De la fatalité du progrès

Réagissant au billet « Irrésistible progrès technique », un internaute écrit : « Ou comment tenter de rendre naturel des processus culturels contingents ». Ce point de vue, qui dénote semble-t-il l’espoir de pouvoir agir sur le progrès, est bien sûr aux antipodes de notre fatalisme à tout crin. Il n’est pas complètement faux, car le progrès relève aussi de la culture, (comme l’ajout de nanoparticules de dioxyde de titane dans les bonbons), et il est facile d’affirmer qu’il est contingent puisqu’il n’obéit pas à des lois déterministes comme la gravitation. Beaucoup d’inventions et de découvertes arrivent par hasard, le phénomène est tellement commun qu’il porte un nom, barbare ou savant selon les goûts : la sérendipité. Mais surtout, des cas historiques montrent que les humains n’ont pas toujours subi le progrès, c’est du moins ce que pense « Mais où va le web » :

« L’âge d’or de la Grèce antique, par exemple, fut une période de créativité intense : on y inventa les vis et les écrous, les engrenages, les poulies et les courroies ; on y théorisa la démocratie ; on y développa de grands systèmes monétaires. Ils n’en demeuraient pas moins attachés aux traditions et attentifs aux destructions que pouvait générer l’innovation. Il en va de même dans l’empire du Milieu : les Chinois sont les inventeurs de la poudre, de la boussole, de l’imprimerie, sans pour autant les diffuser dans les champs social, économique et militaire – à la différence des Occidentaux. Dans la civilisation chinoise, imprégnée de confucianisme, les sciences et techniques venaient « s’inscrire dans un univers culturel et religieux dominé par l’équilibre entre le Ciel et la Terre [sans] vision hiérarchique entre la science et la nature », rappelle l’historien François Jarrige. »

Mais la différence entre Chinois et Occidentaux est-elle vraiment avérée et imputable au confucianisme ? Rien n’est moins sûr. D’autres auteurs affirment qu’ils ont diffusé leurs inventions comme tous les humains le font, c’est-à-dire selon leurs besoins. En deux clics l’on trouve ce texte où l’on peut lire :

« Mais, à cause du caractère essentiellement cosmologique des bases de la civilisation chinoise, l’utilisation de la boussole, de beaucoup la plus répandue, en Chine, est celle qui se rapporte à la géomancie, dont les croyances sont liées à la cosmologie. »

Quant à la poudre, cet autre texte affirme que :

« La composition exacte de la poudre est donnée pour la Première fois dans un traité militaire chinois le Wujing Zongyao, daté de 1044. Son usage à des fins militaires date de la même période. Elle a d’abord été utilisée pour fabriquer les premières bombes (des grenades à poudre noire), puis les premières armes à feu. »

Avec son confucianisme, François Jarrige peut repasser… En Europe aussi le progrès n’a pas toujours été subi, les premiers automates furent imaginés par d’habiles artisans pour le plaisir des aristocrates. Par exemple l’horloge mobile qui illustre ce billet : la figurine représente Diane chasseresse qui tourne les yeux et tire sa flèche quand on fait rouler le carrosse. Mais Vaucanson l’arriviste est arrivé, ses intérêts financiers ont coïncidé avec ceux des puissants, et vogue la galère ! La convergence des intérêts est résumée ainsi :

« Bien avant les ingénieurs du CEA, Vaucanson met son « art mécanique » au service de l’industrie d’Etat. Il conçoit son « Grand dessein », premier plan d’industrialisation qui doit servir la Cour – avide de parures de soies – et la bourgeoisie manufacturière. »

A la lumière de ces exemples, l’on vérifie que les inventions doivent servir un intérêt sous peine de sombrer dans l’oubli et ne jamais mériter leur nom. Pour que la boussole prenne naissance dans l’Empire chinois, il ne suffisait pas qu’ils découvrissent une chose indiquant la direction du méridien, ils devaient aussi lui découvrir une utilité. (L’on trouvera des contre-exemples amusants dans cette vidéo qui montre des armes tellement « débiles » qu’elles sont inutilisables.) Et l’on a tous en mémoire le film drôlatique, « Les dieux sont tombés sur la tête », où une tribu du Kalahari, trouvant une bouteille de coca tombée d’un avion, y voit un cadeau des dieux :

« Transparent et très dur, il sert de pilon, de flûte, de récipient et de bien d’autres choses encore. Cette bouteille est si utile que tout le monde en a besoin en même temps, faisant émerger des querelles inhabituelles dans la tribu. »

Ce n’est qu’une fiction, soit, mais elle montre bien que la créativité humaine est aussi vieille que Cro-Magnon. Aussi, que le progrès relève de « processus culturels contingents » n’empêche pas qu’il soit fatal comme la gravitation puisqu’il découle d’intérêts ou de besoins qui préexistent et dont on ne peut faire abstraction, (sauf à pendre la voie escarpée du « grand véhicule »). Le progrès existe depuis la nuit des temps, (on le trouve aussi à la manœuvre dans l’évolution biologique), il est absolument « naturel » dans la mesure où nous sommes un « produit » de la nature doté de besoins naturels, et surtout, comme tous les êtres vivants, d’un instinct de survie qui nous impose de trouver des solutions en toutes circonstances, que celles-ci soient déterminées par la nature, par la culture, par un besoin en énergie, en communication ou n’importe quoi d’autre.

