[Le Diplo] L’art de la diffamation politique

23 septembre 2024 – 2700 mots

Ci-dessous, copié/collé de l’article du Monde Diplomatique qui explique comment Mélenchon et LFI sont « antisémites ». Par Serge Halimi & Pierre Rimbert.


Critiquer les positions de La France insoumise, ses choix stratégiques, ses maladresses ou ses emportements a sa place dans le débat démocratique. Propager l’imputation infamante et mensongère que ce parti et son fondateur seraient « antisémites » relève en revanche d’une volonté de destruction. Ses effets politiques se font déjà sentir.

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Le 7 juillet dernier, le Nouveau Front populaire, composé de quatre partis, a remporté 193 sièges de député sur 577, devançant la coalition présidentielle (166 sièges) et le Rassemblement national avec son allié de droite (142). Deux mois plus tard, le président de la République désignait un premier ministre, M. Michel Barnier, issu d’une formation néolibérale et conservatrice, Les Républicains (LR), qui venait de recueillir 6,57 % des voix au premier tour et d’élire 47 députés au soir du second. Il gouverne avec l’assentiment de l’extrême droite, contre qui les grandes formations (sauf LR) s’étaient coalisées le 7 juillet, et avec le soutien parlementaire du parti présidentiel, perdant incontesté de l’élection. Cette dissonance entre le vote des Français et sa représentation politique est devenue habituelle : M. Barnier devra en effet, comme ses prédécesseurs, suivre la feuille de route européenne rejetée en 2005 par 54,7 % des électeurs.

Le coup de force de M. Emmanuel Macron a été rendu possible par la mise en scène politique et médiatique d’un mensonge : M. Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise (LFI) seraient antisémites. L’accusation — le type même de la fausse information que les autorités françaises combattent lorsqu’elle provient de Moscou ou de la Trump Tower — a permis de réaliser trois objectifs à la fois : ostraciser le premier groupe parlementaire de gauche, réhabiliter l’extrême droite (qui aurait cessé, elle, d’être antisémite), justifier ainsi la mise à l’écart de la coalition qui comptait le plus grand nombre d’élus à l’issue d’élections législatives marquées par un fort taux de participation.

La violence de la charge contre LFI, combinée à l’absence d’éléments irrécusables permettant de la justifier, donne le vertige. « Que croit la bande de Mélenchon ?, s’exclame Philippe Val sur Europe 1 (2 septembre 2024), qu’on va regarder s’installer dans les ministères des antisémites et des copains d’antisémites comme les vaches regardent passer des trains !? » Pour déjouer ce péril, l’ancien directeur de Charlie Hebdo et de France Inter enjoint à « tout Français qui se respecte » de les « chasser des ministères de la République ». Puis il menace : « On peut leur promettre qu’ils vont vivre l’enfer parce qu’on ne les lâchera pas jusqu’à temps qu’ils partent ! »

Dans Le Figaro (5 juillet 2024), une brochette d’intellectuels parmi lesquels Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po, dont il a dirigé pendant plus de vingt ans le Centre de recherches politiques (Cevipof), docteur d’État, agrégé, appelle « à faire barrage au Nouveau Front populaire, coalition dont nous jugeons qu’elle constitue aujourd’hui la première menace pour les Français juifs et, plus largement, pour la France ». Les signataires ciblent plus particulièrement « La France insoumise, ce parti qui a fait de la haine antijuive une stratégie électorale ».

Le même quotidien conservateur publie le 20 juin 2024 les réflexions d’Alain Finkielkraut, de l’Académie française, qui qualifie M. Mélenchon de « chef de file de la judéophobie contemporaine ». « Aymeric Caron, David Guiraud, Danièle Obono, Sébastien Delogu, Mathilde Panot, Rachel Keke, Thomas Portes, Louis Boyard, ces candidats investis par le Nouveau Front populaire brandissent les spectres de Pétain, de Maurras, voire d’Adolf Hitler », ajoute avec un sens admirable de la mesure celui qui est également producteur d’une émission sur France Culture. Et devinez quelle est la première question qui traverse l’esprit d’Apolline de Malherbe lorsqu’elle reçoit la députée de gauche Clémentine Autain sur BFM-RMC le 14 novembre 2023 : « Est-ce que Jean-Luc Mélenchon est antisémite ? » La formulation du journaliste Benjamin Sportouch est à peine différente sur Arte (« 28 minutes », 24 juin 2024) : « Raphaël Enthoven, une question toute simple : est-ce que LFI est un parti antisémite ? » « LFI est le premier parti antisémite de France », répond alors sans hésiter l’éditorialiste de Franc-Tireur.

