24 janvier 2025 – 2300 mots
Petite série de quatre billets :
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- Pourquoi les Israéliens ont tort d’avoir raison
- Légitime défense et suprématie
- Terrorisme ou résistance ?
- Antisémitisme versus colonialisme
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L’argument de l’antisémitisme pour expliquer le « terrorisme » palestinien ne présente que des avantages, c’est pourquoi les Israéliens le serinent depuis si longtemps, et que Netanyahou ne s’était pas privé, en octobre 2015, de prétendre que le grand mufti de Jérusalem avait soufflé à Hitler l’idée de « la solution finale ».1 Voyons ce que cet argument apporte au discours pro-israélien :
- Il volatilise la légitimité de la cause palestinienne, car rien n’est acceptable sur la base de l’antisémitisme dont le caractère immonde n’est plus à démontrer.
- Les Israéliens ne pouvant rien faire pour empêcher un antisémitisme lointainement ancré dans la culture « arabo-musulmane », et qui constituerait le motif premier du conflit assorti de visées « génocidaires », il les disculpe de ne pas chercher de solution politique, et laisse penser que ce sont les Palestiniens qui ont toujours été les agresseurs, et toujours fait échouer les tentatives de paix.
- Il permet à Israël de réaffirmer son statut de « refuge » de la diaspora juive, et de « démocratie civilisée » en lutte contre la « barbarie » des arabes qui n’ont pas « évolué ». Cela rehausse le caractère scandaleux du combat palestinien qui semble marcher à rebours des valeurs occidentales « libérales » et « progressistes ».
- Il fait d’Israël la première victime du conflit, ce qui justifie d’excuser sans examen ses agissements sur le terrain, et de lui manifester un « soutien inconditionnel ».2 À l’inverse, les pro-palestiniens font scandale en replaçant « le 7 octobre » dans son contexte, car l’on préfère que tout s’explique par le Hamas et « le mal absolu » [sic].
- Pour la même raison, et dans la ligne de l’équation « antisionisme = antisémitisme », (qui remonte aux années 1950)3, il est scabreux de regarder si les Palestiniens n’auraient pas d’autres motifs d’en vouloir aux Israéliens : l’antisémitisme écrase tout de sa hauteur, il pulvérise toute réalité gênante pour Israël.
- Il sert à stigmatiser les pro-palestiniens que l’on accuse d’être antisémites, ou d’ignorer ou relativiser l’antisémitisme, en plus du fait qu’ils « soutiennent » le Hamas.4 Un responsable CGTiste a écopé d’un an de prison avec sursis pour avoir seulement écrit dans un tract : « Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre 2023], elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées. »5 C’est une peine très lourde dans la mesure où elle bâillonne la liberté d’expression : les militants doivent s’interdire de faire valoir leurs propres explications d’ordre historique, sous peine de subir le même châtiment.
Il reste un dernier avantage qui surpasse tous les autres en importance : il confère à Israël la « suprématie morale » sur les Palestiniens puisque l’antisémitisme de ceux-ci les classe au point le plus bas de notre échelle des valeurs ! De là l’intérêt obsessionnel d’identifier antisionisme et antisémitisme, au point que Georges Bensoussan croit savoir que : « (…) le mot juif est systématiquement remplacé par le mot sioniste dans une démarche mystificatrice ».6 Cela n’empêche pas l’État juif de se retrouver sur la sellette malgré ses efforts, car, avec cet artifice qui permet de récuser les critiques sans les réfuter, il s’arroge la « suprématie morale » comme Napoléon arracha des mains du pape la couronne impériale.