S’il est toujours possible de lui « résister » ponctuellement, par exemple en refusant le smartphone, il est illusoire de prétendre avoir le moindre effet à long terme, c’est lui qui décide. Avec désormais sept milliards d’habitants, l’humanité présente un spectre de besoins infiniment varié, de sorte que tout ce qui peut être inventé le sera (loi de Gabor). Et comme la diffusion des inventions change à son tour les intérêts et les besoins, (sur le modèle du salariat qui a conduit à l’assurance chômage), de nouvelles inventions se révèlent chaque jour « nécessaires ». Sans doute pourrait-on, nous les petites gens, se passer de la grosse majorité d’entre elles, mais le jeu des intérêts combinés à la sauce Vaucanson fait qu’il s’en trouvera toujours d’assez puissants pour que leur diffusion advienne.

Sur le plan idéologique

Reste l’épineuse question de « l’exploitation idéologique » que l’on peut faire de la fatalité du progrès, en particulier quand il sert les pouvoirs en place. Pour des militants de gauche, c’est une abomination contre laquelle il faut lutter, pour ceux de droite c’est tout le contraire, et pour nous c’est simplement un fait qui incite au fatalisme : parce qu’il n’y a pas de raison pour que l’exercice du pouvoir, relevant aussi de la technique, n’y soit pas soumis comme toute activité ou fonction. Faut-il le déplorer ou s’en féliciter ? Les deux mon capitaine, car le pouvoir, quelles que soient ses méthodes, fait des perdants et des gagnants. Le temps des chasseurs-cueilleurs, qui a pris fin avec l’apparition de l’agriculture pour ne subsister que de façon marginale, est derrière nous et ne reviendra jamais, faut pas rêver. Quoique… Si d’aventure la population mondiale devait fondre de 90%, ce serait bien le diable si n’apparaissent pas des « chasseurs-cueilleurs » d’un nouveau genre, mais d’un genre que jadis l’on connaissait bien : les pillards. (Les Touaregs étaient plus doués pour les razzias – et la poésie – que pour l’agriculture, ce qui ne les a pas empêché d’avoir leur aristocratie, leurs laissés-pour-compte et leurs esclaves.) Et puis, toute chose étant contingente, rien ne détermine les « chasseurs-cueilleurs » à rester « égalitaires » : ne pas avoir de cultures à entretenir ni de stocks à gérer n’implique pas que le principe d’organisation hiérarchique devrait perdre ses « vertus ».

Paris, le 25 juin 2018

 


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3 commentaires sur “De la fatalité du progrès

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  1. Bonjour,

    Je viens de lire votre texte, je vous remercie pour cette réflexion. Je pense que vous ne remettez pas mon texte dans son contexte (il parle avant tout de « disruption », d’une certain vision du progrès technique, d’une certain vision de l’économie, de l’utilité de l’innovation). L’exemple chinois n’est pas là pour soutenir la thèse que « le progrès s’arrête » mais bien qu’il peut s’inscrire dans d’autres modèles culturels que ceux plébiscités par « l’innovation » aujourd’hui en occident (et également en Chine, mais ce n’est plus vraiment la même Chine).

    A ce titre, je dois dire que la citation de Jarrige est nécessairement tronquée dans mon article (que voulez-vous, sur papier on ne peut pas s’étendre). Je remets donc ce passage dans son contexte :

    « la Chine fit preuve d’une grande inventivité technique et mit au point la poudre, la boussole ou le papier grâce à des connaissances avancées (…) Pourtant c’est en Occident que ces procédés furent le plus appliqués dans les champs militaire et économique. Ce « problème de Needham » du nom du grand savant qui montra dans les années 50 l’importance de la science et des techniques chinoises et étudia les raisons de leur développement relatif, a fait couler beaucoup d’encre. La question de l’efficacité se posait différemment dans la Chine ancienne car le langage de la science n’y était pas autonome. La découverte technique s’inscrivait dans un univers culturel et religieux dominé par la recherche d’équilibre entre le Ciel et la Terre par l’absence de loi naturelle et de vision hiérarchique entre la science et la nature. La science avait un caractère officiel, les savants et ingénieurs étaient des fonctionnaires qui subordonnaient les réalisations mécaniques à d’autres fins que la seule accumulation du profit qui s’imposera avec le capitalisme et le triomphe du marché. »

    Vous pouvez lire la suite ici https://books.google.fr/books?id=wwWdCwAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=jarrige&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjx_LPmp8rdAhVCfiwKHaZaDbQQ6AEILDAB#v=onepage&q=jarrige%20chine&f=false

