27 août 2023 – 3900 mots.
Interview par Le Monde de Jean-Jacques Rosat, philosophe.
Titre original : « Pourquoi Orwell est un penseur pour le nouvel âge des totalitarismes »
Citation : « La seconde raison est que le libéralisme de la vérité orwellien vient heurter les convictions de beaucoup de penseurs de gauche, pour qui l’idée même de vérité objective relève d’une métaphysique dépassée, d’une naïveté positiviste ou d’une mentalité policière. Et il y a les libéraux sans rivage qui, faute d’avoir compris que le concept de vérité est devenu un enjeu politique majeur, proclament : « Prenez soin de la liberté, la vérité prendra soin d’elle-même. » »
Dans une époque qu’il qualifie de « deuxième âge » des régimes totalitaires, le philosophe Jean-Jacques Rosat explique pourquoi les idées de George Orwell sont plus que jamais pertinentes et nécessaires.
L’œuvre d’Orwell est étroitement liée aux événements dont il a été le contemporain : la montée du fascisme, du nazisme et la guerre d’Espagne, la seconde guerre mondiale, les premières années de la guerre froide. Trois-quarts de siècle plus tard, quelles idées peut-on espérer y trouver pour mieux comprendre notre époque ?
Orwell est, à ma connaissance, le seul penseur des totalitarismes qui ait anticipé quelque chose de leur dynamique historique et de leurs mutations après sa mort en 1950. Quand il entreprend d’écrire 1984, il a clairement trois convictions : que le nazisme et le stalinisme sont les premiers exemplaires d’un nouveau type de régime dont il craint la prolifération partout dans le monde ; que ces nouveaux variants seront plus perfectionnés que les cellules souches, et que leurs dirigeants, instruits des erreurs de leurs prédécesseurs, seront plus lucides et iront plus loin ; enfin, que l’avènement d’un monde totalitaire d’où toute démocratie et toute liberté auraient disparu, s’il n’est pas une fatalité, est un scénario plausible et réaliste.
Ses craintes se sont en partie réalisées. Le totalitarisme n’est pas mort en 1989-1991 comme on l’a alors illusoirement cru. Il vit aujourd’hui son deuxième âge. La Chine de Xi Jinping, deuxième puissance mondiale, est le régime totalitaire le plus perfectionné de l’histoire. La Russie de Poutine conduit une guerre terrible à visée ouvertement génocidaire contre l’Ukraine : les médias officiels appellent quotidiennement à la destruction de la nation ukrainienne et de son peuple, et l’État a entrepris de déporter en Russie des dizaines de milliers d’enfants. Ces deux régimes totalitaires amis ont entrepris de rallier à eux nombre d’États autoritaires et d’imposer leur hégémonie à l’échelle de la planète.
1984 est un roman, pas un traité. Orwell n’a jamais rien construit qui ressemble à une théorie du totalitarisme. Alors, pourquoi en faire l’un de ses principaux penseurs ?
Le roman offre un mode de connaissance qui lui est propre et qui est irremplaçable. Le point de vue du théoricien est nécessairement extérieur : posé en observateur face au « phénomène totalitaire », il entreprend de l’analyser avec des concepts qu’il tire de diverses disciplines : économie, sociologie, science politique, philosophie, etc. Orwell, lui, installe son lecteur à l’intérieur de l’univers totalitaire et le lui fait regarder d’un double point de vue : celui de l’homme ordinaire, Winston, qui cherche à comprendre et qui résiste, et celui du chef, O’Brien, intellectuel et bourreau, chargé de le rééduquer. C’est à O’Brien qu’Orwell confie la tâche d’énoncer les trois principes fondamentaux des dirigeants totalitaires. Ils ne sont pas théoriques, mais politiques. Ils sont aux racines de leurs actes et ils guident leurs choix. C’est, si vous me permettez, le totalitarisme mis à nu par un totalitaire même.
