Titre original : « Vaclav Smil, le penseur de l’énergie: «les gens n’en ont rien à faire du monde réel» »
Date de publication : 16 avril 2020
Dans les réponses, les (rares) passages en gras sont de votre serviteur.
T&E : La transition énergétique, c’est-à-dire remplacer les énergies fossiles par d’autres n’émettant plus de gaz à effet de serre, est un projet sans équivalent par son ampleur dans l’histoire économique et politique. A tel point qu’il est impossible d’avoir une idée précise des infrastructures et des technologies à développer et des investissements à réaliser. Sans parler des comportements à faire évoluer. Pourtant, notamment en Europe, de nombreux gouvernements, institutions, organisations partis politiques minimisent les difficultés. Pour eux, c’est avant tout une question de volonté. Comment l’expliquez-vous ?
– Les gens n’ont rien à faire du monde réel. Ils imaginent un magnifique avenir vert… On peut parler de refus de la réalité, de refus des faits. Le domaine de la transition énergétique est un monde de fictions et de rêves, à la fois de la part de ceux qui pensent qu’il suffit de le vouloir pour se passer des énergies fossiles et de ceux qui croient que l’on peut continuer comme si de rien n’était et que la technologie va nous sauver.
Il faut bien prendre la mesure des choses. La transition d’un monde totalement dominé et façonné par les énergies fossiles vers une utilisation exclusive d’énergies renouvelables présente un défi considérable. Cela est généralement mal compris. Avec les énergies fossiles, l’humanité a été capable de transformer une quantité sans précédent d’énergie et d’alimenter ainsi en deux siècles des révolutions agricole, industrielle, sociale, scientifique et technologique également sans précédents. On peut citer dans ces transformations l’envolée de la productivité agricole et de la population mondiale, l’urbanisaiton, l’accès généralisé aux moyens de transport, à la communication. Mais l’utilisation de cette puissance inédite a des conséquences préoccupantes et a contribué à des évolutions qui, si elles ne sont pas arrêtées, mettent en péril les fondations de la civilisation moderne.
Le problème tient d’abord au fait que les transitions énergétiques sont des phénomènes historiques qui s’étalent sur des décennies. Il y a encore aujourd’hui des dizaines de millions de personnes dans le monde qui utilisent du bois et du charbon de bois, notamment en Inde et en Afrique. En deux cents ans, nous n’en avons pas terminé avec la transition pour se passer du bois. Dans le même ordre d’idées, le premier tracteur est apparu aux États-Unis à la fin du XIXième siècle. Mais l’utilisation des chevaux dans l’agriculture a atteint son maximum en 1915 et a continué jusque dans les années 1960, dans ce qui était alors le pays le plus riche du monde.
Il faut mesurer l’ubiquité et la magnitude de notre dépendance aux énergies fossiles. Aujourd’hui, le charbon, le pétrole et le gaz naturel fournissent encore près de 90% de l’énergie primaire [qui comprend l’électricité, NDLR]. Cette part était plus faible en 2000 quand l’hydroélectricité et le nucléaire avait une part plus importante du cocktail énergétique. Au cours des vingt dernières années, nous avons accru notre dépendance aux énergies fossiles. Si on ajoute à cela les besoins toujours croissants, à l’échelle mondiale, d’énergie, cela signifie que la transition, même poursuivie de la manière la plus volontariste, ne peut s’accomplir que sur plusieurs générations.
Et la nature de la quatrième transition, que nous essayons de mener à bien, ne facilite pas les choses. Elle est très différente des trois précédentes. Historiquement, nous avons toujours remplacé des sources d’énergies par d’autres plus puissantes et plus denses. La première a été la maîtrise du feu. Elle nous a permis de nous libérer de l’énergie du soleil en brûlant des plantes. La deuxième a été l’agriculture, qui nous a permis de convertir et concentrer l’énergie solaire en nourriture libérant des personnes pour des activités autres que la recherche de moyens pour s’alimenter. Au cours de cette seconde période, qui ne s’est terminé qu’il y a peu de siècles, les animaux domestiqués et les populations humaines ont également fourni de l’énergie avec leurs muscles. Troisième ère, celle de l’industrialisation et avec elle, celle des énergies fossiles. Le charbon, le pétrole, le gaz ont fait que la production d’énergie est devenue le domaine des machines. Nous revenons maintenant aux flux d’énergie provenant directement du soleil, plutôt qu’à celui accumulé pendant des millions d’années dans le sol.
Tout est dépendant de l’énergie. Comme je le dis souvent, il n’y a pas d’économie, il n’y a que la conversion d’énergie. L’argent est un moyen très imparfait de mesurer les flux d’énergie dans la société.
Cela explique pourquoi pour les pays en développement la transition énergétique n’est pas une priorité. Satisfaire les besoins matériels des populations passe bien avant les problèmes de réchauffement et d’émissions de gaz à effet de serre.
