[Rudy Demotte] Agonie démocratique

27 juin 2025 – 4400 mots

Rudy Demotte est un homme politique belge. Il nous explique comment les démocraties, changeant subtilement de nature, sont en train de cesser d’être ce qu’elles sont censées être. Texte original sur Facebook. J’ai souligné en gras les points qui m’ont semblé les plus importants.


Ce texte est une halte. Un moment pour faire le point, au terme de ce premier semestre d’une nouvelle ère américaine. Une ère où la démocratie ne s’effondre pas d’un coup, mais lentement se dissout, méthodiquement, sous les coups de boutoir d’un pouvoir devenu récit, d’un récit devenu rituel.

Depuis quelques six mois, j’ai tenté – à travers mes chroniques successives – de nommer les signes, d’en décrypter les ressorts. L’identitarisme transformé en foi politique. La morale réécrite en fonction des intérêts du groupe. Le réel remodelé pour coller aux croyances. La haine normalisée, présentée comme autodéfense. L’histoire falsifiée, présentée comme fierté nationale.

Ce texte condense ces observations, les ordonne, les articule. Non pour décrire un lointain effondrement, mais pour dire en quoi cela nous concerne. Car l’Amérique n’est pas qu’un pays. Elle est un précédent. Un aimant. Un écran où d’autres, ailleurs, se projettent. Ce qui s’y déroule n’a rien d’un spectacle étranger. C’est une répétition générale, souvent copiée, rarement corrigée.

Ce texte, j’ai hésité à le publier en huit parties distinctes. Par souci de cohérence, je l’ai maintenu en continu. Il peut toutefois être lu en plusieurs fois. Huit mouvements. Huit symptômes. Huit fragments d’un même basculement, documenté ici avec la volonté de maintenir une exigence : celle de la lucidité. Et si ce texte prend parfois un ton dur, ironique, ou allégorique, c’est que la gravité n’empêche pas l’élégance. Mais elle interdit l’indifférence. Il ne s’agit pas de prédire la fin d’un monde, mais d’éviter qu’elle devienne la nôtre.

I. La morsure de l’indifférence

« Le mal triomphe lorsque les hommes bons ne font rien. » (Attribué à tort à Edmund Burke, mais qu’importe, l’aphorisme fait mouche.)

La démocratie ne meurt pas toujours dans un fracas de bottes ou sous les oripeaux d’un coup d’État télévisé. Parfois, elle s’effondre en douceur, à l’ombre d’une normalité ravalée, entourée d’applaudissements et de drapeaux agités par ceux qui pensent la sauver en l’enfermant. Elle meurt par accoutumance, par paresse aussi, par besoin de confort cognitif, par refus d’admettre que ce qu’on croyait impensable devient peu à peu pratique de gouvernement.

Ce n’est pas une hypothèse de roman dystopique. C’est une chronique. Celle des États-Unis d’Amérique, aujourd’hui. Et de tant d’autres pays, demain.

Milton Mayer l’avait écrit il y a près de soixante ans, à propos de l’Allemagne nazie : ce n’est pas la brutalité qui accable d’abord les peuples libres, mais la surprise. L’imperceptible glissement. « Chaque pas était si petit, si bien expliqué, ou regretté, que nul ne vit la direction de la marche. » Ce n’est pas qu’on ait cessé de penser. C’est qu’on a cessé de douter.

L’Amérique de Trump II ne ressemble plus à une démocratie. Elle mime encore ses rituels, élections, drapeaux, discours, mais l’essence a changé. Ce n’est plus un régime d’alternance. C’est un système d’allégeance.

Car il ne s’agit plus de politique. Il s’agit de foi. Ou plutôt, d’une foi usurpée, cannibalisée par l’identité fusionnelle. Celle qui, comme l’ont montré Swann et al. (2009), fait de l’adhésion à un groupe une forme d’effacement de soi. Quand le Moi devient Nous, le doute devient trahison. Le questionnement, sacrilège. Et la vérité ? Elle devient accessoire, si elle ne sert pas le groupe.

Ce phénomène, connu sous le nom de « collective narcissism » (Golec de Zavala, 2009), n’est pas qu’une coquetterie académique. C’est le carburant du fascisme moderne. Car si l’on se croit à ce point génial collectivement, toute critique devient insupportable. Pire : elle devient une attaque. Et qui dit attaque, dit riposte.