Le premier d’entre eux est simple et brutal. « Le Parti cherche uniquement le pouvoir, le pouvoir pour le pouvoir. Faire le bien d’autrui ne nous intéresse pas. Seul le pouvoir nous intéresse. Pas la richesse, ni le luxe, ni vivre longtemps, ni le bonheur. […] On n’établit pas la dictature pour sauver la révolution, on fait la révolution pour instaurer la dictature. » Ce principe jette une lumière crue mais réaliste sur les choix fondamentaux des dirigeants totalitaires depuis un siècle. L’exemple le plus éclatant est celui de la Chine à la mort de Mao en 1976. Après l’échec catastrophique du Grand Bond en avant et les dix années de chaos de la Révolution culturelle, le régime est au bord de la faillite. Le Parti, s’il veut conserver le pouvoir, doit impérativement offrir une nouvelle perspective au peuple. Il décide alors de bouleverser tout le système économique et social qu’il avait lui-même imposé après la prise du pouvoir, trente ans plus tôt, et de basculer dans le capitalisme. Le même Deng Xiaoping qui avait à l’époque organisé le massacre de centaines de milliers de bourgeois et propriétaires proclame désormais : « Il est bon de s’enrichir. » Hier égalitariste, la Chine devient un paradis pour milliardaires… sous le contrôle absolu du Parti, dont le pouvoir s’en trouve renforcé.
Les partis totalitaires ne sont tout de même pas arrivés au pouvoir sans le soutien de certains groupes sociaux. On présente souvent leurs dirigeants comme les représentants d’une nouvelle classe bureaucratique.
Orwell a sur ce point deux idées bien arrêtées. La première – qu’il avance dès 1940, à l’époque où il lit Franz Borkenau et s’entretient fréquemment avec lui – est que les dirigeants totalitaires ne sont ni les représentants d’une classe sociale traditionnelle (bourgeoisie, prolétariat), ni ceux d’une classe nouvelle montante (des bureaucrates, comme disaient les trotskistes, ou des managers comme le soutiendra Burnham). Ce sont, pour la plupart, des individus hors classe, souvent des intellectuels déclassés. Ce qui caractérise le Gauleiter allemand ou le commissaire bolchevique, ce n’est pas qu’ils exercent une certaine fonction dans un système politico-économique, mais qu’ils sont des hommes de pouvoir, prêts à tout pour arriver aux commandes – notamment à s’allier avec n’importe quelle classe sociale, puis à s’en débarrasser sitôt qu’ils n’en ont plus besoin.
Sa seconde idée, c’est le deuxième principe d’O’Brien. Qu’est-ce qui unit les dirigeants totalitaires et cimente leurs volontés ? Ni la recherche du profit, ni la quête d’un idéal, ni un projet messianique, mais une mystique du pouvoir collectif. Tout le pouvoir pour nous, ici et maintenant. « Nous sommes les prêtres du pouvoir. Dieu, c’est le pouvoir. » Seul, livré à soi-même, chacun est faible et mortel. Unis, fondus dans un même parti ou soudés dans un même clan, nous sommes tout-puissants et éternels.
Les historiens et les penseurs du totalitarisme n’ont cessé d’insister sur le rôle prééminent de l’idéologie. Ils la placent souvent au cœur de ces systèmes. Qu’en est-il pour Orwell ?
L’idéologie est assurément une pièce maîtresse. Pour mobiliser les énergies et soumettre les esprits, elle est indispensable. Mais les chefs ne sauraient y être soumis. Ils doivent pouvoir en changer à tout instant, chaque fois qu’ils le jugeront nécessaire au maintien et au renforcement de leur pouvoir, qui est leur but ultime. Dès 1941, Orwell fait de la flexibilité de l’idéologie une caractéristique des régimes totalitaires, qu’il oppose à l’immuabilité des dogmes religieux. Autrefois, explique-t-il, chacun était enfermé dans une orthodoxie religieuse. Mais comme elle ne changeait pas, vous pouviez aménager votre pensée dans ce cadre stable. L’État totalitaire, par contraste, « régente la pensée mais ne la fixe pas. Il établit des dogmes intangibles, puis il les modifie d’un jour à l’autre. Il a besoin de dogmes, parce qu’il a besoin de la soumission absolue de ses sujets, mais il ne peut éviter les changements dictés par les impératifs de la politique de la force. »
Les dirigeants totalitaires ne sont pas prisonniers de leurs idéologies. Ils en sont les inventeurs et les maîtres. Par petites touches ou par de grands coups de volant, ils les remodèlent à leur guise, sans craindre les contradictions. Le « socialisme aux couleurs de la Chine » – le couplage du marxisme-léninisme avec le capitalisme – inventé par Deng en est le plus parfait exemple. Mais si on regarde bien, toutes les idéologies totalitaires du XXIe siècle sont des syncrétismes ou des amalgames. Celle de Poutine, typiquement, est un empilement de doctrines disparates, qu’il met en avant ou estompe tour à tour, selon les besoins politiques du moment.