« La France insoumise est un parti antisémite. Ce parti antisémite est en position dominante dans le Nouveau Front populaire », prétend également Bernard-Henri Lévy dans Le Point (27 juin 2024). L’hebdomadaire a multiplié les couvertures sur les méfaits supposés de LFI (« Islamisme et antisémitisme. Comment les digues ont lâché », sur fond de portrait de M. Mélenchon, 2 novembre 2023), sans doute inspiré par son éditorialiste-vedette Franz-Olivier Giesbert, accueilli comme un oracle sur les chaînes d’information : « Il y a aujourd’hui, écrit-il, une “gauche iranienne” incarnée par Jean-Luc Mélenchon et ses épigones. (…) Aujourd’hui, comme au temps du Führer, l’Internationale antisémite, désormais à la botte de Téhéran, entend faire disparaître les Juifs de la surface de la terre. Le plan devrait crever les yeux de tous : il s’agit de favoriser la multiplication des actes antisémites afin de pousser les Juifs à quitter le pays, pour se réfugier en Israël, où il est prévu de les égorger, le jour venu » (Le Point, 29 août 2024). Dorénavant, le viol d’une enfant juive ou l’incendie d’une synagogue conduisent donc nombre de médias à imputer aussitôt l’inspiration de ces crimes aux Insoumis. Au point qu’une députée macroniste, Mme Caroline Yadan, a suggéré « la dissolution de LFI pour lutter contre l’antisémitisme » (X, 8 août 2024). Dissoudre un grand parti d’opposition, pourquoi diable n’y a-t-on pas pensé plus tôt ?

Une semblable démesure — le terme « outrance » paraît réservé à M. Mélenchon — serait sans doute moins acceptée sans le feu vert implicite donné au reste de la meute par les médias dits de référence, ceux qui inspirent les élites politiques et éditoriales : France Inter, première radio de France, et Le Monde, principal quotidien national. Depuis le 7 octobre 2023, dix éditoriaux de ce journal ont explicitement associé M. Mélenchon et LFI à l’antisémitisme, dénoncé leurs « outrances » et leur « complaisance envers la violence la plus barbare » — tout en se réservant le « courage de la nuance ».

Une contrevérité manifeste

La saturation de l’espace public par le thème de l’antisémitisme de LFI s’accompagne d’un silence médiatique sur une autre « complaisance envers la violence la plus barbare » : celle des principales formations politiques françaises concernant les crimes de guerre commis avec des armes occidentales et le « soutien inconditionnel » de personnalités politiques de premier plan, la présidente de l’Assemblée nationale en tête. Car, depuis un an, alors que les médias exagéraient et déformaient le moindre écart de langage des Insoumis, que leur manie de tweeter leur indignation à tout-va n’a pas manqué de provoquer, ils ont minoré l’ampleur des massacres israéliens à Gaza. Au point que M. Dominique de Villepin protesta, le 12 septembre 2024 sur France Inter, en réponse à une question de Léa Salamé : « On a Gaza, qui est sans doute le plus grand scandale historique et dont plus personne ne parle dans ce pays. C’est le silence, la chape de plomb. Je suis obligé de googler pour trouver une brève. » Peut-on imaginer qu’un jour France Inter, TF1 ou BFM TV interrogeront un responsable politique sur la mansuétude de la France envers Israël, qu’ils se récrieront contre le tweet antipalestinien d’un député, et taxeront tout son parti de racisme antiarabe s’il n’est pas sanctionné séance tenante ?

« Mélenchon antisémite » : le fiel médiatique circule depuis 2018 (avec, paradoxalement, l’expulsion du dirigeant de LFI d’une manifestation contre l’antisémitisme). Après les assassinats commis par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, la campagne contre LFI, et dans une moindre mesure contre le Parti communiste, le nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et Les Écologistes, change d’échelle mais aussi de nature. L’objectif national — rendre infréquentable le premier parti d’opposition de gauche — s’inscrit à merveille dans une stratégie internationale qui vise à proscrire du débat public la critique d’Israël et de ses politiques.

Dès 2016, le lobby pro-israélien s’emploie en effet à ce qu’un nombre croissant d’États entérine la définition de l’antisémitisme établie par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) et promue par le Parlement européen1. Floue au possible (« L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut être exprimée comme une haine envers les Juifs »), elle s’accompagne de onze exemples dont sept confondent critique d’Israël et antisémitisme. L’objectif ? Non seulement discipliner les débats sur la question palestinienne, mais aussi discréditer ou interdire les mobilisations de type Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS).