– Il faut bien comprendre en Europe comme en Amérique du Nord, que la transition énergétique, la décarbonisation, ne sont plus entre nos mains, en notre pouvoir. Elles sont entre les mains de la Chine, de l’Inde et de l’Afrique. Et ils vont brûler autant de charbon, de pétrole et de gaz qu’ils veulent. Nous ne pouvons pas les en empêcher. Pour la première fois dans l’histoire, nous sommes face à un problème véritablement et totalement planétaire. Tant que les 50 à 60 pays les plus importants n’auront pas décidé ensemble vraiment, c’est-à-dire de façon contraignante, de remplacer les énergies fossiles, il n’y aura pas d’issue.
Dans les soit-disant accords, comme celui de la COP21 à Paris en 2015, il n’y a rien de contraignant juridiquement et de ce fait, ils n’ont pas beaucoup de valeur. Prenez le cas de la Chine, le premier émetteur, de loin, de CO2. Le pays a annoncé qu’il allait atteindre son pic d’émissions en 2028, puis en 2035 et maintenant en 2040. Et cela se comprend.
La Chine reste un pays pauvre avec un PIB par habitant de l’ordre de 18 000 dollars par an à comparer au 63 000 des États-Unis et aux 46 000 de la France. L’Inde est bien plus pauvre autour de 8 000 dollars et bon nombre de pays africains sont à peine à 5 000 dollars.
La seule certitude est que les chances de réussir à créer un système énergétique compatible avec la survie à long terme d’une civilisation construite sur une utilisation massives de l’énergie, sont incertaines.
Cela veut-il dire que la transition, telle qu’elle est menée aujourd’hui, est vouée à l’échec ?
– Non. Mais nous devons mesurer les limites de ce que nous savons et de ce que nous pouvons faire dans un futur proche. D’abord, il faut tenir compte de notre incapacité à comprendre le comportement d’ensembles complexes et indépendants. Du coup, les scénarios à long terme publiés à la chaîne par de multiples organismes publics et privés sont de pures spéculations. Nous ne comprenons pas bien les interactions entre les processus biosphériques, la consommation d’énergie, l’activité économique, les avancées technologiques, les changements sociaux et les développements politiques. La surabondance d’informations de qualité très diverses, dans ce domaine et dans les autres d’ailleurs, est particulièrement néfaste à la compréhension générale des problématiques.
Vous savez, j’ai écris mon premier article sur le réchauffement climatique en 1972. Puis vingt ans plus tard, j’ai décidé de ne plus jamais écrire sur ce sujet parce qu’il est devenu un objet uniquement politique. La plupart des personnes qui en parlent n’ont jamais suivi un cours de physique atmosphérique ni de chimie atmosphérique. Ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le méthane ou le dioxyde d’azote. Ils n’ont aucune idée de ce que représente potentiellement le réchauffement.
La réalité est que nous brûlons chaque année 10 milliards de tonnes de carburants fossiles. Comment pouvons-nous nous débarrasser de 10 milliards de tonnes ? Il y a un temps incompressible pour déployer les nouvelles technologies sans compter le fait de leur efficacité toute relative.
Prenez la voiture électrique. Il ne suffit pas de mettre un moteur électrique et des batteries dans une voiture pour régler les problèmes du transport. En Chine, la voiture électrique est une voiture au charbon. L’électricité qui la fait fonctionner est produite avec du charbon. En France, c’est une voiture nucléaire. En Allemagne, c’est aussi en partie une voiture au charbon.
La voiture électrique a encore beaucoup de chemin à faire avant d’avoir un impact. Les bénéfices retirés de la voiture électrique au cours des dernières années ont été effacés et plus qu’effacés par le développement, partout dans le monde, des SUV. Aux États-Unis, en Chine, au Japon, en Europe. Il serait bien plus efficace de promouvoir des véhicules plus petits et surtout plus légers. Il faudrait aussi arrêter les comportements totalement stupides.
Il faut aussi bien mesurer l’ampleur de ce qui doit être fait. Il y avait 7 millions de véhicules électriques en circulation dans le monde en 2019 sur 1,2 milliards… Nous fabriquons environs 90 millions de véhicules par an. Les prévisions les plus optimistes, vraiment très optimistes, envisagent qu’il y aura 400 millions de véhicules électriques sur les routes en 2040 sur 1,6 milliards alors. Cela ne représente qu’un quart du parc.
Le problème est le même avec les renouvelables, éolien et solaire. Plus de la moitié de la population mondiale se concentre dans les grandes villes et de plus en plus dans les méga cités. Les renouvelables ne sont pas capables de les alimenter de façon durable. Imaginez la métropole de Tokyo, 39 millions d’habitants, face à un typhon de trois jours. Les éoliennes ne fonctionnent pas, il y a trop de vent. Il y a très peu de soleil. Imaginez ce qu’il faudrait comme quantités de batteries – leur poids, leur taille, les matières premières nécessaires – pour alimenter l’agglomération pendant trois jours avec de l’électricité stockée éolienne et solaire. Il faudrait des gigawatts. C’est physiquement impossible. Et c’est la même chose pour Mumbai, Singapour, Mexico City, le Caire, New York, Paris,…
On nous explique sans cesse que le prix des renouvelables ne cesse de baisser. Alors pourquoi les pays et les États qui ont la part la plus importante de renouvelables, comme l’Allemagne et la Californie, ont-ils aussi les prix les plus élevés de l’électricité ? Parce qu’ils sont obligés de doubler leurs équipements. Quand vous augmentez la part des renouvelables, vous êtes obligés d’avoir des capacités supplémentaires mobilisables immédiatement quand il n’y a pas de vent et pas de soleil. En fait, les renouvelables ne sont pas bon marché.