Claude Lefort a forgé il y a 40 ans le concept d’invention démocratique. Eh bien, il existe aussi une invention totalitaire. Depuis un siècle, ces régimes n’ont pas cessé de se réinventer. C’est la primauté absolue du politique et de la volonté de pouvoir sur l’idéologie qui rend possible cette réinvention permanente, sans laquelle ils ne sauraient ni durer ni prospérer.
Si l’idéologie n’est au bout du compte qu’un auxiliaire flexible, qu’est-ce qui, selon Orwell, distingue ces régimes des despotismes ou des tyrannies classiques ?
La nature très particulière du pouvoir qu’ils exercent. C’est le troisième principe d’O’Brien : « Le vrai pouvoir, c’est le pouvoir sur les esprits. » Pas seulement sur nos idées. Sur nos esprits. Ce sont nos capacités intellectuelles et cognitives, nos capacités émotionnelles, sentimentales et morales, et jusqu’à notre rapport à nous-mêmes que ces régimes faussent et détruisent. Pour y survivre, les humains doivent apprendre à voir réellement cinq doigts là où il y en a quatre (c’est le contrôle de la réalité), à oublier des événements dont ils ont été les témoins et à s’en rappeler d’autres qui n’ont jamais eu lieu (c’est le contrôle du passé et de la mémoire), à croire vraies et même évidentes des choses qu’ils savent être fausses, et à en tenir d’autres pour ineptes alors qu’ils les savent vraies (c’est la double-pensée). Toutes les pensées libres sont rendues impensables, car on a fait disparaître les concepts nécessaires pour les concevoir (c’est le novlangue). Tout espace critique ou réflexif a disparu jusque sous votre propre crâne : par son regard sur les affiches et par l’œil du télécran, le Grand Frère est si bien entré dans vos têtes qu’il est désormais l’unique juge de vos pensées et de vos actes. Dans toutes ces techniques de contrôle des esprits, le parti communiste chinois est devenu de nos jours un maître et un modèle.
Mais avec la société de surveillance, n’est-ce pas la technique qui prend le pouvoir, comme le soutiennent beaucoup de penseurs et de romanciers qui dépeignent le totalitarisme comme l’empire de la techno-science ?
1984 n’est pas le triomphe de la modernité, du verre, du béton et de l’acier, du cercle et du carré, des technologies futuristes, du fonctionnel et du rationnel. C’est un monde délabré, crasseux, où « des gens sous-alimentés habitent des maisons du XIXesiècle rafistolées qui sentent toujours le chou et les cabinets sans confort. » Rien n’y est efficace, « sauf la police de la pensée ». Celle-ci utilise tous les moyens, des plus sophistiqués (le télécran) aux plus archaïques (le supplice des rats). « Big Brother » n’est pas le nom d’une machine ou d’une administration dont chacun serait un rouage ou un robot, mais celui de tous les dictateurs en chair et en os qui veulent un pouvoir total sur les humains en exerçant directement leur emprise sur eux. Pour changer la nature humaine et détruire l’humain en l’homme, nul besoin d’hypothétiques « progrès » dans les manipulations génétiques (comme chez Huxley) ou en neurochirurgie (comme chez Zamiatine). O’Brien rééduque Winston en le brisant moralement pour qu’il renonce délibérément à toute volonté propre : désormais il aimera Big Brother. Ce sont des traitements de ce genre que les régimes totalitaires qui se sont succédé à Moscou depuis plus d’un siècle ont régulièrement infligé au peuple russe, et les bons connaisseurs de ce pays commencent à se demander de quelle manière et par quelles voies il pourra en guérir.
Ne faut-il pas en conclure que le totalitarisme, c’est d’abord la terreur et les camps ?
