[Pour la science] Wurtz et l’hypothèse atomique

Version intégrale de l’article de Pour la Science n° 413 – 24 février 2012 – 2700 mots


La matière est-elle constituée d’atomes ? Tout au long du XIXe siècle, cette question a divisé les chimistes. En France, l’acceptation de cette hypothèse fut le combat d’une vie, celle du chimiste Charles-Adolphe Wurtz.

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Au début du XIXe siècle, la chimie se veut science. En 1787, le chimiste français Antoine Laurent de Lavoisier l’a dotée d’un langage logique et d’une méthodologie : les éléments chimiques sont définis comme des corps simples soit par nature, soit par manque d’outils pour les diviser. Quant à la méthodologie, elle est claire : observer, peser, mesurer et expérimenter. Pourtant, en 1808, un ouvrage d’un professeur de sciences britannique, John Dalton, intitulé Nouveau système de philosophie chimique, ébranle pour longtemps ce bel édifice. Dans un premier temps bien accueilli par les chimistes, il crée parmi eux une zizanie qui durera près d’un siècle. Pourquoi ? Parce que Dalton y parle d’atome et que l’atome est invisible.

Si le concept d’atome date de l’Antiquité, il est, à cette époque, tombé dans l’oubli. Selon Dalton, la matière serait constituée d’atomes indivisibles (a-tome, qu’on ne peut diviser), identiques entre eux pour un même élément, ayant un poids fixe et pouvant se combiner pour former des corps composés. Or pour nombre de chimistes, il est inconcevable de réintroduire de l’hypothèse, de l’imaginaire, dans leur science fondée sur l’observation et l’expérimentation.

En France, la querelle autour de l’existence de l’atome s’est cristallisée autour de deux chimistes : Charles-Adolphe Wurtz, fervent défenseur de l’hypothèse atomique, et Marcellin Berthelot, partisan d’une science exempte de toute hypothèse. Qui l’a emporté ? Nous allons voir que la réponse n’est pas si simple. Pour le comprendre, revenons au moment où Dalton a publié son livre.

Dans un premier temps, ce n’est pas l’hypothèse de Dalton sur la constitution de la matière qui attire l’attention des chimistes. Après tout, l’atome de Dalton peut être compris comme l’élément de Lavoisier. Ce qui les intéresse, c’est sa théorie des « poids atomiques ». Selon Dalton, l’eau est constituée d’un atome d’oxygène (noté aujourd’hui O) et d’un atome d’hydrogène (noté aujourd’hui H). Il décrit ainsi l’eau par la formule chimique suivante : H + O = HO (voir la figure 2). Or dans neuf grammes d’eau, il trouve un gramme d’hydrogène et huit grammes d’oxygène. En généralisant ce raisonnement et en prenant pour base l’hydrogène égal à 1, on calcule le poids de chaque atome. Associée à de nouvelles découvertes permettant de subdiviser les corps composés, cette théorie des poids atomiques permet de mettre en évidence de très nombreux corps simples.

Atome ou molécule ?

Pourtant, quelques mois après la publication de Dalton, un Français, Joseph Louis Gay-Lussac, dénonce l’incohérence de la théorie atomique. Travaillant non pas à partir de poids, mais de volumes, Gay-Lussac ne trouve pas les mêmes résultats que Dalton. Lors de ses expériences, il obtient, en prenant un volume d’hydrogène et un volume de chlore, deux volumes d’acide chlorhydrique et non un volume comme la théorie de Dalton l’affirme. Comment lever cette contradiction ?

Le chimiste italien Amedeo Avogadro et le physicien français André Marie Ampère arrivent séparément à la même conclusion : pour obtenir, à partir de deux volumes de gaz différents, deux volumes de gaz composé, il faut considérer que les atomes de Dalton peuvent encore se diviser. En d’autres termes, l’élément constitutif du gaz d’hydrogène – ce que Dalton nomme atome d’hydrogène – est en fait constitué lui-même de deux corps encore plus simples.

En divisant les atomes de Dalton, Avogadro et Ampère introduisent la distinction entre atome et molécule : l’hydrogène gazeux est une molécule constituée de deux atomes. En généralisant cette expérience, ils édictent une loi connue aujourd’hui sous le nom de loi d’Avogadro-Ampère : il y a toujours le même nombre de molécules dans des volumes égaux de gaz soumis aux mêmes conditions de température et de pression. Appliquée aux théories de Dalton et de Gay-Lussac, cette loi stipule qu’une molécule d’un gaz simple est toujours constituée de deux atomes. Pour beaucoup de chimistes, la preuve de l’existence des atomes est faite.