Il y a bien sûr de l’antisémitisme dans les têtes et les actes des Palestiniens, mais cela ne blanchit nullement Israël, un État raciste selon certains. À cela, les pro-israéliens répondent que l’antisémitisme est premier, le grand philosophe Raphaël Enthoven nous l’explique dans cette interview déjà citée. Écoutons-le :
[19’30] « Il n’y a rien de passager dans la détestation des juifs, c’est vieux comme le monde, ce n’est qu’une mutation d’une passion antique qui précède même l’existence du judaïsme d’une certaine manière, puisque le désir d’avoir des boucs émissaires précède probablement l’apparition du judaïsme. (…) C’est la souche de toutes les haines, l’antisémitisme, (…) »7
Finalement, aussi loin qu’on remonte le temps, tout est de la faute de cet antisémitisme contre lequel Israël ne peut que se défendre, et contre lequel il ne fait (soit disant) que se défendre. Jamais agresseur et toujours agressé, il n’a rien à se reprocher, il n’a pas à rechercher la paix avec d’indécrottables antisémites qui veulent sa « destruction », il n’a pas à « s’excuser d’être là »8. À l’inverse, on peut taper autant qu’on veut sur les Palestiniens puisqu’ils ont prouvé leur « barbarie », ils seraient du reste bien mieux à leur place parmi leurs frères arabes antisémites, ou à cuire au soleil du Sinaï. Schématiquement, dans la logique israélienne, c’est à eux de décamper, à eux de faire place nette pour les colons, ou de subir la loi israélienne comme jadis celle des Ottomans. Mais pourquoi serait-ce aux Palestiniens de renoncer à la suprématie sur cette terre où ils cultivent leurs oliviers depuis 1400 ans ? Pour quelles raisons serait-ce plus légitime qu’elle revienne aux juifs ? Ceux-ci ont leurs raisons, certes, mais ils les tirent de leur histoire biblique ou de la Shoah, elles n’appartiennent qu’à eux : au nom de quoi les arabes devraient-ils les reconnaître ? Pourquoi leur devraient-ils cette charité que les Occidentaux, Américains et Britanniques en tête, leur ont refusée en 1938 à la Conférence d’Évian ?
Le colonialisme
Du colonialisme, jamais il n’est question. Pour Georges Bensoussan, il faudrait parler de « colonisation de peuplement sans valeur péjorative, comme celle des Grecs fondant Marseille ou celle des Maghrébins colonisant le sud de la France. » Il désigne les colonies de Cisjordanie par le terme d’« implantations », et voit la principale cause du conflit dans l’opposition culturelle entre juifs évolués et arabo-musulmans qui n’ont pas fait leur « révolution anthropologique ». Autrement dit, les arabes sont l’obstacle à la paix à cause de certains traits culturels et religieux dont ils n’ont pas su se défaire : c’est donc une cause intrinsèque et irrémédiable qui disculpe les Israéliens, et justifie d’ignorer leur colonialisme. Par contre, les juifs sont légitimes à détenir la souveraineté « en terre d’Israël » précisément à cause de leur religion. Il le dit au cours de cette conférence en reprenant à son compte un argument de Berl Katznelson, une grande figure des travaillistes, dans un débat des années 1935 ou 36 :
[27′] « On ne peut pas penser la présence juive en terre d’Israël en dehors des cadres du judaïsme, parce qu’ils ont fondamentalement formaté la nation, et que vouloir se séparer de ces cadres-là, de l’histoire juive ou même de la thora, c’est progressivement ôter tout sens à la présence sioniste sur cette terre. »9
Selon certains pro-israéliens, la thèse du colonialisme ne devrait son existence qu’à la « culpabilité » des gauchistes, ce qui revient à n’y voir qu’une fable et la vider de sa substance, donc à nier l’histoire coloniale d’Israël, une histoire faite d’alyas dont les juifs connaissent les épisodes par le menu, et qui se poursuit de nos jours. Sans le sionisme, (donc à la façon des Maghrébins s’installant chez nous pour des raisons privées, hors cadre politique), ce serait effectivement de la « colonisation de peuplement sans valeur péjorative », mais le sionisme existe depuis 1897, sous forme d’une sorte de « gouvernement en exil » à sa création : l’Organisation sioniste mondiale, dont son fondateur Théodore Herzl a pu dire : « À Bâle, j’ai donné naissance au futur État juif. Il peut venir dans cinq ans, ou dans cinquante ans, tout le monde le verra. » C’est bel et bien du colonialisme, marqué par le projet de s’approprier le pouvoir sur une région où d’autres populations vivent déjà sous un certain pouvoir, celui qui s’est formé au fil de leur propre histoire. Chaim Weizmann lui-même l’a reconnu : « Nous demandons la possibilité de nous installer en Palestine et, quand nous serons la majorité, nous en réclamerons le gouvernement. » Tous ces éléments justifient l’emploi du mot conformément au dictionnaire, et justifient de considérer le sionisme comme un cas particulier de colonialisme, ce dernier étant une :
« Doctrine politique qui prône l’exploitation par la métropole [l’Organisation sioniste mondiale formée en Europe] des territoires sous-développés [la Palestine et ses paysages « désolés »] qu’elle a pris en charge à son seul profit ou au profit unique des éléments métropolitains [juifs] installés sur ces territoires. »
L’emploi du terme répond aussi à la définition qu’en donne Wikipédia :
« Le colonialisme [sionisme] est une doctrine ou une idéologie justifiant la colonisation entendue comme l’extension de la souveraineté d’un État [Israël] sur des territoires situés en dehors de ses frontières nationales [les territoires occupés ou annexés ainsi que Gaza10 et la Cisjordanie]. »
De toute façon, il existe un critère définitif pour savoir si une colonisation relève du colonialisme ou non : quand des colons doivent s’armer et guerroyer contre les autochtones pour survivre, alors c’est du colonialisme, et nous avons vu que c’était le cas en Palestine depuis le début du XXè. De plus, on ne peut pas prétendre que ce colonialisme serait de l’histoire ancienne, il est toujours d’actualité. Par exemple, Bachar el Assad venant de tomber, Israël annonce son intention de doubler la population sur le plateau du Golan, et a déjà investi la zone tampon d’où il déborde côté syrien, provoquant de nouveaux déplacements de populations. Et c’est ce moment que choisit le ministre Itamar Ben Gvir pour s’offrir une petite virée sur l’Esplanade des mosquées, « en violation du statu quo historique des Lieux saints à Jérusalem », dixit Le Figaro. Tout cela dénote des comportements de colons indifférents au sort des colonisés.
