[Le Monde] Banlieues : le vide politique

3 juillet 2023 – 1900 mots.

Interview par Le Monde de François Dubet, sociologue.

Titre original : « François Dubet : « Tout se passe comme si les quartiers étaient dans un vide politique, comme si les rages et les révoltes ne débouchaient sur aucun processus politique » »

Citation : « Il n’est pas nécessaire que les individus ou les institutions soient explicitement racistes pour que les élèves se sentent discriminés : ils le sont objectivement par la seule répartition spatiale des inégalités sociales et culturelles. »


Professeur émérite de sociologie à l’université de Bordeaux, François Dubet a travaillé sur la théorie sociologique, la sociologie de l’éducation, les inégalités sociales et les sentiments d’injustice. Il est l’auteur de La Préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités (Seuil, 2014), Le Temps des passions tristes. Inégalités et populisme (Seuil, 2019), Tous inégaux, tous singuliers. Repenser la solidarité (Seuil, 2022).

Que vous inspirent la mort, à Nanterre, de Nahel M., tué par un policier, et les émeutes qui ont éclaté ensuite dans la plupart des banlieues françaises ?

Chaque « bavure » policière, chaque révolte des banlieues est singulière, mais c’est la répétition des événements qui devrait nous interroger.

Depuis les émeutes de la banlieue lyonnaise, dans les années 1980, nous avons connu plusieurs dizaines de révoltes – certaines locales, d’autres plus larges, comme en 2005, certaines dans des grandes villes, d’autres dans des plus petites. Chaque fois, un ou plusieurs jeunes ont été tués ou blessés par la police et, chaque fois, les jeunes ont saccagé les équipements publics de leur quartier : les mairies, les centres sociaux, les écoles… Chaque fois, la violence a débordé des cités et, chaque fois, les pillages se sont mêlés à la révolte. Dans tous les cas, les parents ont compris ces jeunes qui sont leurs enfants, tout en condamnant les violences qui détruisent leur quartier.

Chaque fois, aussi, les uns condamnent les violences policières, la ségrégation, le racisme, la pauvreté et les ghettos urbains, alors que d’autres condamnent les immigrés et l’ensauvagement de la société. L’impuissance des acteurs politiques semble aussi se répéter : la fermeté de Nicolas Sarkozy en 2005 [alors ministre de l’intérieur] n’a pas plus éteint les incendies que l’attitude plus compréhensive d’Emmanuel Macron aujourd’hui. La seule nouveauté des événements d’aujourd’hui, à Nanterre et ailleurs, c’est le rôle croissant des réseaux sociaux et, semble-t-il, l’extrême jeunesse des émeutiers.

Les jeunes ont le sentiment que les pouvoirs publics n’ont rien fait, ou presque, dans les quartiers populaires depuis le début des années 1980. Est-ce exact ?

On ne peut pas dire que rien n’a été fait. Dans beaucoup de quartiers, l’habitat et les équipements se sont améliorés : on a refait des appartements, détruit les immeubles les plus insalubres, ouvert des écoles et des équipements sociaux, multiplié les lignes de bus… C’est sans doute insuffisant, mais le cadre de vie a été un peu amélioré – Nanterre n’est d’ailleurs pas la plus dégradée des cités populaires.

Tout le problème vient de ce qu’on agit plus facilement sur le bâti que sur le peuplement. Les politiques de la ville n’ont pas réduit la ségrégation sociale et ethnique : les habitants des quartiers « prioritaires » et des quartiers « difficiles » sont toujours les plus pauvres et les plus précaires, ils sont immigrés ou issus de l’immigration.

Souvent, ces caractéristiques se renforcent au fil des ans, dans la mesure où ceux qui « réussissent » grâce au travail et aux études quittent le quartier et sont remplacés par des familles encore plus pauvres qui sont issues d’immigrations encore plus lointaines.

