur souci de « l’Humanité », (magnifique, n’est-ce pas?), d’autres sont condamnés à descendre dans une mine dès l’âge de cinq ans ! C’est du moins ce qu’enseignent l’Histoire et l’actualité à en croire cet article : « Du XIXᵉ siècle à aujourd’hui, des enfants dans l’enfer de la mine »

« En Angleterre, dans la première moitié du XIXe, il n’est pas rare que des enfants de 5 à 8 ans, traînent à quatre pattes, des heures durant, dans les boyaux les plus étroits, là où personne d’autre ne peut se glisser, d’énormes charges de houille. Harnachés comme des bêtes, ils ne remontent au jour qu’occasionnellement. »

Faire travailler dans une mine des enfants en bas âge est perçu aujourd’hui comme une activité criminelle, pour le moins anormale, immorale et condamnable, mais, dans l’Angleterre du XIXième, et comme l’article cité le montre bien, l’on n’y trouvait rien à redire :

« Certains patrons d’exploitations minières, comme Charles Vane, troisième marquis de Londonderry, s’obstinent à défendre à la Chambre des Lords, au nom de l’Association des propriétaires de mines du Yorkshire, le droit d’employer des « moutards » au fond. »

Cette dureté des pouvoirs, (politique, militaire et économique), pose question : quand on nie les conditions inhumaines (ou simplement injustes) que l’on impose à ses semblables, et ce alors que les responsables pourraient, au moins dans certains cas, les faire cesser d’une simple décision, (par renoncement à ce qu’ils prétendent être des solutions), comment peut-on prétendre « avoir conscience » des menaces qui pèsent sur « l’Humanité » et leur trouver une « parade » ?

L’on ne parvient même pas à faire cesser ces conditions inhumaines et bien connues imposées à quelques dizaines de milliers d’enfants, – ces mêmes enfants qui, dans nos sociétés modernes, sont quasiment sacralisés -, mais il faudrait croire que l’on pourrait changer le sort de toute « l’Humanité » qui va sur ses huit milliards d’individus ?

C’est l’aveuglement à tous les étages. Aussi bien au sommet où l’on a tout intérêt à faire perdurer « le système » qu’au niveaux intermédiaires où les « classes aisées » coulent des jours heureux, que tout en bas de l’échelle où l’on ne survit qu’à grands renforts d’une morphine qui s’appelle l’espoir : « Il ne faut pas désespérer Billancourt » aurait dit Sartre. C’est pourquoi toutes ces manifestations « pour le climat » sont du vent : elles font partie de l’arsenal que déploie le système pour s’adapter. En laissant la contestation se faire entendre sur tous les « plateaux télé », il ne fait qu’encourager l’espoir, tout en préparant les esprits à des lendemains qui déchantent.

Triste réalité : le pouvoir, c’est quelque chose que les uns exercent et que les autres subissent. Les uns paient de leur personne, les autres se font payer, il est intrinsèquement injuste. Aussi, voyant les humains incapables d’établir la justice entre eux, comment espérer qu’ils se montrent justes envers les animaux et le monde vivant ? Car il n’y a pas que le climat dans toute cette histoire, mais aussi la biodiversité qui se réduit comme peau de chagrin : qu’attendent nos lycéens « en colère » pour sécher leurs cours au nom de cette noble cause ? Certains d’entre eux deviendront probablement des écolos convaincus, mais quelques uns finiront, comme les soixante-huitards d’antan, en haut de l’échelle sociale. Et ceux-là prendront l’avion pour aller se « ressourcer » dans des résidences de luxe noyées dans la nature, au Costa Rica ou ailleurs, mais n’iront jamais visiter l’enfer…

 

 

Paris, le 28 février 2019


Illustration : « Luxusreise Costa Rica: spirit of the rainforest »

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3 commentaires sur “Aveuglement à tous les étages

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  1. Je partage l’ensemble de l’article, sauf la toute dernière phrase :
    « Et ceux-là prendront l’avion pour aller se « ressourcer » dans des résidences de luxe noyées dans la nature, au Costa Rica ou ailleurs, mais n’iront jamais visiter l’enfer… »

    Au rythme où cela avance, il n’y aura plus d’endroit où se ressourcer ni d’avion pour y aller avant que ceux qui manifestent pour le climat aujourd’hui n’atteignent la retraite.

    La plupart de ces derniers, si ce n’est la totalité, connaitront l’enfer.

    Je serais d’ailleurs curieux de connaitre votre vision prospective de l’effondrement ainsi que son timing. Qu’est ce qui attend un étudiant parisien dans les 50 prochaines années par exemple?

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    1. « Au rythme où cela avance, il n’y aura plus d’endroit où se ressourcer ni d’avion pour y aller » : je suis bien d’accord mais, comme vous le dites vous-mêmes, c’est une question de timing. Je n’ai jamais réfléchi à la question que vous posez, mais j’y pense parfois. Le problème, c’est que l’effondrement ne touchera pas toutes les régions du monde de façon « synchronisée » mais selon des timings différents. De plus, décrire l’effondrement est un sujet si vaste que c’est impossible à faire tenir dans un petit billet. Une solution serait de prendre tout ce qui va mal ici et là dans le monde, et de le transposer à la France (par exemple). C’est une question intéressante, finalement, je vais y réfléchir. La prospective n’est pas ma tasse de thé, mais je peux faire une exception en précisant qu’il s’agit d’un pur exercice intellectuel.

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