Ainsi, dans la MAGA-ère, gouverner ne signifie plus arbitrer des conflits d’intérêts, ni administrer l’État avec rigueur. Cela signifie punir. Récompenser les loyaux, écraser les hérétiques, réécrire les livres d’histoire à la gloire du mythe fondateur. Le tout en prétendant restaurer la « vérité ». Cette vérité-là, bien sûr, n’a rien à voir avec les faits. Elle est narrative, émotionnelle, subjective. Et surtout, elle est utile. À la tribu.

II. La morale liquéfiée : quand le groupe remplace la loi

Il fut un temps où l’on mesurait la justice à l’aune de principes universels. Où la vérité avait ses règles, son autonomie, son exigence. Ce temps-là s’efface. Dans les régimes en dérive autoritaire, des États-Unis à la Hongrie, de l’Inde de Modi à l’Israël de Ben Gvir, la morale n’est plus un repère. Elle devient une variable. Et cette variable s’ajuste à une constante : le groupe.

Car dans une logique de clan, ce qui est juste, c’est ce qui profite au nôtre. Ce qui est faux, c’est ce qui contrarie la narration. Ce n’est pas une simple dérive intellectuelle. C’est une stratégie de survie identitaire. Les travaux de Ziva Kunda (1990) sur le « motivated reasoning » l’ont bien montré : nous façonnons nos raisonnements pour qu’ils confirment nos appartenances. Dans le monde MAGA, cette tendance est poussée à son paroxysme.

Quand Trump affirme que la liberté d’expression est menacée par les drag queens, ou que les bibliothèques sont des nids de subversion woke, il ne se contredit pas. Il applique une morale tribale où tout ce qui s’écarte de la norme du groupe est, par définition, une agression. Ce n’est pas l’hypocrisie qui domine, c’est une logique d’inversion. Ce que nous faisons est bien parce que nous le faisons. Ce que l’autre fait est mal parce qu’il le fait.

Osborne et ses collègues (2023) ont montré que cette logique produit des effets délétères : plus on persuade un groupe qu’il est attaqué, plus il accepte des politiques punitives, même si elles contredisent les valeurs qu’il prétend défendre. C’est ainsi que les défenseurs autoproclamés de la liberté peuvent demander la censure des artistes, le bannissement d’enseignants, ou la déportation de familles installées depuis vingt ans. En toute bonne conscience.

La bonne conscience, voilà l’outil le plus pernicieux de l’histoire. En Allemagne nazie, on ne brûlait pas les livres pour le plaisir sadique de l’autodafé. On les brûlait pour purifier l’esprit national. William Sheridan Allen l’a bien documenté dans The Nazi Seizure of Power (1984) : ce sont les voisins, les amis, les commerçants, qui ont rendu les horreurs possibles, non par haine, mais par conviction que ce qu’ils faisaient était juste pour l’Allemagne.

Aujourd’hui, les mêmes logiques sont à l’œuvre. Lorsque des enseignants américains sont qualifiés de propagandistes, que les statistiques économiques sont réécrites pour coller au moral du pays, ou que l’on justifie l’interdiction d’un livre au nom de la protection des enfants, il ne s’agit pas de moralité. Il s’agit de contrôle. La morale n’est plus une boussole. C’est une matraque.

III. Le patriotisme empaillé : quand l’amour du pays devient arme de guerre

« Le patriotisme est la vertu des brutes. » (Oscar Wilde, à sa manière, toujours prophétique.)

Il existe un patriotisme noble, lucide, imparfait. Celui des résistants, des éducateurs, des bâtisseurs de ponts. Et puis il y a l’autre. Celui qui suinte dans les slogans, qui réclame des serments, qui brandit le drapeau comme on brandit une matraque. Ce patriotisme-là ne défend pas la patrie. Il s’en sert.

Dans la deuxième présidence Trump, on l’a vu prendre corps avec une efficacité redoutable. Sous couvert de restaurer la vérité et la santé mentale historique (Restoring Truth and Sanity to American History), le gouvernement a purgé les programmes scolaires, imposé une relecture hagiographique des Pères fondateurs, placé la Smithsonian Institution et les Archives nationales sous tutelle politique.

Tout cela au nom de la nation, de l’unité, du bon sens. Les mots sentent la naphtaline, mais le procédé est d’une modernité technocratique impeccable.

