1) Jean-Marc Jancovici vs Sébastien Bohler
Ils expliquent les choses de la même façon, mais le second n’est guère apprécié.
Jean-Marc Jancovici, on ne le présente plus, Sébastien Bohler, vous le connaissez sûrement depuis la parution de son livre en 2019 : « Le Bug humain ». Une occasion nous a été donnée de rapprocher leurs points de vue, il s’agit d’un extrait d’interview publié sur Twitter où le premier déclare :
[0’39] « En fait, on a un problème culturel, qui est qu’on a assez profondément inscrit dans nos gènes l’envie de dépasser toutes limites. »
Cette petite phrase nous a fait penser au billet où nous avions montré que la thèse de Bohler explique « la folie des grandeurs » qui s’est emparée du monde occidental, et à laquelle Jancovici a fait allusion. Mais tout le monde n’a pas goûté ce rapprochement : deux personnes ont aussitôt contesté Bohler, alors que les deux auteurs disent exactement la même chose. En effet, parler d’une « envie profondément inscrite dans nos gènes » ou d’un système de récompense génétiquement programmé, cela revient exactement au même. C’est très intéressant à considérer, car autant Jancovici fait l’unanimité en tant que militant pour le climat, autant Bohler passe pour un fumiste qui cherche à justifier notre frénésie de consommation. Il y a manifestement un parti pris, et de l’incompréhension, car notre citation de Jancovici ne fait que résumer la thèse décriée de Bohler.
C’est très agaçant de voir que le célèbre militant peut balancer une telle phrase sans subir la moindre critique, alors qu’elle ne présente aucun caractère scientifique, et qu’il la justifie de quelques exemples sortis du chapeau. A l’inverse, quand Bohler dit la même chose mais en le développant dans un bouquin, – pour « prouver » que c’est « scientifique » -, il se fait mettre en pièces par Thibault Gardette dans un article sur Bonpote. Nous donnons cependant raison à Gardette car, à lire ses réfutations, l’on devine que les « démonstrations » de Bohler sont aussi ridicules que la phrénologie en son temps. Mais cela n’innocente pas le cerveau : il joue sûrement un rôle-clef dans cette soif très occidentale de « dépassement des limites ». Jancovici peut donc parler génétique sans choquer personne, mais quand c’est Bohler on veut n’y voir que de l’enfumage pour « maintenir le statu quo », (Gardette), une « évacuation du politique », (amie sur Facebook), ou encore une thèse « simpliste ».1
L’idée centrale du « bug humain » était d’expliquer notre « soif de consommation », l’une des caractéristiques de notre monde si dispendieux. Il n’y a rien d’irréaliste à penser qu’un mécanisme dans le cerveau pourrait répondre à la question, à condition toutefois qu’il se révèle nécessaire et suffisant, et que l’on veuille bien s’en contenter.
Malheureusement, il existe selon nous un phénomène qui veut que les explications les plus proches de la réalité soient plus difficilement acceptées que celles qui s’en éloignent. Ces dernières conservent une part de mystère qui stimule le besoin de comprendre et laisse ouverte une perspective, alors que les explications réalistes, logiques et simples, qui devraient a priori satisfaire notre soif de connaissances, sont les plus décevantes, car elles mettent un terme aux questionnements. Donc, même si notre « comment en sommes-nous arrivés là » trouve une réponse correcte, elle ne satisfera personne, car plus elle sera correcte, plus elle sera décevante. Du fait que l’on veut « toujours plus » dans tous les domaines, (conformément à la thèse de Bohler, c’est l’ironie de l’histoire), l’esprit se sent à l’étroit dans le carcan du réel,2 et c’est pourquoi il se laisse facilement séduire par les mirages de la philosophie. Nous soupçonnons du reste que la thèse de Bohler provoque des hauts-le-cœur chez certains parce qu’elle abaisse « l’esprit » au niveau biologique. Qu’un baril de pétrole et une sonate de Chopin ne soient plus que des « récompenses » sous forme d’épanchements de dopamine dans une obscure région du cerveau, ça ne peut pas plaire à tout le monde. En son temps Darwin avait choqué de la même façon.
Critique de quelques arguments élevés contre la thèse de Bohler
On oppose donc de faux arguments à Bohler, à commencer par celui de la complexité. On oublie que celle-ci n’apparaît pas par génération spontanée, et que des mécanismes très simples peuvent engendrer des structures infiniment complexes. C’est le cas du jeu de la vie qui ne comporte que deux règles : il n’en est pas moins équivalent à une machine de Turing, c’est-à-dire un ordinateur universel. L’argument de la complexité dénote le refus de comprendre, c’est un prétexte, car tout peut s’expliquer simplement, le langage est fait pour ça. Il est par exemple très facile de comprendre l’envoi d’un courrier électronique sans savoir comment fonctionnent l’ordinateur, la carte Ethernet, les câbles, le réseau Internet, ses routeurs, ses serveurs et les sept couches du modèle OSI. Il en va de même de la réalité qui nous occupe : une foule de choses existent dont il n’est pas nécessaire de refaire l’histoire, ni d’interroger les structures et interactions, par exemple le système financier dont la complexité défie l’imagination. Ajoutons que Meadows & al ont prouvé que le système capitaliste pouvait être caractérisé avec pertinence par un nombre dérisoire de paramètres et leurs relations : la complexité n’est donc pas un obstacle et la simplicité pas un défaut pour qui veut comprendre.