Les Israéliens refoulent le colonialisme, (c’est-à-dire leur propre histoire, c’est freudien), pour trois raisons dont les deux premières sont évidentes : un, Israël deviendrait le premier responsable, (le premier agresseur); deux, cela relancerait le débat de savoir à qui devrait revenir la souveraineté sur un « territoire sans maître » au sens colonial de cette locution,11 car c’était le cas de la Palestine après la chute de l’Empire ottoman. La troisième raison sort un peu de mon imagination mais elle est très plausible : c’est tout simplement que, de manière générale, les colons ne sont jamais acceptés quand ils cherchent à prendre le pouvoir, car ils ne peuvent le faire que manu militari, ce pouvoir étant toujours et partout déjà aux mains de quelqu’un, (une structure sociale quelconque, même si ce n’est pas un État), et ce quelqu’un n’a aucune raison de le céder gracieusement à des gens venus d’un autre monde. Ce n’est donc pas la peine d’expliquer l’origine du conflit par des traits culturels ou religieux propres aux « arabo-musulmans », car n’importe quel autre peuple, de n’importe quelle autre culture, aurait aussi refusé une domination venue d’ailleurs, qu’elle soit juive ou non.
Pour terminer ce billet, voici comment Georges Bensoussan, dans la conférence sus-mentionnée, voit le « cœur du conflit ». Selon lui,
[1h42] « Ce n’est ni Jérusalem, ni les implantations, ni la nakba ni tout le reste. Le cœur du conflit, c’est l’impossibilité arabo-musulmane d’accepter la présence juive souveraine sur cette terre. Souveraine, pas une présence juive tout court, souveraine. »
Je suis d’accord avec la deuxième phrase, mais seulement parce qu’elle traduit l’application du cas général que je viens d’exposer, alors que Bensoussan en fait une cause spécifique. Aux temps des croisades, (XIè – XIIIè siècle), les mêmes « arabo-musulmans » avaient déjà ferraillé contre les chrétiens, et ceux-ci n’étaient pas juifs que l’on sache ! En Amérique du Nord, les peuples amérindiens ont résisté durant plus d’un siècle au cours de ce qu’on appelle les guerres indiennes, et pourtant, il n’y avait là-bas ni juifs, ni musulmans, ni arabes ! Les sionistes n’ont pas eu la même « chance » que les Européens parce qu’ils ont commencé trop tard : leur colonialisme débute quand s’achève la conquête du Far West. Avec la SDN, créée en 1919, les colonisateurs sont déjà moins libres de leurs mouvements, Anglais et Français doivent se faire délivrer des mandats pour « gérer » le Moyen Orient à titre provisoire. En 1931, alors que ça remue fort en Palestine, on a l’Exposition coloniale qui se tient à la porte Dorée : le colonialisme s’y montre dans toute sa splendeur et sa candeur, mais l’événement n’est pas significatif de ce que pensent les colonisés. À cette époque, le projet sioniste unilatéral se justifie encore, c’est visible dans le cousinage sémantique entre la notion coloniale de « territoire sans maître » et le slogan sioniste de « terre sans peuple ». Mais quand Israël surgit des flots en 1947, après une seconde guerre mondiale qui a rebattu les cartes sous l’impulsion du communisme, il est bien trop tard. La même année, l’Inde devient une monarchie indépendante, un mouvement mondial et irrésistible de décolonisation est enclenché : les peuples soit disant sauvages, immatures, incapables de se prendre en main, ces peuples entrent en rébellion les uns après les autres, chassent leurs maîtres et se font représenter à l’ONU, laquelle fonde le droit international en 1948 sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette décolonisation a une signification très forte : le colonialisme n’est légitime nulle part, la suprématie doit revenir aux autochtones. Nul ne l’ignore chez les pro-israéliens, et c’est bien pourquoi ils s’évertuent à nier la nature coloniale du conflit héritée de ses origines, ce qui les oblige à se rabattre sur des considérations idéologiques, religieuses ou morales, et à faire oublier les réalités du terrain. Cerise sur le gâteau de mon argumentation : le premier établissement financier, créé en 1899 par l’Organisation sioniste mondiale, s’appelait le Jewish Colonial Trust ! Ça ne s’invente pas, c’est l’ancêtre de l’actuelle Bank Leumi !