C’est exactement ce que Stein Ringen a décrit dans The Perfect Dictatorship (2016), à propos de la Chine de Xi Jinping. Un pouvoir qui, plutôt que d’écraser frontalement la contestation, préfère dissoudre la liberté dans un bain patriotique. On ne censure pas, on protège. On n’endoctrine pas, on préserve. L’obéissance devient civique. Le récit national, un catéchisme.

Orbán a fait la même chose en Hongrie. Sous le prétexte de réaffirmer les valeurs chrétiennes et nationales, il a asphyxié la presse libre, quadrillé les universités, viré les fonctionnaires un à un (Lendvai, 2017). La rhétorique était pieuse, le projet, implacable. Trump a trouvé là un manuel tout prêt.

Dans cette Amérique de 2025, le patriotisme n’est pas la passion d’un peuple éclairé. C’est le décor d’un théâtre autoritaire. On l’a repeint en rouge, blanc et colère. Tout ce qui résiste est suspecté de sabotage : les enseignants qui nuancent l’histoire, les journalistes qui posent les mauvaises questions, les scientifiques qui insistent sur le climat. Tous ces gens ne seraient pas critiques, mais traîtres. Tous ces récits ne seraient pas alternatifs, mais anti-américains. Comme l’a noté Ringen à propos de la Chine, le secret du parfait despotisme, c’est que l’on se sent en faute de penser autrement.

Et dans cet environnement, même les institutions censées tempérer le pouvoir deviennent ses caisses de résonance. La Commission 1776, relancée avec pompe, a eu moins d’impact académique que de portée symbolique. Elle a légitimé l’idée que l’histoire américaine devait être aimée, non comprise.

C’est là le vrai danger : la confusion volontaire entre loyauté et lucidité. Le patriote, dans cette Amérique post-vérité, n’est pas celui qui exige mieux de son pays, mais celui qui l’applaudit quand il triche.

IV. Quand la réalité dérange – elle est réécrite

« Le mensonge, à force de répétition, devient la seule chose qu’on ose croire. »

La plupart des régimes autoritaires ne censurent pas frontalement : ils réécrivent. Ils ne détruisent pas la vérité – ils la dissolvent dans une soupe narrative, saturée de bruit, d’émotion, de récits contradictoires. Et lorsqu’il devient impossible de savoir, il devient inutile de chercher.

L’Amérique de Trump II est entrée dans cette phase. Ce n’est plus une guerre de l’information – c’est une sécession cognitive.

Les faits ? Contournés. Les institutions ? Inféodées. Les chiffres ? Reformatés. Dès le printemps 2025, un décret baptisé « Ensuring Accountability for All Agencies » a permis de fusionner le Bureau of Labor Statistics avec une entité parallèle – l’Office of American Metrics. Finis les chiffres du chômage, de la pauvreté, des inégalités. Place aux indicateurs de “moral national”, de “fierté patriotique” et de “résilience culturelle”. Une réalité en technicolor, administrée depuis la Maison-Blanche.

Les chercheurs indépendants ont vu leurs crédits coupés. Les agences environnementales ont été mises sous tutelle. Les statistiques épidémiologiques sont filtrées avant publication. Et les enseignants sommés d’adopter une “objectivité patriotique” qui exclut le doute, la nuance, la contradiction.

Ce n’est pas un bug : c’est la logique même du système. Comme l’ont montré Nyhan et Reifler (2010), la correction d’une information fausse ne réduit pas la croyance – elle peut même la renforcer. C’est l’“effet rebond” : plus on vous contredit, plus vous croyez à ce que vous voulez croire. Trump et ses conseillers l’ont compris. Ils ne cherchent pas à convaincre : ils saturent.

Les plateformes MAGA – Truth Social, Gab, X amplifié – ne sont plus des espaces d’échange. Ce sont des chambres d’écho soigneusement calibrées. Le doute n’est pas réfuté – il est exclu. La contradiction est effacée avant même d’apparaître.

Ce qui se passe ici n’est pas un effondrement de la vérité, mais son remplacement.

Même les bibliothèques publiques ne sont pas épargnées. On ne brûle pas les livres – on les déprogramme. On les retire discrètement, en invoquant la “cohésion sociale” ou “la sensibilité des communautés”. Des ouvrages sur l’histoire de l’esclavage, sur les luttes féministes ou les discriminations systémiques sont évincés non parce qu’ils mentent, mais parce qu’ils dérangent.