Autre argument en forme de faux-fuyant : ce n’est pas scientifique. De fait, il faut bien constater qu’aucun programme de recherche n’a été lancé pour expliquer « comment nous en sommes arrivés là », et que le travail de Meadows s’est « perdu dans les sables » faute de financements. Donc oui, en un sens ce n’est pas scientifique, mais dans ce cas il faut reconnaître qu’aucune explication n’est jamais scientifique, car tout résultat scientifique doit être traduit en langue vernaculaire pour être compris, et il n’y a pas de méthode scientifique pour le faire. C’est du reste pourquoi tant de statistiques et d’études sont mal interprétées, et pourquoi les explications dites « scientifiques » sont souvent arbitraires ou convenues,3 et celles destinées au public farcies de simplifications, d’approximations et de lacunes. Elles ne sont « scientifiques » que par opposition à d’autres qui le sont beaucoup moins ou pas du tout.
Explications concurrentes
Les seuls arguments solides contre la thèse de Bohler ne peuvent venir que d’autres explications et d’autres causes jugées plus pertinentes. Il se trouve malheureusement qu’il y a pléthore des unes et des autres, et que personne à ce jour ne s’est aventuré à les départager. Passer en revue toute l’histoire de l’Occident pourrait être la meilleure solution, mais l’on voit bien que la question initiale appelle plus qu’une triviale relation des faits. Ceux-ci étant donnés par hypothèse, le but du jeu est de les comprendre : c’est-à-dire de les prendre ensemble pour y discerner une régularité, un ordre, une loi ou un facteur commun, quelque chose qui permette de réduire l’infinie diversité des faits à un petit nombre, afin de rendre le tout intelligible. Donc exit le fastidieux récit historique, il faut essayer autre chose.
Le capitalisme est un excellent candidat mais, en tant que réponse à la question « comment en sommes-nous arrivés là », il relève de la tautologie, car ce « là » ne peut être que le système capitaliste lui-même, avec tout ce que cela suppose : une culture capitaliste, un mode de vie capitaliste, une idéologie induite par le capitalisme et ses méthodes, etc. etc. Il faudrait donc répondre à la question : « comment en sommes-nous arrivés au capitalisme », une question horriblement compliquée qui oblige à passer en revue toute son histoire. Nous ne sommes donc pas plus avancés.
L’on peut interroger la philosophie pour obtenir des réponses du genre : c’est l’hybris, notre soif de puissance, le pouvoir, la compétition, l’avidité, le productivisme, notre inconscience, notre mépris de la nature, etc. Galéjades ! Ces réponses ne font que déplacer la question, car il faudrait expliquer d’où viennent ces causes, dire en quoi elles consistent au juste, et comment elles ont produit leurs effets pour qu’« on en soit arrivés là ».
La bonne question
Il est possible enfin de théoriser le fonctionnement du monde, et de montrer que la situation présente en découle. Malheureusement, expliquer les choses à partir d’un modèle ne dit rien du « chemin » qu’il a fallu « parcourir » pour « en arriver là ». A bien comprendre la question, elle signifie en fait : comment avons-nous engendré ce monde ? Comment en sommes-nous arrivés à créer ce monde-là ? Car rien de ce qui existe n’est apparu par génération spontanée. Donc, de même que la sélection naturelle explique simplement l’apparition des espèces les plus diverses, il devrait exister un mécanisme qui explique tout ce que nous avons créé. Il est probable que la thèse de Bohler soit insuffisante mais, en pointant « notre cerveau », il est probable aussi qu’elle indique la bonne direction dans laquelle chercher. Nous verrons cela dans un billet ultérieur, si aucune pénurie d’inspiration ne vient perturber notre production.
Paris, le 24 mars 2020
1 On nous dira que Janco ne faisait que répondre à une question bien précise sur le climat, non à dire ce qui nous « pousse à détruire la planète », (sous-titre du livre de Bohler) : certes, mais sa réponse va bien au-delà de la question puisqu’il évoque une origine génétique, le pendant du striatum dans le livre de Bohler.
2 « l’esprit se sent à l’étroit dans le carcan du réel » : seuls les scientifiques échappent à cette malédiction, car ils renouvellent sans fin leur questionnement.
3 C’est notamment le cas de la relativité restreinte à laquelle on fait dire que « le temps se dilate » à cause de la vitesse, « alors qu’en relativité stricto sensu le temps n’existe pas, ce n’est qu’une forme d’espace ». (Aurélien Barrau, voir annexe de « Pourquoi réfuter le voyage dans le temps ? »)
Illustration : Foi orthodoxe : « Études de la Bible. Genèse Chapitre II : Création de l’homme »
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