Cependant, si cette loi s’applique à la plupart des gaz, certains posent problème. Le phosphore, le soufre, le mercure et l’arsenic semblent ne pas être formés de deux atomes. Jean-Baptiste Dumas, chimiste français renommé, se penche sur cette incohérence. N’arrivant pas à expliquer l’exception, Dumas se lance dans une guerre contre la théorie atomique, dont il avait auparavant été un fervent défenseur. Il en est sûr, cette erreur scientifique n’est due qu’à un égarement épistémologique. La science chimique se perd dans des recherches spéculatives sur la constitution intime de la matière. Jamais, pour rester science, elle n’aurait dû s’éloigner des faits observables. Elle aurait dû se contenter de les traduire par des lois simples et claires qui n’ont nul besoin de chercher l’invisible pour se justifier.

En 1836, Dumas renie son passé d’atomiste et invite ses confrères à faire de même : « Ce qui nous reste, c’est la conviction que la chimie s’est égarée là, comme toujours, quand, abandonnant l’expérience, elle a voulu marcher sans guide au travers des ténèbres (…). Si j’en étais le maître, j’effacerais le mot atome de la science, persuadé qu’il va plus loin que l’expérience ; et jamais en chimie nous ne devons aller plus loin que l’expérience. »

Dès lors (et jusqu’en 1894 !), le mot atome est banni des manuels scolaires. Dumas revient à un système de notation plus neutre : celui des poids équivalents. Mesurés sur la balance, ces poids expriment les proportions pondérales entre les corps mis en réaction, tout comme les poids atomiques de Dalton, mais sans faire appel à d’hypothétiques atomes.

Une cacophonie de notations

Toutefois, on ne passe pas si facilement d’une notation à une autre, surtout quand, derrière elle, c’est toute la définition de la pratique scientifique qui est en jeu. D’autant que, par ailleurs, les résultats s’accumulent en chimie. Certains découvrent de nouveaux corps, d’autres établissent des lois sur leur affinité, sur leurs charges électriques, sur l’agencement des corps simples dans un corps composé, etc. Cet essaim de recherches chimiques entraîne une multiplication des systèmes de notation.

Parmi ceux qui prennent pour base l’hydrogène H = 1, certains s’expriment en poids équivalent – pour eux, l’oxygène O vaut alors 8 – et d’autres en poids atomique (selon la loi d’Avogadro-Ampère) – pour eux, O = 16. Des atomistes, tel Berzelius, vont jusqu’à barrer leurs symboles chimiques pour les différencier des équivalents. D’autres encore ont pour base O = 100, ou encore O = 1. On trouve même H = 100. Que le chimiste soit français, anglais, prussien ou autre, il lui est nécessaire de connaître l’auteur de l’article qu’il lit afin de savoir quelle conversion il doit faire pour le comprendre. La chimie devient alors plus une science de conversion qu’autre chose.

C’est dans cette cacophonie de notations, formules, lois, théories que le jeune Wurtz se lance dans la chimie. Après des études médicales strasbourgeoises et un stage dans le laboratoire du chimiste allemand Justus von Liebig en 1842, Wurtz arrive dans le laboratoire privé de Dumas en 1844. Président de l’Académie des sciences, membre de l’Académie de médecine, professeur de chimie organique à la Faculté de médecine, professeur de chimie et doyen de la Faculté des sciences, Dumas représente alors le pouvoir scientifique en France.

Dumas prend vite Wurtz sous son aile. Il lui procure des postes rémunérés, l’introduit dans la communauté scientifique, facilite sa promotion. De son côté, Wurtz sait que Dumas tient les rênes du pouvoir dans ce champ de bataille théorique qu’est la chimie. Aussi n’entre-t-il surtout pas dans la polémique.

Quand, fin 1852, Dumas donne sa démission à la Faculté de médecine, Wurtz est tout naturellement nommé pour le remplacer, le 2 février 1853. L’indépendance qu’il acquiert alors vis-à-vis de Dumas lui permet enfin d’entrer dans la bataille scientifique. Dès 1853, devant l’Académie des sciences, Wurtz affirme rechercher dans les formules chimiques « un véritable sens moléculaire » : il veut comprendre l’invisible agencement de la matière et le traduire par des formules. Trois ans plus tard, il découvre une nouvelle famille de molécules, les glycols. Il explique avoir été guidé par la théorie et non l’expérience. Il ose même parler de molécule diatomique, adhérant ainsi à la loi d’Avogadro-Ampère.