Ils y ont une place considérable, mais, aux yeux d’Orwell, ils n’en sont pas la clé. « Ce qu’il y a de véritablement effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités, mais qu’il s’attaque au concept de vérité objective. » Orwell affirme cela en 1944. Deux ans plus tard, il va jusqu’à écrire que « le mensonge organisé est partie intégrante des régimes totalitaires et qu’il continuerait d’exister même si les camps de concentration et la police secrète cessaient d’être nécessaires ». Ces déclarations peuvent faire sursauter. Mais nous sommes au cœur de sa pensée. Pour s’assurer un pouvoir total sur les esprits, les dirigeants totalitaires n’ont d’autre choix que de les installer dans une réalité alternative : un monde entièrement fabriqué par eux et qu’ils modèlent à leur guise. Tant que vos jugements et vos croyances sont ancrés dans le monde des faits, qui sont indépendants de tout pouvoir humain, vous pouvez leur résister. Mais si ces dirigeants parviennent à vous couper du monde réel, leur emprise sur vous devient totale. N’existe alors que ce que le Parti dit exister. O’Brien, non sans ironie, baptise cela le « solipsisme collectif ».
Il ne s’agit pas seulement de vous empêcher d’accéder à toute information non contrôlée et de vous inonder de mensonges. Le but est de détruire le concept même de vérité objective : l’idée que la vérité est « quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qu’il faut découvrir, et non quelque chose que l’on peut fabriquer selon les besoins du moment ». Si le Parti réussit à fausser votre esprit au point que vous finissiez par croire qu’il est possible que deux et deux fassent cinq un jour, et trois le lendemain, son emprise sera totale, et il pourra vous faire faire n’importe quoi, jusqu’à commettre les pires atrocités, car il n’y aura plus rien que vous puissiez lui opposer.
La négation du concept de vérité objective est, aux yeux d’Orwell, le trait fondamental de ce qu’il appelle « la mentalité totalitaire ». Il ne croit évidemment pas un instant que ces régimes puissent effectivement changer le vrai en faux. « Quelque acharnement que vous mettiez à nier la vérité, celle-ci n’en continue pas moins à exister, en quelque sorte derrière votre dos. » Mais encore faut-il que la vérité ne reste pas lettre morte. Quelqu’un doit la dire – quelqu’un qui « s’accroche », comme dit Orwell, à ce concept de vérité objective. Défendre ce concept est la tâche de ceux qui ont gardé « une mentalité libérale ». C’est le sens de l’axiome posé par Winston : « La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Si cela est admis, tout le reste suit. » Orwell pose ici les bases d’un libéralisme de la vérité : si l’on veut rester libre, il faut s’arrimer à des vérités objectives, les reconnaître vraies et les dire.
Les conceptions du libéralisme sont multiples et divergentes. Quel sens a le mot « libéral » sous la plume d’Orwell ?
Il l’emploie couramment dans son sens le plus classique. Être un libéral, écrit-il en 1946, c’est « défendre la liberté de pensée et de parole péniblement acquise au cours des quatre cents dernières années ». Mais comme il n’en a jamais dit davantage, il nous fait essayer d’aller un peu plus loin. La matrice du libéralisme, depuis le XVIIe siècle, c’est l’idée que les pouvoirs de l’État (ou de toute autre autorité) doivent rester strictement limités : l’individu et la société sont premiers, l’État est second. La matrice du totalitarisme, que décrivent les trois principes d’O’Brien, est à l’opposé : le pouvoir du Parti est premier, absolu, et il doit être total sur les individus comme sur la société. Et il ne suffit pas que les dirigeants affichent ces principes, ils doivent en être imprégnés, et éradiquer sans pitié la moindre graine de pensée libérale autour d’eux et en eux. Une fois le Parti installé au pouvoir, lit-on dans 1984, le seul danger pour les dirigeants du premier cercle est « la montée du libéralisme et du scepticisme dans leurs propres rangs ». C’est « un problème d’éducation : comment modeler en permanence la conscience du groupe dirigeant ? »
J’ignore si Xi Jinping a jamais lu 1984, mais il en a appliqué rigoureusement les consignes. À son arrivée au sommet en 2013, il a fait circuler secrètement dans les hautes sphères du Parti un document (le Document n°9), dans lequel sont ciblées et prohibées sept idées dangereuses, évidemment stigmatisées comme « occidentales » : la démocratie constitutionnelle, les valeurs universelles, une société civile vivante, une presse libre, etc.