Car refuser la définition de l’IHRA revient à encourir ipso facto le soupçon d’antisémitisme. Après une campagne contre le dirigeant du Parti travailliste britannique Jeremy Corbyn, un partisan de la cause palestinienne injustement accusé de judéophobie2, le Labour a lui-même dû adopter cette définition. Y souscrivent désormais quarante-trois États3, dont la France, depuis 2019, à l’instigation de M. Macron. La Commission nationale consultative des droits de l’homme a pourtant fait savoir qu’elle « n’est pas favorable à cette transposition », qu’il « est contraire au droit constitutionnel français d’opérer pareille distinction entre les racismes ». Et a conclu : « Il est également nécessaire d’éviter toute instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme, et ne pas amalgamer à du racisme la critique légitime d’un État et de sa politique, droit fondamental en démocratie »4. Peine perdue. Sur des bases souvent farfelues ou au prétexte d’une maladresse, des personnes aussi différentes que les dessinateurs Siné et Plantu, les humoristes Charline Vanhoenacker et Guillaume Meurice, M. François Ruffin et Daniel Mermet, les intellectuel(le)s Pierre Bourdieu, Judith Butler, Noam Chomsky, Edgar Morin, Pascal Boniface, les représentantes démocrates américaines Ilhan Omar et Rashida Tlaib, Hugo Chávez et Dominique de Villepin, sans oublier Charles de Gaulle, ont été amalgamés à la lie de l’humanité.

Comment un projet aussi grossier visant à disqualifier des opposants politiques ou géopolitiques à partir d’une contrevérité manifeste a-t-il pu triompher ? À ce jour, aucun des procureurs de M. Mélenchon n’a jamais étayé son réquisitoire de déclarations, de faits ou d’actes antisémites dont se serait rendu coupable le fondateur de LFI. Lequel n’a d’ailleurs jamais été condamné pour un tel crime. L’imputation frauduleuse dont il est la victime a ceci d’original qu’elle s’appuie sur un mensonge à la fois conscient et intentionnel : à l’exception de quelques idéologues sincèrement convaincus du caractère judéophobe d’un soutien à la Palestine, la plupart des colporteurs de la rumeur savent que M. Mélenchon n’est pas antisémite, et d’ailleurs ils l’admettent parfois eux-mêmes. On tient là le cas exceptionnel d’une fake news d’État reprise mécaniquement par des journalistes qui non seulement n’en croient pas un mot, mais comprennent — et partagent — l’objectif politique qui en motive la dissémination.

Faute de tout élément antisémite irrécusable, les procureurs de LFI en sont réduits à interpréter des intentions cachées ou à extrapoler la judéophobie souterraine d’un lexique de termes proscrits dont ils sont les auteurs et qu’ils allongent chaque jour. Ainsi, à côté de « sionisme », « apartheid », « élite », « cigare », « système », « banque », « 500 familles », « populisme », « Hollywood », « dollar », etc., a surgi le verbe « camper ». Nul ne l’associait aux camps d’extermination jusqu’au dimanche 22 octobre 2023, quand le dirigeant de LFI reprocha par tweet à la présidente de l’Assemblée nationale de « camper à Tel-Aviv pour encourager le massacre » à Gaza. Mme Yaël Braun-Pivet avait déclaré quelques jours plus tôt le « soutien inconditionnel » de la représentation nationale à Israël, puis elle s’était rendue dans la capitale de cet État. Aussitôt les adversaires de M. Mélenchon associèrent le verbe « camper » qu’il venait d’employer non plus aux excursions estivales à la belle étoile ou aux sièges militaires mais… aux camps nazis. Ce choix inattendu n’eut pas seulement pour auteurs des trolls pro-israéliens, mais des médias respectés qui, non contents d’endosser cette interprétation extravagante, prétendaient l’imposer à chacun. À la manière d’une vérité alternative.

« L’étrange verbe “camper” renvoie au “camp”, expliqua ainsi le 23 octobre le directeur du service politique de France Inter, Yaël Goosz. Insupportable quand on connaît l’histoire familiale de Yaël Braun-Pivet, dont le grand-père juif polonais est venu en France pour fuir l’antisémitisme… » Dix jours plus tard, Le Monde sollicite l’historien Pierre Birnbaum, qui, selon le quotidien, « rappelle que le terme “camper” − utilisé par le chef de file de La France insoumise − (…) s’inscrit dans une longue tradition antisémite française ». Birnbaum détaille la chose : en 1890, l’antisémite Édouard Drumont avait associé Juifs et campements de nomades ; en 1937, un autre antisémite, beaucoup moins connu, Maurice Bedel, en avait fait autant à propos de Léon Blum. Enfin, rebelote en 1954 dans une publication royaliste à propos de Pierre Mendès France. Ainsi, trois références éparses, dont la dernière remonte à soixante-dix ans, suffisaient pour établir qu’en utilisant le mot « camper » M. Mélenchon aurait adressé un clin d’œil judéophobe aux antisémites contemporains. Les musulmans des banlieues notamment, dont chacun sait à quel point ils raffolent de Drumont, Bedel et des collections d’Aspects de la France