1 Cette histoire de grand mufti de Jérusalem qui avait déjà en tête d’exterminer les juifs est un mensonge inadmissible de Netanyahou. On sait exactement le contenu de leur rencontre, et l’extermination des juifs n’y figurait pas. Lire : « What Hitler and the Grand Mufti Really Said », le Time, 22 octobre 2015.
2 À propos de « soutien inconditionnel » : je n’ose pas imaginer ce qu’il adviendrait de gauchistes qui auraient la même prétention envers le Hamas… Sans doute devraient-ils finir leurs jours en tôle.
3 Sur l’origine de l’équation « antisionisme = antisémitisme », lire « Israël dans l’abîme de Gaza » au § Une dangereuse équation.
4 Cf. excellent documentaire de Blast, (en partenariat avec ACRIMED), sur la couverture médiatique du conflit en France : « Israël-Palestine : un naufrage médiatique sans précédent ». Notons en passant que le Hamas n’est classé « terroriste » que par une trentaine de pays, à grande majorité occidentaux. Cf. Wikipédia.
5 Cf. Le Monde in « La loi sur l’apologie du terrorisme de 2014 mérite d’être réformée », novembre 2024. (Article pour abonnés.)
6 Cf. Marianne : « L’antisionisme est-il un antisémitisme ? Grand entretien avec Georges Bensoussan » – 12/12/2019. (Article en accès libre.)
7 C’est un gros mensonge de prétendre que l’antisémitisme est « la souche de toutes les haines », ce n’est qu’un cas particulier de racisme, entendu au sens moderne du terme qui s’est beaucoup élargi depuis que les scientifiques ont prouvé que les races n’existent pas. Par contre, on peut en faire un paradigme du racisme, c’est-à-dire un cas d’école, un exemple bien connu, comme le verbe chanter pour illustrer les conjugaisons du 1er groupe. De plus, ce mensonge n’est pas forcément une bonne idée, car c’est encore attribuer aux juifs un rôle d’exception.
8 A 21’20 de cette vidéo, Georges Bensoussan explique : « Vis-à-vis des Nations, oui, c’est-à-dire qu’il y a une légitimité juive profonde sur cette terre-là. En clair, les juifs n’ont pas à quémander le droit d’exister, comme le résultat d’une sorte de compassion ou de pitié universelle le fait d’être là, ils doivent réaffirmer leur droit profondément. Ça ne signifie pas de récuser le droit d’autrui, mais ça signifie d’abord et avant tout qu’on n’est pas là par tolérance, on est là par droit fondamentalement, et qu’il y a une légitimité profonde de la présence juive sur cette terre-là, qui n’est pas une terre volée, qui n’est pas une terre spoliée, qui est bel et bien la terre ancestrale, matricielle, du peuple juif. Et il n’y a pas à s’excuser d’être là. »
9 Ce Berl Katznelson ne fut pas seul à se référer au judaïsme pour justifier le sionisme, Ben Gourion fit de même et sans doute bien d’autres responsables sionistes, car cela plaisait beaucoup aux sionistes chrétiens aux USA. Cf. « La Déclaration Balfour : contexte et conséquences », par Yakov Rabkin, novembre 2017. Dans son « Speech to Knesset on Ratification of Oslo Peace Accords », Yitzhak Rabin fait de même : « La terre des prophètes, qui a légué au monde les valeurs de la moralité, de la loi et de la justice, a été, après deux mille ans, restituée à ses propriétaires légitimes, les membres du peuple juif. »
10 Rappelons que si Gaza n’était plus occupée jusqu’au « 7 octobre », le contrôle exercé par le blocus d’Israël y était suffisamment étroit pour être considéré à juste titre comme équivalent à une occupation, les Gazaouis ne pouvant absolument rien faire sans autorisation israélienne.
11 La notion de « territoire sans maître » (car sans État) avait été codifié en droit international au XVIIè siècle. Cf. page Wikipédia sur le colonialisme, § Aspects juridiques.
Illustration : Wikipédia : Pavillon du mandat britannique flottant sur ses navires de 1927 à 1948.
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