Mais, de 1936 jusqu’à sa mort, Orwell s’est déclaré socialiste, et non pas libéral.
Il a été socialiste par raison, antitotalitaire par passion. Ni son tempérament, ni sa tradition familiale, ni sa culture ne le prédisposaient au socialisme. À 33 ans, il s’est fait socialiste. Il venait de prendre conscience que les fascismes pourraient gagner et que le monde entier risquait de devenir totalitaire. Que l’humanité puisse être soumise à une domination politique totale et connaître un nouvel âge d’esclavage, c’était pour lui l’horreur absolue. Que faire pour l’empêcher ? Cette question devient dès lors la boussole de ses engagements politiques et de son travail d’écrivain. Le socialisme – une société collectiviste économiquement, juste socialement, libre politiquement et culturellement – s’impose alors à lui comme la seule alternative à la fois réaliste et humaine au fascisme.
Orwell n’est pas un penseur du socialisme. À quoi devrait ressembler une société socialiste ? Étatisation, autogestion, conseils ouvriers, bureaucratie ? Il n’y a pas une ligne chez lui sur ces questions. Mais il est un penseur du totalitarisme. Ses idées sur le socialisme sont aimantées par une seule question : comment rendre le mouvement socialiste résolument antitotalitaire, et faire en sorte qu’il reste fidèle aux valeurs de liberté et d’égalité qui étaient les siennes au XIXe siècle ?
Eh bien, commençons par débarrasser la gauche de tous les dogmes, notamment ceux du marxisme, qui font obstacle à la compréhension du totalitarisme : croire qu’Hitler n’est que le pantin des capitalistes alors qu’il est le créateur d’un type de régime politique inédit dans l’histoire ; croire que l’abolition du capitalisme sera nécessairement le premier jour du socialisme, alors qu’il peut être celui de la naissance d’un régime de domination pire encore, etc. Puis, insufflons dans le mouvement socialiste suffisamment de mentalité libérale pour l’empêcher de se trahir et de basculer dans son contraire totalitaire, comme c’est arrivé en Russie. Dans le même livre où il annonce son adhésion au socialisme en 1936, il déclare que « paradoxalement, pour défendre le socialisme, il est nécessaire de commencer par l’attaquer ». Il s’y emploiera avec énergie jusqu’à sa mort.
Ces critiques permanentes ont conduit certains lecteurs à estimer qu’il n’était en réalité ni de droite ni de gauche, et il y a des intellectuels de droite qui le traitent quasiment comme un des leurs. Comment analysez-vous ce détournement idéologique ?
Orwell a été, dès 1927, un adversaire résolu du colonialisme, de l’impérialisme et de toute forme de racisme. Il s’est dressé dès 1936 contre le fascisme et il est parti le combattre en Espagne dans la milice d’un petit parti marxiste antistalinien. Le seul embryon de programme politique qu’il ait jamais publié, en 1941, témoigne de son égalitarisme radical : le revenu du plus riche sera limité à 10 fois le revenu du plus pauvre, et les fameuses public schools, l’institution-clé de la reproduction des classes dirigeantes britanniques, seront supprimées. Dans ses années à Tribune (1943-1947), il combat pied à pied les idées de divers auteurs de droite, les « néo-pessimistes » comme il les appelle, et ferraille régulièrement contre les polémistes de la droite catholique conservatrice.
Parallèlement, il entretient une conversation chaleureuse, mais franche et souvent vive, avec ses lecteurs de gauche auxquels il aime insuffler des idées quelque peu hérétiques. On les inonde de discours et d’images qui associent le socialisme à la machine, à la technique, quand ce n’est pas à un monde totalement artificiel et coupé de la nature. Alors il leur adresse ses « Réflexions sur le crapaud vulgaire » où il soutient que « l’attachement à des réalités telles que les arbres, les poissons, les papillons et les crapauds, rend plus probable la venue d’un avenir pacifique et honnête » alors qu’en « prêchant la doctrine selon laquelle il n’est rien d’admirable hormis l’acier et le béton », on prépare un monde « où les êtres humains ne trouveront d’exutoire à leur excédent d’énergie que dans la haine et le culte du chef ».