Le modèle allemand fonctionne mal et alimente les inégalités sociales. Les gens riches ont des subventions pour installer des panneaux solaires sur les toits de leurs maisons et acheter des voitures électriques. Les pauvres payent leur électricité et leur carburant pour leurs voitures thermiques de plus en plus chers.
Et puis les énergies fossiles restent irremplaçables pour de nombreuses activités essentielles.
– C’est une évidence. Il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons pas faire aujourd’hui sans énergies fossiles. Comment chauffer en hiver des centaines de millions de logements ? Comment produire par an 1,6 milliards de tonnes d’acier, 4,6 milliards de tonnes de ciment et 180 millions de tonnes d’ammoniac ? L’industrie n’a pas aujourd’hui de solutions réalistes et viables et n’en aura pas, au mieux, avant dix à quinze ans. Nous n’avons pas aujourd’hui la moindre technologie pour remplacer les carburants fossiles dans le transport maritime. Les avions électriques sont une plaisanterie : deux sièges et vingt minutes d’autonomie.
Le nucléaire n’est pas une solution ?
– Le problème du nucléaire tient à la peur qu’il suscite et il s’agit de quelque chose qu’il est presque impossible de changer. Le débat sur cette énergie est beaucoup trop émotionnel et irrationnel. Le nucléaire en soit n’est ni très mauvais, ni très bon. C’est un outil qu’il faut utiliser avec sagesse.
Votre pessimisme, ou réalisme selon vos termes, n’est-il pas finalement une incitation au fatalisme, à ne rien faire ? Par ailleurs, même s’il est impossible d’anticiper les avancées technologiques, certaines pistes pourraient à terme changer totalement la donne comme le stockage à grande échelle de l’électricité renouvelable, la capture du CO2, la géoingénierie, la fusion nucléaire ?
– La difficultés et l’ampleur de la tâche ne signifient pas qu’il ne faut rien faire. Nous pouvons accomplir de grands progrès dans les pays riches. Il n’y a pas de doute. Nous pouvons réduire en quinze à vingt ans nos besoins en énergie de 30 à 35% et décarboner dans le même temps sans que cela affecte trop notre niveau de vie. Il faut du design intelligent, de l’ingénierie intelligente, des véhicules plus petits et plus légers, des bâtiments plus efficaces.
Cela reste des ambitions modestes…
– Oui, et je serais ravi de me tromper sur ce que nous sommes capables de faire. Une percée dans le stockage de l’électricité éolienne et solaire, qui le rendrait bon marché et techniquement faisable à grande échelle, pourrait tout changer. Mais nous en sommes très loin. Nous devons nous préparer et nous adapter au changement climatique. Nous devons aussi changer nos comportements individuels sans trop attendre des politiques des gouvernements et des stratégies d’investissements. Si nous réduisons notre consommation et vivons en gaspillant moins, nous serons dans la bonne direction. Nous devons aussi revoir notre relation avec la croissance économique. Elle ne peut pas être éternelle dans un monde aux ressources limitées. C’est un non-sens.
Vous considérez donc que nous devons apprendre à renoncer à la croissance économique telle que nous la connaissons depuis plus d’un siècle ?
– Sans une biosphère en bonne santé, il n’y a plus de vie sur la planète. C’est très simple et il n’est pas nécessaire d’aller beaucoup plus loin. Les économistes vous diront que l’on peut totalement découpler la croissance et l’utilisation de ressources matérielles. C’est une absurdité. Au regard de l’histoire, les options sont claires. Si vous ne gérez pas le déclin, vous succomberez. Il nous faut trouver un moyen de le gérer. Et nous sommes mieux placés aujourd’hui pour le faire qu’il y a cinquante ou cent ans, parce que nos connaissances sont bien plus grandes. Cela sera douloureux, mais nous pouvons minimiser cela.
Faites-vous parti des collapsologues ? De ceux qui croient à un effondrement prochain de la civilisation du fait du changement climatique et d’une transition énergétique trop lente ?
– Je ne me risque pas aux prévisions trop générales. Je n’aurais jamais imaginé un effondrement aussi soudain de l’URSS et une croissance économique aussi rapide et forte de la Chine. Allons-nous vers un effondrement et quand ? Nous nous effondrons en permanence et, en permanence, nous parvenons à réparer.
Copie faite le 18 avril 2022