    De quoi donc, mettre un peu de nuance sur ma formulation et donc, sur votre interprétation, bien légitime. Pour le reste, je suis bien au fait que tout développement technique est en parti déterminé, en partie non. J’ai beaucoup de mal à vous rejoindre quand vous expliquez que « tout ce qui peut être inventé le sera », également sur le fait que ce que vous appelez « le progrès » se décide sans nous (en gros). A de nombreuses reprises, la parole publique, la loi, des groupes de pression marquent me « progrès » de leurs combats (orientation de la recherche et attribution des fonds publics, méthodes scientifiques (je pense par exemple au tests sur les personnes atteintes du VIH), refus de grands travaux, interdits relatifs à la bioéthique, etc.). Enfin, pour ce qui est de la disruption à proprement parler, elle concerne bien plus que la technique pure (de nombreuses disruption ne reposent sur aucune véritable invention – à commencer par Uber – et leur force consiste plutôt à devancer le cadre légal dans lequel s’inscrivent des techniques existantes, qu’on se contente de réagencer). Quant à l' »utilité », vous conviendrez que dans nos sociétés, c’est une notion éminemment discutable.

    Bref, entre « résister » au progrès (ce qui est sans doute très dogmatique) et adopter le progrès pour lui même (pas moins dogmatique), il y a de la marge, c’est l’espace que j’ai tenté d’ouvrir avec cet article.

    Au plaisir d’en rediscuter.

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    1. Bonjour,

      A mon tour de vous remercier pour l’intérêt porté à mon modeste billet. Il est tout à fait vrai que je n’ai pas replacé votre article dans son contexte, mais pour une question de place bien sûr.

      Il est aisé de comprendre que « le progrès » peut être vu de manière très différente si l’on tient compte du contexte culturel où il se produit. Et, dans le cas de la Chine, j’admets volontiers qu’il était historiquement « sous contrôle » de la culture et des structures sociales. Mais il s’imposait quand même, c’est-à-dire que, lorsqu’une occasion de progrès se présentait, elle se réalisait de façon inéluctable. La preuve par la poudre dont les militaires chinois avaient bien pris conscience de l’intérêt, ou de la boussole pour la géomancie. De même, (selon un docu rediffusé récemment), quand les Jésuites prouvent aux savants chinois que leurs calculs astronomiques sont faux, l’empereur exige aussitôt qu’ils utilisent la méthode des Jésuites. Pour soutenir que le progrès ne s’impose pas de façon systématique, il faudrait montrer des cas où il a été délibérément refusé. Hormis celui des Amish qui vivent sans électricité ni énergies fossiles, je n’en vois aucun.

      Vous n’êtes donc pas d’accord avec deux idées centrales de mon billet : le progrès se décide sans nous, et « tout ce qui peut être inventé le sera ». Je respecte votre opinion et ne chercherai pas à vous convaincre ici, mais j’en ferai peut-être un autre billet. En attendant, je vous invite à jeter un œil sur cette recension (http://www.laviedesidees.fr/Le-recit-du-monde.html) du livre de l’anthropologue Jack Goody : « Le Vol de l’histoire », recension signée d’un grand historien français que je cite : « Goody dénonce ce qu’il appelle le « vol de l’histoire ». Il reproche à Elias, Braudel ou Needham d’avoir conforté le grand récit qui fait de l’expérience historique de l’Europe à la fois une exception et la mesure de l’histoire du reste du monde. »

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      1. Merci Didier pour cette réponse.

        J’en reviens directement à votre conclusion sur nos désaccords. Effectivement, je pense que le progrès (encore une fois, de quoi parle-t-on ? apparemment ici de progrès technique) se fait bien évidemment avec et sans nous. Je ne me range pas d’un côté plus que de l’autre : j’affirme juste qu’il n’est pas qu’affaire de nature. Pour le dire simplement, je n’adhère pas franchement à la devise « La science découvre, l’industrie applique, l’Homme suit » (de l’exposition universelle de Chicago me semble-t-il). Je n’y adhère pas dans la mesure où elle donne une direction unique à un type de progrès technique parmi la multitude de choix possibles : le nucléaire plutôt que le pétrole ou l’éolien, la voiture plutôt que le tramway, un réseau décentralisé plutôt qu’un réseau centralisé, etc. Ce qui ne donne pas un coup d’arrêt au progrès, mais bien une impulsion dans un sens ou dans un autre. Je ne dirais donc pas que je ne suis pas d’accord avec vous, plutôt que notre désaccord n’est pas sur le plan que vous décrivez.

        Je vous rejoins sur les Amish, ce sont parmi les rares cas de refus pur et simple de certaines techniques (attention, ils en acceptent un certain nombre, y compris numériques, selon des procédures collectives particulières).

        Quant à « tout ce qui peut être inventé le sera », je pense avoir déjà répondu. Entre une invention et sa diffusion, il y a une phase de traduction qui peut également déboucher sur des choses très différentes. Il y a aussi un système socio-économique bien sûr.

        J’ai parcouru le texte que vous m’avez proposé, je ne crois pas non plus entrer dans ce schéma. A dire vrai, il articule trop de références que je ne maîtrise pas pour pouvoir vous donner mon avis sur le sujet.

        Je vous suggère également cette recension que j’ai écrite il y a quelques jours, vous y trouverez des compléments sur les conclusions auxquelles j’arrive. http://maisouvaleweb.fr/technologie-nest-democratique-devenir/

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