On n’aime guère parler de ghettos, mais c’est bien d’une ghettoïsation qu’il s’agit. Les pauvres et les immigrés sont contraints de vivre ensemble et, peu à peu, le ghetto se constitue à l’intérieur même du quartier. Les garçons, qui échouent plus à l’école que les filles, occupent la rue. Les familles se replient. Les écoles et les établissements sociaux sont perçus comme étrangers au quartier. Malgré les politiques locales, malgré l’engagement des travailleurs sociaux et des enseignants, les habitants se sentent mis à l’écart en raison de leurs origines, de leur culture, de leur religion et de leur adresse : leur quartier les exclut et les enferme en même temps qu’il les protège.

Les jeunes des quartiers populaires se disent victimes de discriminations dans les institutions scolaires et dans le monde du travail. Les chercheurs aboutissent-ils à la même conclusion ?

La discrimination n’est pas un phantasme : elle se mesure. Nous savons qu’un jeune d’origine étrangère vivant dans un quartier réputé difficile a beaucoup moins de chances qu’un autre de trouver un emploi à qualifications et à compétences égales. Nous savons de manière objective que ses chances d’être interpellé par la police sont considérablement plus élevées que celle d’un jeune « blanc » des classes moyennes.

Mais la discrimination peut être plus subtile. Quand le collège du quartier concentre des élèves pauvres, immigrés ou issus de l’immigration, ses chances de réussir sont nettement plus faibles que celles qu’il aurait dans un établissement socialement et culturellement plus mixte : le niveau d’ambition est plus faible, l’émulation joue moins, il y a moins de relations et de soutiens familiaux efficaces. D’ailleurs, les habitants du quartier qui le peuvent essaient de fuir le collège du quartier. Il n’est pas nécessaire que les individus ou les institutions soient explicitement racistes pour que les élèves se sentent discriminés : ils le sont objectivement par la seule répartition spatiale des inégalités sociales et culturelles. Tous les jeunes de ces quartiers ont le sentiment d’être prisonniers d’un destin social et « racial » figé.

Est-ce qu’on discrimine plus aujourd’hui qu’hier ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, d’autant plus qu’hier bien des discriminations étaient perçues comme allant de soi. On était sans doute plus discriminé dans le bidonville de Nanterre des années 1960 que dans les cités d’aujourd’hui, mais les discriminations sont devenues intolérables parce que le droit à l’égalité s’est renforcé, parce que nous pensons que nous devons tous avoir les mêmes chances, parce que nous voulons que l’égale dignité des identités et des cultures soit reconnue. De ce point de vue, les jeunes des quartiers ne sont pas différents des femmes et des minorités sexuelles, qui ont été si longtemps discriminées et qui ne supportent plus de l’être : tous adhèrent à une promesse démocratique qui n’est pas tenue.

Si ces émeutes se répètent, est-ce parce qu’elles n’ont pas trouvé de débouché politique ?

Seules les émeutes des Minguettes, dans la banlieue de Lyon, ont engendré un vaste mouvement de protestation – la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983.

Depuis, aucune émeute n’a eu de véritable conversion politique. Tout se passe comme si les quartiers étaient dans un vide politique, comme si les rages et les révoltes ne débouchaient sur aucun processus politique, comme si les élus commentaient les événements plus qu’ils ne relayaient des colères.

Dans les démocraties, les mouvements sociaux et les partis politiques ont pourtant un rôle essentiel : celui de transformer les émotions en actions organisées, en revendications, en projets. Les émeutes ouvrières sont devenues des syndicats et des partis de gauche. Au début de cette année, les syndicats, par exemple, ont donné une forme sociale au refus de la réforme des retraites : sans eux, il n’y aurait eu que la violence et le silence.

Les émeutes des banlieues sont un problème social, mais elles ne débouchent pas sur l’émergence d’un acteur : il n’est donc pas étonnant qu’elles se répètent plus ou moins à l’identique. Ce vide politique ne concerne pas uniquement les banlieues : la colère des « gilets jaunes », bien différente de celle des jeunes des cités, n’est pas parvenue à se donner une forme politique. Là encore, au bout d’un moment, tout a paru se réduire à des affrontements avec la police : comme tous les porte-parole étaient contestés, les dirigeants n’ont pas eu de « vrais interlocuteurs ».