Que des intellectuels de droite approuvent ce genre de réflexions et en fassent leur miel, personne ne songera à le leur reprocher. Mais quand ils en concluent qu’Orwell, au fond, n’était pas de gauche, voire qu’il était un penseur de droite, c’est une faute de jugement ou une malhonnêteté. Quel intellectuel de gauche, quand il rencontre chez Tocqueville ou chez Aron une idée qu’il approuve – comme cela peut lui arriver – ira en déduire qu’ils étaient, au fond, des penseurs de gauche ?
Inversement, il y a beaucoup de penseurs de gauche en France qui ne reconnaissent pas Orwell comme l’un des leurs. Comment expliquez-vous cela ?
Je vois à cela au moins deux raisons. La première est que, quand on est de gauche, on a tendance à vouloir systématiquement expliquer le politique par les forces économiques, les conflits sociaux, les luttes idéologiques ou culturelles, les institutions, ou par une philosophie de l’histoire ou une autre, bref par tout ce qu’on voudra sauf par ce qui constitue le cœur du politique : le pouvoir et la volonté, la décision et l’action ainsi que leurs motifs – les fins et les moyens, les valeurs et les croyances. En conséquence, on tend à chercher des lois, des logiques, des nécessités, au détriment des individualités, des circonstances, des inventions. Orwell lui, est comme Machiavel, un penseur de la politique et du pouvoir, de la volonté et de la contingence. Et c’est aussi, comme Montesquieu, un moraliste. Face à un nouveau type de régime, inédit dans l’histoire, il se demande, comme l’auteur de De l’esprit des lois, quel est « son principe, ce qui le fait agir […], les passions humaines qui le font se mouvoir » – le ressort sans lequel il s’effondrerait. Quand il lit dans Orwell que la volonté de pouvoir est le ressort premier du totalitarisme, le penseur de gauche contemporain sourit : « C’est de la psychologie », et il tourne la page. Mais il a tort. C’est de la philosophie politique la plus classique.
La seconde raison est que le libéralisme de la vérité orwellien vient heurter les convictions de beaucoup de penseurs de gauche, pour qui l’idée même de vérité objective relève d’une métaphysique dépassée, d’une naïveté positiviste ou d’une mentalité policière. Et il y a les libéraux sans rivage qui, faute d’avoir compris que le concept de vérité est devenu un enjeu politique majeur, proclament : « Prenez soin de la liberté, la vérité prendra soin d’elle-même. »
Heureusement, il y a de plus en plus de gens ordinaires qui ont compris l’enjeu. Ils sont chercheurs, journalistes, responsables ou inventeurs d’organisations qui combinent enquête sur le terrain et combat pour la vérité. En face d’eux se dressent, par exemple, les grandes firmes agrochimiques ou pharmaceutiques. Elles ont entrepris de détruire le concept de vérité objective par la stratégie du doute illimité, de capturer la science et les experts en créant des « zones totalitaires » au sein même des agences gouvernementales et européennes, et de saper ainsi la démocratie en renforçant leur propre pouvoir. Dans cet affrontement, par faiblesse ou par aveuglement, les États démocratiques sont trop souvent du mauvais côté. Ces femmes et ces hommes libres, amis de la vérité, sont les héritiers d’Orwell aujourd’hui.
Propos recueillis par Nicolas Truong
Jean- Jacques Rosat est professeur de philosophie, ancien maître de conférences au Collège de France où il a été l’assistant de Jacques Bouveresse (chaire de philosophie du langage et de la connaissance), il a édité et préfacé trois livres d’Orwell aux éditions Agone (À ma guise, Écrits politiques, Une vie en lettres). Il est l’auteur de Chroniques orwelliennes (Collège de France, livre numérique) et de Nouvelles Chroniques orwelliennes (Opuscules.fr).
Illustration : George Orwell au travail sur sa machine à écrire à Canonbury, dessiné par Frédéric Pajak.
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