Cette stratégie est déjà connue. En Chine, comme l’a noté Stein Ringen dans The Perfect Dictatorship, la vérité est tolérée… tant qu’elle ne devient pas publique. En Hongrie, Viktor Orbán a vidé les universités d’histoire critique sous prétexte de “refonder le savoir national”. Trump s’en inspire. La forme reste démocratique – le fond, lui, est de plus en plus clos.

Dans ce monde, la vérité devient affaire d’appartenance. Elle n’est plus ce qui est vérifiable – mais ce qui est accepté par le groupe. Ce que confirment Allcott et Gentzkow (2017) : l’enfermement algorithmique produit une société sans friction intellectuelle, où les certitudes remplacent les faits. Et où penser autrement devient un geste suspect.

Les conséquences ne sont pas seulement symboliques. Quand les données économiques sont biaisées, les politiques publiques deviennent fictives. Quand les constats scientifiques sont niés, les catastrophes s’installent. Et quand le langage est corrompu, le politique devient indistinct du propagandiste.

Voilà ce qui se joue. Non pas un affrontement entre deux idéologies. Mais entre deux régimes de vérité : l’un qui admet le désaccord, et l’autre qui l’éteint. L’un qui accepte le réel, même dur, et l’autre qui le repeint à la couleur du pouvoir.

Ce n’est plus seulement la liberté d’expression qui est menacée. C’est la liberté de comprendre.

V. Le ressentiment en majesté – quand la douleur devient permission de frapper

Il arrive un moment, dans les sociétés fracturées, où la souffrance cesse d’être écoutée – pour être utilisée. Où l’on n’exige plus réparation, mais revanche. Où l’on ne revendique plus des droits, mais un statut d’exception. C’est là que le ressentiment devient système – et qu’il autorise tout, même l’injustifiable.

Ce que la sociologue Arlie Hochschild a observé dans l’Amérique rurale trumpiste dès 2016 s’est aggravé depuis : un sentiment de dépossession morale, d’effacement culturel, de déclassement identitaire. Non pas nécessairement de pauvreté réelle – mais de déclassement ressenti. Ce sentiment est devenu le carburant d’un discours politique qui érige la plainte en étendard, et la vengeance en solution.

Les figures du pouvoir ne se contentent plus de gouverner – elles s’autoproclament martyres. Trump, poursuivi pénalement mais toujours libre, affirme être l’homme le plus persécuté de l’histoire. Elon Musk, multimilliardaire, se présente comme un rebelle du bon sens censuré par une élite gauchiste fantasmée. Même certains juges, théoriquement gardiens du droit, se disent victimes d’une “cancel culture institutionnelle”.

Ce mécanisme d’inversion est rodé. Il fonctionne partout où la majorité réelle veut s’afficher en minorité symbolique. Partout où l’on confond la perte d’un monopole avec une oppression. En France, des éditorialistes s’indignent d’être “réduits au silence” – depuis des plateaux télévisés où ils s’expriment chaque jour. En Italie, le gouvernement Meloni dénonce un “complot culturel” contre la famille traditionnelle, alors qu’il légifère sans entrave.

Ce que le philosophe Danilo Martuccelli appelle “l’individualisme victimiste” – une forme de souveraineté fondée non sur l’action, mais sur la plainte – est désormais l’ossature de nombreux discours conservateurs. Et dans l’Amérique MAGA, il a été industrialisé.

Tout est réversible. Le fait de ne pas être célébré devient une persécution. La perte d’un privilège, une agression. L’égalité, une injustice. Ainsi naît une morale tordue où le pouvoir se vit comme résistance, la domination comme défense, l’arbitraire comme réplique légitime.

Ce n’est pas une pathologie marginale. C’est une doctrine. Le ressentiment a ses orateurs, ses plateformes, ses relais. Il alimente des politiques publiques – contre les migrants, contre les enseignants, contre les fonctionnaires soupçonnés de progressisme. Il transforme la douleur en munition électorale, la peur en logique d’État.

Le philosophe belge Pascal Chabot a écrit que « le ressentiment est un cancer de l’âme démocratique – il inhibe, contamine, légitime l’intolérance au nom d’un mal qu’on refuse de dépasser ». L’Amérique d’aujourd’hui en est l’illustration quasi parfaite. Mais elle n’est pas la seule.

