[Le Diplo] On a marché sur la tête

24 mai 2023 – 800 mots.

Éditorial de Pierre Rimbert sur la politique énergétique européenne. On trouve dans ce texte tout « ce qui fait système » et dont on ne peut pas se débarrasser, c’est surtout en cela qu’il est intéressant.


La concurrence, répétaient experts et éditorialistes, comprimera les prix du gaz et de l’électricité  : depuis quinze ans ils explosent en Europe. Elle garantira la continuité du service  : en 2022, le gouvernement français programme des délestages et implore les particuliers d’écourter leur douche pour éviter l’effondrement du réseau. Elle affaiblira les cartels par la multiplication des contrats de gré à gré basés sur les prix en temps réel  : l’Organisation des pays exportateurs de pétrole prospère et table sur l’épuisement prochain des gaz de schiste américains1. Cette sainte concurrence brisera enfin la « rente » des opérateurs publics   : Électricité de France (EDF) fut obligé de vendre à perte du courant à ses concurrents privés, lesquels empochèrent les bénéfices avant, pour certains, de se déclarer en faillite. Simultanément, TotalEnergies annonçait des profits records payés par le consommateur et subventionnés par le « bouclier énergétique », c’est-à-dire par le contribuable. Fruits d’un hasard malheureux ?

Au sein de l’Union européenne, la Commission a organisé l’irrationalité énergétique au nom de la raison libérale (lire « Prix de l’énergie, une folie organisée »). Le résultat confine au génie   : les prix de gros de l’électricité française d’origine nucléaire dépendent du coût de mise en service de la dernière centrale à charbon allemande requise pour éviter la surcharge du réseau.

Soumettre à la mécanique erratique et myope des marchés un secteur aussi souverain que l’énergie a entraîné une conséquence cruciale   : l’impossibilité de planifier rationnellement la transition vers les énergies renouvelables sans que les intérêts des industriels n’interfèrent avec l’objectif climatique. Après la délocalisation de la production et donc de la pollution vers l’Asie, un nouveau dogme prévaut à Washington comme à Bruxelles  : faire ruisseler l’argent public sur les groupes privés afin de les encourager à se verdir, plutôt que de financer un secteur public de l’énergie verte. Mais du vert, les industriels ne retiennent que la couleur du dollar, comme l’indique ce titre du quotidien d’affaires britannique Financial Times (10 mars 2023)   : « Les géants du pétrole s’efforcent d’obtenir des milliards de subventions vertes alloués par la loi américaine sur le climat ». Pendant ce temps, la Chine, moins soumise au marché, a planifié l’édification de filières solaires, éoliennes, hydroélectriques, au point que la part des renouvelables dans sa consommation énergétique totale en 2021 dépasse déjà celle des États-Unis. Et elle s’installe au premier rang mondial des constructeurs de véhicules électriques (lire « Voiture électrique, une aubaine pour la Chine »).

Le spectre de la guerre a subitement réhabilité l’idée de souveraineté et rappelé aux dirigeants que l’énergie composait le langage de la puissance

Il aura fallu le déclenchement de la guerre d’Ukraine en février 2022 pour que les capitales européennes s’avisent que leur course folle vers le mirage marchand les conduisait au précipice. La dépendance allemande au gaz russe ? Une relation « strictement commerciale », psalmodiaient en chœur le président russe Vladimir Poutine et la chancelière allemande Angela Merkel. Le spectre de la guerre a subitement réhabilité l’idée de « souveraineté » et rappelé aux dirigeants que l’énergie composait le langage de la puissance. Il est trop tard désormais. Impatientes de punir M. Poutine, les capitales européennes ont multiplié les « trains de sanctions » contre la Russie, mais sans en avoir les moyens. Car contrairement aux États-Unis, pour l’instant autosuffisants grâce à l’exploitation (ultrapolluante) des gaz et pétrole de schiste, l’Europe ne peut survivre sans importer d’hydrocarbures. Les brillants esprits qui ont fermé en chantonnant les robinets russes se grattouillent à présent le cuir chevelu  : pendant que l’Allemagne écologiste rallume ses centrales à charbon, le Vieux Continent achète à prix d’or du gazole et du naphta raffinés en Inde, en Arabie saoudite ou aux Émirats arabes unis à partir de pétrole russe que ces pays importent avec une décote de 30 %. Magie de la mondialisation, New Delhi devient le premier fournisseur à l’Europe d’un diesel d’origine russe qui présente la particularité écologique d’avoir effectué le tour du monde en tanker2. Sur l’échelle de la « diplomatie des valeurs », bomber le torse face au Kremlin passe avant l’urgence climatique.

Cette dernière aura-t-elle au moins la vertu de dissiper les faux-semblants ? Dans l’esprit des ingénieurs, la transition coule de source puisque au cours des trente prochaines années, le soleil rayonnera à lui seul une quantité d’énergie convertible douze fois supérieure à la consommation humaine prévisible au cours de la période3. Mais doit-on réaliser tout ce que la technologie permet ? Plutôt que chercher quelle énergie propulsera la numérisation du monde, la « mobilité » frénétique, l’inondation de biens et de services à l’utilité discutable, certains explorent d’autres modèles plus raisonnables, plus sobres, plus égalitaires (lire chapitre 3). Pas de transition énergétique sans transformation sociale ?

Pierre Rimbert

1 Collin Eaton et Benoît Morenne, « Shale boom wanes as gushers dry up », The Wall Street Journal, New York, 9 mars 2023.

2 Benoît Faucon, « Saudi Arabia, U.A.E., scoop up Russian oil product at steep discounts », The Wall Street Journal, 17 avril 2023 ; Prejula Prem et Sharon Cho, « Russian oil still powering Europe’s cars with help of India », Bloomberg, 28 avril 2023.

3 Marc Perez et Richard Perez, « Update 2022 — A fundamental look at supply side energy reserves for the planet », Solar Energy Advances, vol. 2, Fribourg, 2022.


Illustration : celle de l’article original sur le site du Diplo.

Permalien :

https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2023/05/24/le-diplo-on-a-marche-sur-la-tete/

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