2 mars 2025 – 900 mots.
Copié-collé d’une tribune de Marlène Laruelle, historienne et politiste, publiée le 24 février 2025.
Titre original : « L’illibéralisme de J. D. Vance ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel »
Cette tribune expose les grands axes de l’idéologie « illibérale » que Trump et son administration veulent désormais imposer au monde. A mon avis, elle conduit tout droit à une troisième guerre mondiale.
L’outrage et la surprise exprimés par les Européens face au discours du vice-président américain, J. D. Vance, à la Conférence de Munich sur la sécurité, le 14 février [2025], sont problématiques : les messages envoyés par Donald Trump et son administration depuis son élection de novembre ne laissaient pas de doute sur les évolutions radicales à venir. Le leadership européen semblait être resté sur l’image de la première présidence trumpienne, faite de provocations et d’excès de langage, mais avec des répercussions limitées. Depuis, l’improvisation s’est transformée en projet politique. Le populisme provocateur de l’ancien businessman et vedette des « reality show » à la Berlusconi a fait place à un illibéralisme consolidé, théorisé et prêt à l’emploi. Cet illibéralisme ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel, fondé sur un socle idéologique solide et cohérent dont J. D. Vance s’est fait le chantre.
On peut le résumer ainsi : la souveraineté de l’Etat-nation est primordiale et ne peut être limitée par des lois ou des institutions supranationales ; la société ne peut fonctionner sans autorité morale, et cette autorité peut conduire à des formes d’autoritarisme à l’encontre des institutions démocratiques si celles-ci sont jugées dysfonctionnelles ou « capturées » par les élites « woke » ; les lois doivent être faites pour la majorité, non pour les minorités ; les sociétés doivent être culturellement homogènes, les étrangers peuvent s’y intégrer en acceptant l’assimilation, mais non en demandant le multiculturalisme ; les individus ne sont pas des cartes blanches en termes d’identité, mais sont pétris d’histoire et de géographie, des marqueurs identitaires qui doivent être protégés et valorisés ; les normes culturelles en matière de famille, de sexe et de genre ne peuvent évoluer rapidement.
Sur le plan international, Vance esquisse également un nouvel ordre illibéral marqué par le retour de la puissance. Les puissants de ce monde sont en concurrence et en négociation pour discuter de l’avenir de la planète ; les plus petits s’adaptent à la marge de manœuvre limitée qui leur est attribuée. Les négociations font fi des valeurs morales et du droit international, jugés biaisés idéologiquement en faveur du libéralisme progressiste et contraire aux intérêts nationaux. Les relations entre Etats sont transactionnelles et ad hoc : on dialogue sur un sujet, on se confronte sur un autre. Les affinités idéologiques peuvent exister entre leaders, mais elles ne garantissent en rien un alignement stratégique des pays. L’accélérationnisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la vitesse est nécessaire pour ébranler le statu quo, permet de prendre de court les concurrents.
Darwinisme social multipolaire
Paradoxalement, l’administration Trump accélère donc la fin du moment unipolaire américain qui a suivi la chute du bloc soviétique et prend acte de l’existence d’un monde multipolaire fait de grandes puissances en tension. Elle entérine l’affaiblissement de l’ordre international libéral établi après la seconde guerre mondiale et promeut une diplomatie d’hommes forts. Ce darwinisme social multipolaire reconnaît à chaque puissance le même objectif, celui d’être « great again » ; et que le meilleur gagne, par tous les moyens.
Dans ce nouveau monde, les Etats-Unis jouent toutes leurs cartes simultanément afin de garder la main. Ils se placent en position à la fois isolationniste envers les grandes institutions internationales et les instruments classiques du soft power libéral (l’assistance internationale, la promotion des valeurs pro-occidentales à l’étranger, etc.) et en position impériale lorsqu’ils réaffirment leurs droits à contrôler certains territoires jugés stratégiques : Canada, Groenland, Panama… Une nouvelle « doctrine de Monroe » [du nom du président américain James Monroe, refusant l’ingérence européenne dans les affaires de l’Amérique au XIXe siècle], à lire comme une exigence de soumission géopolitique et commerciale aux intérêts américains.
Dans cette vision du monde, l’Europe est célébrée comme berceau de la civilisation chrétienne et blanche, admirée lorsqu’elle est représentée par Viktor Orban en Hongrie ou Alternative für Deutschland en Allemagne. Mais l’Europe libérale, ses leaders et ses institutions sont un symbole de décadence et de suicide civilisationnel, érigé en contre-modèle par le vice-président américain. Le lien transatlantique est donc profondément transformé : la solidarité au nom de valeurs communes est réservée aux alliés idéologiques illibéraux qui prônent une politique anti-immigration et pro-liberté de parole pour l’extrême droite ; mais, même dans ce cas, l’engagement américain sera ponctuel et décidé en fonction des intérêts nationaux.
Regarder la réalité en face
La vague d’indignation qui a secoué l’Europe après le discours de J. D. Vance confirme le gouffre qui sépare les deux côtés de l’Atlantique. Les larmes de Christoph Heusgen, le président de la Conférence de Munich sur la sécurité, ont été interprétées aux Etats-Unis comme la confirmation d’une Europe faible vivant dans un monde de bisounours.
Ce que le discours articulé, combatif et froid de J. D. Vance doit nous faire comprendre, c’est que le libéralisme tel que nous le connaissons ne peut plus, et ne doit plus, vivre sur la rente idéologique accumulée au fil des décennies. Il faut cesser de voir dans toutes les remises en cause de son hégémonie politique un populisme qui serait sans grande consistance idéologique ou un signe du succès des fake news sur les opinions publiques.
Il faut au contraire accepter de regarder la réalité en face : d’autres projets de société, fondés sur des valeurs illibérales, ont pris forme et se déploient conceptuellement et politiquement, avec le soutien d’une partie de nos concitoyens. Il va falloir dorénavant accepter de descendre dans l’arène idéologique et cesser de considérer que le libéralisme est par défaut le système de référence que tout un chacun devrait spontanément partager.
Marlène Laruelle est professeure à l’université George-Washington, à Washington, directrice du programme d’études sur l’illibéralisme, spécialiste de la Russie et des courants illibéraux en Europe et aux Etats-Unis.
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Illustration : copie d’écran d’un post sur Facebook.
Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2025/03/05/le-monde-la-nouvelle-ideologie-illiberale-des-us/
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