Des Pays-Bas à la Slovaquie, des candidats surfent sur ce même ressentiment recyclé, où l’échec devient preuve de pureté [NDLR : Marine Le Pen en France, persécutée par le système], et le populisme une forme supérieure de vertu.

Le problème n’est pas la colère – elle peut être féconde. Le problème, c’est sa captation. Quand la rage ne demande plus justice, mais désignation. Quand elle ne vise plus le pouvoir, mais les boucs émissaires. Quand elle ne construit rien, mais exige tout.

C’est dans cette configuration que le pire devient possible – et que l’État, plutôt que de soigner ses blessures, décide de les instrumentaliser.

VI. Quand la réalité gêne, on la remplace

Tout régime autoritaire atteint un point où la réalité devient une nuisance. Les faits dérangent, les preuves accusent, et le simple exercice de la raison constitue un acte de dissidence. Alors on organise une sécession mentale. On bâtit un monde parallèle où seules les vérités du groupe subsistent – certitudes floues, émotions brutes, fictions sacralisées.

Dans l’Amérique de Trump, cette clôture cognitive est désormais totale. Le réel n’est pas réfuté – il est réécrit. Chaque institution publique, de la bibliothèque municipale à l’Agence de protection environnementale, est soumise à un test de loyauté. Il ne suffit plus de faire son travail, il faut servir la narration.

Les journalistes ? Filtrés, exclus des conférences s’ils ne citent pas les communiqués de la Maison-Blanche sans sourciller. Les chercheurs ? Priés de ne plus mentionner les effets du dérèglement climatique ou d’inégalités raciales, sous peine de voir leurs laboratoires se vider de crédits. Les enseignants ? Sommés de choisir entre l’“objectivité patriotique” et la perte de leur poste.

Même les chiffres ont changé de nature. Les anciens indicateurs socio-économiques sont remplacés par des baromètres flous – état d’esprit national, sentiment de loyauté, moralité collective. L’État ne mesure plus les inégalités : il quantifie l’obéissance. Orwellien, mais sans l’élégance dystopique.

Ce modèle n’est pas inédit. Comme le montrent Nyhan et Reifler (2010), les corrections factuelles ne font souvent que renforcer les convictions initiales chez les électeurs politisés – un effet rebond qui s’observe partout où la vérité devient affaire d’appartenance. Dans l’univers MAGA, cet effet est systémique. Plus on oppose les faits, plus le noyau dur se soude.

Allcott et Gentzkow (2017) ont mis en lumière l’effet délétère de l’entre-soi algorithmique : les plateformes comme Truth Social ou Gab ne sont pas seulement des chambres d’écho, ce sont des forteresses émotionnelles, où la moindre contradiction est filtrée, bloquée, méprisée. La peur de la dissonance y remplace le plaisir du débat.

Le plus troublant, c’est cette bascule où la vérité devient une arme partisane. Dans les rapports environnementaux, les données sur la biodiversité sont gommées. Au CDC (agence nationale de. Santé) , les statistiques épidémiologiques sont soumises à validation politique. L’historien doit désormais choisir entre sa rigueur et sa carrière.

Tout cela n’est pas une erreur de gouvernance. C’est une stratégie. Le but n’est pas de convaincre tout le monde – seulement de saturer l’espace commun jusqu’à rendre la contradiction impossible. À force d’édulcorer les mots, de brouiller les repères, de délégitimer toute voix critique, le régime n’a plus besoin de censurer. Il lui suffit d’absorber.

Et cette logique s’exporte. Des gouvernements populistes, en Europe comme ailleurs, s’inspirent de cette fabrique du faux – où la parole officielle se substitue à l’expertise, et où toute opposition devient par nature suspecte. En Pologne, sous le gouvernement PiS, des manuels ont été réécrits pour minimiser la Shoah, glorifier la nation, et gommer les références à l’Europe. En Italie, la révision des livres d’histoire a été confiée à un comité proche du pouvoir, au nom du “patriotisme éducatif”.

Résister à cela, ce n’est pas s’indigner à chaque absurdité. C’est restaurer, pierre par pierre, la possibilité d’un langage commun. D’un monde où les faits ont encore droit de cité.

VII. La fabrication de la victime éternelle – ou le ressentiment en majesté

Il n’est plus nécessaire d’être dominé pour se dire opprimé. Dans les démocraties malades, le pouvoir se recycle en plainte, la majorité en minorité fictive, et la force en douleur revendiquée. C’est la grammaire du trumpisme – et elle se propage.