Technique malveillante de l’insinuation

C’est ainsi : il suffit dorénavant d’aligner soupçons, médisances et malveillances pour forger une preuve. « Prises séparément, concède L’Express du 28 août dernier, les déclarations du leader insoumis sur les Juifs peuvent l’innocenter. Mais leur accumulation ne peut laisser croire à un simple hasard. » Et le sociologue Gérald Bronner expose sa lumineuse démonstration : « On ne peut répondre à la question de savoir quelle est la probabilité exacte que cette allégation-ci ou cette autre soit réellement antisémite. En revanche, parce qu’elles sont émises par la même personne, il est nécessaire de voir ces probabilités comme liées les unes aux autres. » Résumons : dès lors que dix métaphores ou mots, aussi polysémiques que le verbe « camper » par exemple, sont qualifiés d’antisémites par voie d’oukase médiatique, celui qui y recourt devient antisémite. Il y a vingt ans, Le Monde s’était déjà illustré dans ce registre admirable en soupçonnant Pierre Bourdieu (et quelques autres) d’antisémitisme au seul motif qu’ils s’en étaient pris au journalisme, un métier dont l’auteur de l’article rappelait insidieusement que des antisémites le considéraient au siècle dernier « comme la profession par excellence des Juifs »5. On le voit, prétendre combattre l’antisémitisme n’interdit pas d’user d’une technique pour le coup très antisémite : celle de l’insinuation.

Plutôt que de l’accabler, les adversaires de M. Mélenchon devraient s’incliner devant sa performance. Car voilà probablement le seul chef de parti « antisémite » qui n’a jamais tenu de propos antisémite, dont la formation propose avec ses alliées cinq séries de mesures destinées à combattre ce fléau6, et qui s’est rendu sur une radio juive, Radio J, pour y proclamer : « Chaque Juif doit savoir, jusque dans le plus petit village de France, qu’il trouvera en nous aide et protection. » M. Mélenchon a également obtenu que le tribunal correctionnel de Paris condamne en 2015 trois personnalités de droite qui l’avaient accusé d’antisémitisme. Huit ans plus tard, le tribunal judiciaire de Paris obligea également la chaîne d’extrême droite CNews à publier un droit de réponse de LFI et à payer une amende à la formation insoumise pour l’avoir qualifiée de « parti antisémite ».

« Le rayon paralysant abusif de l’accusation d’antisémitisme est désormais sans effet », a estimé le 2 juin dernier le fondateur de LFI sur son blog. Il s’illusionne. Un an après son lancement, l’assaut politico-médiatique a percuté sa cible. Fin août, M. Mélenchon acceptait lui-même l’idée que LFI, rendue radioactive, notamment par la campagne de diffamation dont elle a été l’objet, ne participe pas à un éventuel gouvernement de gauche. Le ressassement du mensonge a donc fait mouche. Et, chemin faisant, l’autre objectif a été également atteint. Tandis que les massacres se poursuivent en Palestine, L’Opinion (16 septembre) relève, presque étonné : « Malgré la guerre à Gaza, la relation stratégique entre la France et Israël n’a jamais été aussi bonne. »

Serge Halimi & Pierre Rimbert

 

1 Dominique Vidal et Bertrand Heilbronn, « Comment Israël manipule la lutte contre l’antisémitisme », Orient XXI, 12 février 2019.

2 Lire Daniel Finn, « Antisémitisme, l’arme fatale », Le Monde diplomatique, juin 2019.

3 « Working definition of antisemitism », Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste.

4 Commission nationale consultative des droits de l’homme, « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2018 » (PDF), La Documentation française, Paris, juillet 2019.

5 Cf. Henri Maler, « Le Monde contre “les critiques antimédias”, antidémocrates et antisémites », Acrimed, 26 avril 2004. Lire aussi « Un “scoop” », Le Monde diplomatique, mai 2004.


Illustration : Levalet. — « The Trap » (Le piège), 2019 © Levalet – ADAGP, Paris, 2024

Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2024/11/23/le-diplo-lart-de-la-diffamation-politique/

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