Quand, en 1860, il retrace l’histoire de sa découverte, il utilise pour la première fois la notation atomique. Il faut dire qu’il revient tout juste d’un congrès international organisé pour mettre fin à la multiplicité des notations. Suite à la campagne de l’Italien Stanislao Cannizzaro, la majorité des chimistes européens, dont Wurtz, y a adopté la notation atomique, jugée la plus féconde. Mais la plupart des chimistes français, d’emblée opposés à cette notation, n’ont pas participé au congrès, et Wurtz devient en France l’avocat d’une notation toujours exclue.

Des boules pour représenter les atomes

Wurtz a compris que pour faire admettre la notation atomique, il lui faut l’enseigner et la divulguer. Depuis qu’il est professeur à la Faculté de médecine, il a ouvert un petit laboratoire privé de chimie : celui-ci devient le lieu où il convainc la future élite de chimistes. Investie par ses disciples, la nouvelle Société chimique devient – via son Bulletin – un organe de diffusion de la notation atomique. De succès en succès, Wurtz affirme et impose de plus en plus la notation atomique, voire la théorie atomique. Il l’enseigne même au Collège de France durant l’été 1863.

Entre-temps, Wurtz rencontre un adversaire de taille : Marcellin Berthelot. Entre Berthelot et Wurtz, c’est déjà la guerre des postes, des honneurs et des distinctions. S’y joint désormais celle, scientifique, entre celui qui refuse le mot même d’atome et celui qui écrit en notation atomique et prône la validité de la théorie associée.

Un événement éloigne alors Wurtz de la chimie. Fin 1865, devant les manifestations étudiantes, le doyen de la Faculté de médecine, Ambroise Tardieu, démissionne. Pas un médecin ne veut prendre la succession, ou n’est proposé au décanat. Le 18 janvier 1866, Wurtz, simple professeur de chimie – une science dite accessoire à la médecine – est nommé nouveau doyen. Cette charge l’éloigne de la bataille de l’atome durant dix ans, même si sa position est restée dans les esprits et ressurgit de façon inopinée.

En 1868, jugeant l’enseignement de la Faculté trop matérialiste, le clergé dénonce les conséquences immorales et dangereuses d’une telle conception de l’être humain. Au nom de l’autonomie de la science, Wurtz condamne cette intrusion du clergé. Repris dans la presse, son discours est remarqué, et déformé : Wurtz défend l’enseignement de la Faculté ? Il est donc matérialiste, d’autant plus qu’il est atomiste… Wurtz, fervent protestant qui conçoit très bien la coexistence d’un corps fait d’atomes et d’une «âme», est catalogué comme matérialiste par les médecins. Et à l’inverse, les chimistes, surtout Berthelot, le qualifient de spiritualiste parce qu’il croit en cet atome invisible.

En 1874, à Lille, Wurtz, las de son décanat, signe son retour à la chimie par un discours engagé, largement diffusé : «Ce qui remplit l’espace, c’est-à-dire la matière, n’est pas divisible à l’infini, mais se compose d’un monde de particules invisibles, insaisissables, et qui possèdent néanmoins une étendue réelle et un poids déterminé. Ce sont les atomes. » Pour la première fois, Wurtz ne se contente pas de défendre la notation atomique : il affirme croire en l’existence réelle des atomes.

C’est même toute sa conception de la science qu’il révèle : il déclare que l’objectif du scientifique est « de rechercher la nature intime des phénomènes et leurs causes ». Or pour Berthelot, la nature intime des phénomènes étant invisible et inaccessible, elle relève d’un champ de réflexion non pas scientifique, mais métaphysique : la science ne spécule pas.

Deux ans plus tard, Wurtz renouvelle ses affirmations. À Clermont-Ferrand, à l’aide de petites boules de couleurs différentes, il montre au public comment les atomes s’agencent pour former des molécules : « J’ai construit cette formule avec des boules noires, blanches, vertes, qui représentaient les atomes de carbone, d’hydrogène, d’azote. Ils ont compris cela, ou ils ont cru comprendre, car ils ont applaudi. Je suis presque fier de ce succès pour la théorie » écrit-il à un élève.