Ce que l’on voit émerger, ce n’est pas seulement une colère sociale, mais un ressentiment structuré, mis en scène, ritualisé. Le groupe majoritaire – sociologiquement, économiquement, culturellement – se construit comme assiégé. Il se sent privé non pas de droits, mais de prérogatives : de centralité, de visibilité, de monopole. [NDLR : ou de suprématie] Et ce glissement, insidieux, donne naissance à une inversion morale : l’agresseur devient victime, la domination devient autodéfense.

Partout la scène est la même. L’homme blanc, hétérosexuel, chrétien ou agnostique, ayant bénéficié de tous les leviers de pouvoir, devient soudain une figure persécutée, censurée, exilée symboliquement. Ce n’est pas un contresens : c’est une stratégie. Plus on se proclame marginalisé, plus on s’autorise à frapper.

Et cette stratégie dépasse l’Amérique. En Italie, on parle d’“Italiens oubliés”. En France, on évoque un “déclin civilisationnel” orchestré par des élites déconnectées. En Espagne, la droite ultranationaliste dénonce une “rééducation idéologique” conduite par les enseignants. Même au Canada, le chef de l’opposition, Pierre Poilievre, a réussi à faire croire que le simple fait de respecter les pronoms personnels était un acte d’oppression.

Cette logique a été décrite par la philosophe américaine Wendy Brown, dans States of Injury, comme un mécanisme où la blessure devient identité – et où cette identité impose réparation, revanche, conquête. Il ne s’agit plus de corriger une inégalité, mais d’imposer une supériorité morale à ceux que l’on désigne comme menaçants : les femmes libres, les minorités visibles, les intellectuels cosmopolites, les jeunes connectés.

Dans ce théâtre d’indignation permanente, la vérité compte peu. Ce qui compte, c’est le récit. Et plus il est déconnecté du réel, plus il mobilise. Le sentiment d’injustice devient performatif. Et toute remise en question est vécue comme agression – ce que Chantal Mouffe appelait la “passion politique”, mais vidée ici de son contenu démocratique.

C’est ainsi que le ressentiment devient principe actif. Il alimente des lois restrictives, justifie la répression, durcit la rhétorique. Il permet de tout inverser : les censeurs se proclament muselés, les puissants se prétendent marginalisés, et les gouvernants, persécutés.

Ce climat produit un paysage absurde, mais redoutablement efficace : les figures dominantes s’habillent de la plainte pour disqualifier toute critique. L’État, au lieu de protéger les minorités, sert la revanche symbolique des majorités apeurées. La peur devient politique publique.

Et dans ce renversement, la démocratie se désagrège sans même changer de forme.

VIII. La cristallisation — quand l’exception devient la norme

Il y a un moment, dans toute dérive autoritaire, où l’accident devient habitude. Où ce qui paraissait transgressif s’institutionnalise. Où les coups de force cessent de surprendre – parce qu’ils s’accumulent, se normalisent, s’intègrent dans le décor. C’est ce moment que traversent les États-Unis.

Ce n’est plus seulement un Président aux méthodes brutales. C’est un écosystème – législatif, judiciaire, médiatique, entrepreneurial – qui s’est aligné. L’outrance est devenue protocole. L’arbitraire, jurisprudence. L’hostilité envers le pluralisme, doctrine.

Les institutions ne sont pas abolies : elles ont été reroutées. Les cours fédérales sont peuplées de juges sélectionnés pour leur docilité idéologique. Les agences de régulation sont confiées à des cadres hostiles à leur mission. Les services d’inspection, dissous ou absorbés par des cellules directement rattachées au cabinet présidentiel.

Dans le même temps, les contre-pouvoirs se contractent. Le Congrès est dysfonctionnel, piégé par l’obstruction. La presse d’investigation est exsangue, poussée à la périphérie. Les syndicats, criminalisés à bas bruit. Même les bibliothèques publiques sont désormais surveillées – pas détruites, non, mais triées, nettoyées, décontextualisées.

Et dans ce silence organisé, la violence s’installe. Pas seulement la violence spectaculaire des groupes miliciens, mais celle, plus perverse, de l’intimidation administrative : refus de subventions à des artistes, enquêtes fiscales sur des enseignants critiques, pressions sur les maires jugés trop “tolérants”.

