De la complicité du consommateur

Les premiers responsables sont au début des chaînes de causalité, ce sont donc les producteurs, pas les consommateurs.


 

Quand il était à l’école normale (d’institu.teurs.trices), quelque part dans les années 1900, mon grand-père devait casser la glace pour faire sa toilette le matin : il n’en est pas mort. Retraité, il put s’offrir de brefs séjours à Nice, au cœur de l’hiver, pour y réchauffer ses vieux os. Mon grand-père a fait comme tout le monde, et comme tout le monde continue de le faire aujourd’hui : vivre avec ce que l’on a, ou ce que l’on trouve dans son environnement immédiat. Si l’eau de son école avait été chauffée, il aurait ouvert le robinet d’eau chaude.

Aujourd’hui nous savons que cette eau chaude à portée de main consomme de l’énergie, et que sa production pollue la planète de façon « insoutenable » : CO2, déchets radioactifs, dispersion de métaux lourds, consommation massive de ressources, etc. Mais est-ce une raison d’affirmer que le « consommateur est complice » ? La consommation est bien sûr le fait des consommateurs, mais il serait plus juste de dire : les consommateurs sont « le lieu » de la consommation, celle-ci advenant dans les ménages qui ont domicile et équipement ménager. (Un SDF ne peut guère polluer que son petit mètre-carré de trottoir, quand il en trouve un…) Mais consommation et pollution sont aussi le fait des producteurs : avant que le charbon ne devienne accessible aux ménages, (et aux écoles d’institu.teurs.trices), il a fallu extraire du fer, le traiter dans les hauts-fourneaux, construire moult machines, creuser de nouvelles mines, créer des voies de chemins de fer, etc.

Dès lors se pose une question dont personne ne semble percevoir l’abîme : qui pollue ? Réponse : tout le monde et personne. Qui ouvre son robinet d’eau chaude n’est pas un chasseur-ceuilleur perdu dans la jungle ou le désert du Kalahari: c’est un être humain ordinaire coincé dans un certain milieu socio-économique. L’eau chaude à sa disposition provient du « système » qui l’a rendue possible. Sans lui, il n’y aurait qu’un seul robinet au-dessus de son lavabo : celui d’eau froide bien sûr, il serait obligé de faire avec, et la question de savoir « qui pollue » ne se poserait pas de la même façon. Mais admettons que nous soyons coupables de nous laver à l’eau chaude parce que l’on pourrait se restreindre à l’eau froide : le problème se corse quand on constate que le moindre geste de notre consommateur est polluant. Il pollue dès qu’il ne se déplace pas à pied, il pollue quand il mange des légumes et des fruits cultivés artificiellement, il pollue quand il dort sur un matelas bourré de produits synthétiques, il pollue du seul fait d’habiter un appartement dont la construction a été consommatrice de ressources, il pollue quand il s’habille de textiles synthétiques, il pollue quand il fête noël avec un sapin et ses décorations, il pollue quand il regarde la télé, quand il « va sur Internet », il pollue quand il se fait soigner dans un hôpital qui est aussi source de pollutions, il pollue bien sûr encore plus s’il se déplace en voiture, s’il prend l’avion,… Bref, il pollue chaque seconde de sa vie, de sa naissance à sa mort, (où son incinération consommera aussi de l’énergie).

Si le consommateur participe à la pollution collective dans le moindre de ses actes, il n’est bien sûr pas seul. Placés à l’entrée du système, les producteurs sont les premiers pollueurs dans l’ordre des opérations et dans l’histoire du capitalisme. Quel consommateur a demandé que l’on construise des machines à vapeur, des voies de chemins de fer, des mines de charbon, des aciéries ? Certes, le consommateur peut se féliciter de tous les « progrès » dont il profite en bout de chaîne, mais il n’a pas de mémoire : avant, il s’en passait fort bien, rien ne pressait et le progrès pouvait attendre. Considérer aujourd’hui qu’il est « complice », c’est oublier qu’il est aussi producteur, (de sa force de travail), et qu’à ce titre il s’était opposé avec violence à la quasi totalité des inventions capitalistes et administratives, y compris celle de l’adresse postale. Si l’on peut lui faire un reproche, c’est uniquement celui d’avoir capitulé après que ses révoltes ont toutes été matées dans le sang.

Le « consommateur complice » est un être littéralement façonné par l’Histoire, par les générations de la caste des dominateurs, par ces êtres humains parmi les plus intelligents mais uniquement doués pour l’enrichissement personnel ou le pouvoir politique. Des gens cons, il faut dire, parmi les plus cons qui soient, mais leurs intérêts personnels ont malheureusement le bon goût de se compléter : à cause d’eux, il y a longtemps que l’on ne peut plus glisser une feuille de cigarette entre capitalisme et politique. Pour avoir quelques exemples historiques, revoyez ce récent documentaire d’Arte, « La loi de la banane », dont je viens de parler dans « Espoir et capitalisme » : on y trouve dès le 19ième tous les ingrédients qui font le capitalisme d’aujourd’hui.

Peut-on dire que le consommateur est complice, coupable ou responsable, des méfaits du système ? En tous lieux et de tous temps lesdits méfaits ont certes des responsables, mais ce fut toujours une très petite minorité qui a voulu que certains processus adviennent, et qui sont malheureusement parvenus à leurs fins. Aujourd’hui, les méthodes du capitalisme sont tellement répandues et tellement perfectionnées que la « très petite minorité » s’est fondue dans la masse. Le pouvoir capitaliste est devenu impersonnel : ses grands patrons sont responsables bien sûr, mais ils ne pourraient rien faire sans les actionnaires, lesquels tiennent les gouvernements en laisse par la libre circulation des capitaux, etc. etc. Le seul vrai tort du consommateur, c’est de vouloir ce que les gens ordinaires demandent depuis toujours : vivre en paix, sans avoir une meute de loups sur le dos. Il ne veut sûrement pas faire la révolution qui serait nécessaire pour mettre fin à une « complicité » à laquelle il ne peut rien : il n’est ni complice ni victime, seulement un rouage parmi les milliards que compte ce système qui nous dépasse.

Paris, le 3 décembre 2017


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