Les partisans des poids équivalents ne peuvent plus se taire, d’autant que Wurtz, n’ayant plus la charge de doyen, a obtenu en 1875 la création d’une chaire de chimie organique à la Faculté des sciences, et qu’il doit enseigner « les théories modernes de la chimie » aux futurs chimistes. Le 9 avril 1877, le chimiste Henri Sainte-Claire Deville déclare, devant ses homologues académiciens, que la loi d’Avogadro-Ampère n’est qu’une « hypothèse pure et simple, minée par les faits et les raisonnements de toutes sortes ».

Wurtz et Sainte-Claire Deville sont amis et s’estiment. Néanmoins, Wurtz se doit de répondre et défendre la loi d’Avogadro-Ampère qui est la base de la théorie atomique. Le 7 mai 1877, à l’Académie, il montre que la loi d’Avogadro-Ampère n’est que le développement des lois dont les équivalentistes se réclament, notamment celle de Gay-Lussac.

Le 21 mai, Sainte-Claire Deville remonte à la tribune et prouve par des résultats expérimentaux que la loi d’Avogadro-Ampère ne s’applique pas à tous les éléments, notamment à la chimie minérale. En cela, il revient aux arguments de Dumas de 1836 : la loi ne s’applique pas pour le phosphore, le mercure, etc. Wurtz reconnaît alors que la loi s’applique mieux en chimie organique, mais il l’explique : la loi s’applique aux corps volatils, or certains corps minéraux se décomposent lorsqu’on les réduit en vapeur.

Peut-on fonder une science sur l’invisible ?

La discussion est purement scientifique, fondée sur les résultats d’expériences sur l’hydrate de chloral, le chlorydrate d’ammoniaque, etc. Pourtant, Berthelot aimerait déplacer le débat du champ expérimental vers la philosophie des sciences. Une science peut-elle être fondée sur de l’hypothèse ?

Le 28 mai, il intervient dans la discussion avec la conviction qu’il va régler le conflit entre atome et équivalent. D’emblée, Berthelot place le débat sur le plan épistémologique en essayant de démontrer la confusion entre loi et hypothèse, imagination et observation. La loi d’Avogadro-Ampère, par exemple, déjà remise en question par Sainte-Claire Deville, ne peut pas être une loi puisqu’elle prétend compter des molécules et des atomes alors que ceux-ci restent invisibles.

Wurtz ne peut accepter que le débat sorte du champ expérimental. Au risque de se discréditer en tant que scientifique, il ne peut, comme dans un discours en province, avouer fonder sa pratique scientifique sur l’invisible à un moment de l’histoire des sciences où seules l’expérimentation et l’observation sont garantes de la démarche scientifique. Pour couper court à la discussion, il affirme lui aussi, mais de mauvaise foi, le caractère hypothétique de l’atome. Pour lui, seule la notation est ici en jeu. Au cas où Berthelot voudrait revenir sur le sujet, il ajoute : « Au fond de votre notation en équivalents se cache la même idée de petites particules et vous y croyez comme nous. »

Entre le 9 avril et le 25 juin, les académiciens assistent à 16 interventions sur le sujet. Pour la première fois, il n’y a ni vainqueur ni vaincu entre Wurtz et Berthelot. Wurtz n’a pas avoué qu’il croyait à l’atome en tant qu’entité réelle et a bien montré la fécondité de la théorie atomique. Quant à Berthelot, en condamnant publiquement l’utilisation d’hypothèses dans les sciences, il peut aussi repartir en vainqueur.

Wurtz meurt en 1884. Ses plus fidèles élèves – Henninger, Friedel, Scheurer-Kestner – le suivent de peu. Berthelot subsiste. L’atome réapparaît dans les manuels scolaires en 1894. La notation atomique a presque gagné. Néanmoins, la plupart des chimistes atomistes, même parmi les élèves de Wurtz, affirment encore ne pas croire en l’existence réelle des atomes. En 1900, alors qu’il est au sommet de sa gloire et de son pouvoir, Berthelot affirme qu’il ne veut pas « que l’on croie en l’existence réelle des atomes comme on croit en l’existence de Jésus dans l’hostie consacrée ». Il finit par utiliser la notation atomique, mais meurt en 1907 sans avoir jamais cru en l’existence de l’atome, alors même que les physiciens essaient d’en comprendre la constitution et que la découverte de l’électron a déjà dix ans…


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