Ce n’est plus le choc. C’est l’érosion. Et c’est là que le danger est maximal. Car la démocratie ne meurt pas dans un fracas – elle glisse, palier par palier, jusqu’à ce que l’air devienne irrespirable. Jusqu’à ce que chacun, intérieurement, ajuste ses phrases, adapte son regard, filtre ses lectures. Jusqu’à ce que la prudence prenne la place de la parole.

En Europe, le scénario est connu. Il a pour noms salvinité, orbanisation, kaczyńskisation (Pologne) – chacun selon ses traditions. Il repose sur un même principe : vider la démocratie de son contenu sans jamais en contester la forme. Conserver le rite, éliminer le sens.

Et voilà le piège : pendant qu’on attend le basculement final – celui qui permettrait d’enfin qualifier le régime pour ce qu’il est – on en oublie que le pire est déjà là. Dans l’indifférence, la répétition, l’accoutumance. C’est ainsi que l’histoire avance aujourd’hui : masquée, feutrée, diluée.

QUE FAUT-IL RETENIR DE CELA ?

Revenir au réel, reconstruire le commun.

Il ne s’agit plus de prévoir – il s’agit de constater. Ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas une promesse obscure, ni une dystopie à venir. C’est un régime politique en train de changer de nature. Un glissement systémique, d’autant plus insidieux qu’il est désormais habillé de costumes légaux, de vocabulaires maîtrisés, de justifications presque raisonnables.

L’Amérique de Trump II n’a pas rompu avec les institutions – elle les a reprogrammées. Elle n’a pas supprimé la vérité – elle l’a rendue inopérante. Elle n’a pas déclaré la guerre à la démocratie – elle en a modifié le lexique. [NDLR : comme firent les nazis en leur temps.]

Mais ce serait une erreur de croire que cela ne concerne qu’elle. Car ce laboratoire autoritaire a ses émules, ses disciples, ses traducteurs. Il y a des mots qui passent l’Atlantique plus vite que les traités. Des logiques qui s’installent sans vote. Des lois d’exception qui se normalisent sans heurt. Des discours de “réarmement culturel” qui ressemblent furieusement à des désarmements démocratiques.

Et si ce texte dresse une cartographie inquiète, ce n’est pas par goût du désespoir – mais par nécessité de lucidité. Ce que nous affrontons, ce n’est pas seulement une série de politiques détestables. C’est un régime narratif. Une machine à désorienter. Une fabrique d’adhésion fondée sur la peur, la nostalgie, la simplification, et la désignation obsessionnelle de boucs émissaires.

Rien ne dit que ce processus soit irréversible. Mais il ne se corrigera pas de lui-même. Le réel – s’il doit redevenir un socle commun – ne pourra le faire qu’à condition d’être nommé, revendiqué, revalorisé. Il faudra désenvoûter les affects, déconstruire les récits sans devenir froids, restituer la complexité sans céder à l’élitisme. Bref : il faudra refaire du politique, dans ce qu’il a de plus noble.

Et il faudra surtout retrouver le goût du “nous” – un nous désidentifié, ouvert, solidaire. Pas ce “nous” rigide et excluant des tribus numériques, mais un “nous” qui dise encore quelque chose d’universel.

La démocratie ne reviendra pas seule. Elle ne renaît ni dans les injonctions ni dans les promesses. Elle renaît dans les gestes simples : un livre ouvert, un débat sans insultes, un doute accueilli sans soupçon, une parole échangée dans un café, une décision prise ensemble dans un quartier.

Elle renaît dans la pensée. Et dans les mots. Encore faut-il leur redonner leur poids. Leur sens. Leur place.

C’est à ce prix – ni plus, ni moins – que nous pourrons, peut-être, inverser la pente.

Rudy

Sources de l’auteur :

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Golec de Zavala, A., Cichocka, A., Eidelson, R., & Jayawickreme, N. (2009). Collective narcissism and its social consequences. Journal of Personality and Social Psychology, 97(6), 1074–1096. https://doi.org/10.1037/a0016904. Consulté les 17 et 26 juin 2025.

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Martuccelli, D. (2010). La société singulariste. Armand Colin. Consulté les 15 et 24 juin 2025.

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Illustration : post original sur Facebook

Permalien :

https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2025/06/27/rudy-demotte-agonie-democratique/

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