Il existe, dans les quartiers populaires, des élus locaux, des associations, des travailleurs sociaux, des syndicats. Pourquoi ne parviennent-ils pas à politiser la colère des habitants ?

Les appels au calme des maires, des militants associatifs, des enseignants, des travailleurs sociaux et des imams ne sont pas entendus : tous avouent leur impuissance.

Malgré le travail des élus, malgré les politiques sociales, les habitants des quartiers n’ont pas de voix propre. Le contraste avec les anciennes banlieues rouges est saisissant : ces villes communistes de l’après-guerre n’étaient pas riches, mais elles étaient encadrées par des partis, des syndicats et des mouvements d’éducation populaire. Les enseignants et les travailleurs sociaux vivaient dans les quartiers où ils travaillaient. De ce point de vue, ces banlieues étaient dans la société.

Tous ces relais, ou presque, ont disparu. Les intervenants sociaux viennent du dehors et les services municipaux ont remplacé les mouvements d’éducation populaire. Les élus ne sont pas entendus et les habitants, surtout les jeunes, pensent qu’ils ne les entendent pas. Cette expérience est si violente qu’elle conduit les jeunes à détruire tout ce qui peut les relier à la société – les bibliothèques, les écoles, les centres sociaux…

Nous sommes passés d’une société dans laquelle les individus étaient définis par leur travail à une société dans laquelle ils le sont par leur niveau d’exclusion. Les jeunes s’en prennent aux symboles – celui de l’Etat qui les réprime et celui de la consommation qui les frustre. Ils sont enragés parce que les injustices n’ont d’autre cause à leurs yeux que le « système » incarné par la police.

Quelles seront, à vos yeux, les conséquences politiques de cette crise ?

Cette incapacité à construire des acteurs politiques nourrit une crise démocratique. C’est peu dire que cette situation est dangereuse, car si les individus ont le sentiment d’être méprisés, de n’être pas représentés, il ne leur reste que la violence ou l’adhésion aux pouvoirs autoritaires qui promettent de tout résoudre par la « fermeté », c’est-à-dire par la force.

Personne ne « fait le jeu » de personne, mais comment ne pas voir que l’extrême droite et une partie de la droite construisent un récit parfaitement raciste dans lequel la question des banlieues est, avant tout, une affaire culturelle et nationale, dans lequel le maintien de l’ordre est la fin de toute politique ? Quand les images de violences passent en boucle sur les réseaux et les écrans, on peut craindre que, sans trop dire et sans rien faire, l’extrême droite tire les marrons du feu.

Comment ne pas voir aussi que, si la gauche condamne le racisme et la violence policière, elle propose de réformer la police, ce qui est indispensable, sans être très créative sur la question des banlieues elle-même ? Tant que nous en resterons là, le face-à-face des jeunes et des policiers restera la règle, jusqu’à la prochaine bavure et la prochaine émeute.

Feriez-vous un parallèle entre la France et les Etats-Unis ?

Les Français n’aiment guère se comparer aux Etats-Unis pour de bonnes raisons : ni le racisme, ni la violence policière, ni les ghettos urbains ne sont comparables. Longtemps, ces différences nous ont rassurés : nous aimons opposer le républicanisme français au communautarisme américain.

Cependant, la ghettoïsation de certains quartiers français devrait nous inquiéter. En France comme aux Etats-Unis, les violences policières ne sont pas de simples accidents quand la confrontation des jeunes et de la police est une expérience quotidienne. En France comme aux Etats-Unis, les « petits Blancs » qui se sentent ignorés et maltraités finissent par rejeter ceux qui sont encore plus maltraités qu’eux, mais qui, à leurs yeux, leur ressemblent si peu. La manière dont les médias internationaux rendent compte des émeutes françaises n’est pas sans rappeler les images du meurtre de George Floyd et des émeutes qui ont suivi. Cela devrait nous inquiéter.

Anne Chemin


Illustration : © Julien Mattia / NurPhoto, 2017. Voir Paris Match : « Emeutes en banlieue parisienne : la polémique enfle, Le Roux appelle au calme »

Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/le-monde-banlieues-le-vide-politique/

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