Déni, aveuglement et ignorance

Oui il y a déni, et cela mérite un coup de projecteur.


Depuis l’apparition de la collapsologie dans la sphère publique, le « déni » est de plus en plus souvent évoqué dans les commentaires d’internautes, et il semble que beaucoup en fassent une explication de notre course effrénée vers l’abîme. Il s’agit assurément d’un sujet d’importance qui ne peut être nié, mais il mérite d’être débroussaillé parce que le mot vient un peu trop facilement sous la plume alors qu’il recouvre une réalité pour le moins subtile et diverse.

Déni et deuil

Le mot a fait une apparition remarquée dans cette vidéo de Pablo Servigne tournée lors des « Rencontres Déconnomiques » 2015 où il dit, (20′) :

« Plus on était clair dans les chiffres, (…), et plus les émotions sortaient. (…) On a compris après, (…) qu’en fait on était en train de passer un deuil, un processus de deuil, vous savez quand vous perdez quelqu’un, un proche, vous passez par ces phases… de déni d’abord, on va parler du déni après [à 25′], (…) »

Pris au pied de la lettre, de tels propos sont contestables, car le modèle du deuil sur lequel ils s’appuient n’est pas scientifique et le mot « deuil » est exagéré. Mais l’image est juste si l’on considère que la collapsologie conduit à l’acception d’un renoncement, comme dans le deuil. Il ressort en tout cas de ce discours que ce déni-là est transitoire, d’ordre propédeutique et de portée uniquement individuelle.

Le déni collectif

Dans cette autre vidéo, Yves Cochet se situe aux antipodes. L’interviewer lui demande, (8’23) : « Quel est votre regard et comment expliquez-vous ce déni de la classe politique ? » La réponse arrive à la minute 9 :

« Ce déni vient du fait que la plupart des gens, que ce soit le grand public, que ce soit nos frères et sœurs chinoises, que ça soit le personnel politique que je connais bien quand même depuis plus de 20 ans en tant que politique professionnel à l’échelon national ou international au parlement européen, eh bien, ils ne croient pas que ça peut arriver, parce qu’ils ont cette espèce de mythe de croyance, de croyances religieuses dans le progrès, dans le marché, dans la science, dans la technologie, et dans la créativité humaine. Donc ils sont sincères lorsqu’ils disent : « Non, on va y arriver. On va faire un peu de développement durable et de transition énergétique et écologique, comme la loi de Ségolène Royale, la loi de 2015. » Alors ça ne marchera pas du tout, c’est une loi qui est, j’allais dire, « mort-née » parce que, avant même qu’elles soit mise en œuvre, eh bien il y a des tares, on peut dire, « intrinsèques » dans cette loi. Mais ils sont sincères, ils ne peuvent pas penser que quelque chose d’aussi atroce que l’effondrement puisse arriver. Et c’est normal, et c’est d’ailleurs pour ça, je vais plus loin, c’est pour ça que l’effondrement va arriver, parce que le déni est général, il n’y a qu’un pour cent des gens comme moi, comme vous, comme peut-être quelques uns ici qui y croient. Et pourquoi on ne peut pas y croire ? Eh bien parce que c’est ce que le philosophe Günther Ander appelait un phénomène supra liminaire, c’est-à-dire l’appareil cognitif humain, depuis l’aube de l’humanité, par l’évolution, l’évolution au sens darwinien, n’a pas été habitué à affronter des catastrophes de cette grandeur-là. »

Avec Yves Cochet, nous sommes dans le vrai déni, celui qui peut surgir face à l’impensable, et cela justifie de pousser hors de la photo les climato-sceptiques comme les climato-réalistes, car ils recourent à de fausses démonstrations. Pour eux, le réchauffement climatique est tout à fait pensable, ils le connaissent même assez bien pour pouvoir affirmer, « preuves à l’appui », qu’il n’existe pas, et donc que ce n’est pas un problème. Ces trublions sont plus dans le négationnisme et l’opposition idéologique que dans le (vrai) déni ou l’aveuglement.

Le voile noir

Avant d’aller plus loin, nous allons prendre un exemple concret, car il importe de saisir que le vrai déni porte plus sur la perception des faits que sur les faits eux-mêmes, comme l’explique Wikipédia :

« L’acte de déni refuse de prendre en charge certaines perceptions : un fragment, éventuellement important, de la réalité, se voit totalement ignoré ; la personne qui dénie se comporte comme si cette réalité n’existait simplement pas, alors qu’elle la perçoit. »

Autrement dit, les faits ne font l’objet d’aucune considération en dépit de leur importance, mais ils ne sauraient être niés, c’est ce qui fait tout l’intérêt du phénomène. Dans un livre émouvant, « Le voile noir », Anny Duperey a raconté son cas personnel et exemplaire. Alors qu’elle n’était qu’une enfant, elle a retrouvé père et mère inanimés sur le carrelage. On lui a expliqué qu’ils étaient morts, (intoxiqués par le poêle), elle a assisté à leur enterrement et, au retour de la cérémonie, elle a « décidé » que sa vie n’en serait pas changée. Elle ne pouvait évidemment ignorer qu’elle serait orpheline pour toujours, qu’elle ne reverrait jamais ses chers parents : car le déni n’est pas une amnésie, c’est une occultation de faits que « l’on ne peut pas ignorer » tellement l’on s’y trouve impliqué. L’esprit parvient cependant à les mettre sous le boisseau pour s’épargner de la souffrance, l’actrice le dit en ces termes : « Faites pleurer les enfants qui veulent ignorer qu’ils souffrent, c’est le plus charitable service à leur rendre. »1

Le déni de l’effondrement

Maintenant que le terrain est déblayé, le diagnostic d’Yves Cochet apparaît bien confirmé :

  • L’effondrement à proprement parler reste incertain mais il y a au moins un facteur qui le rend inéluctable : le pétrole dont personne ne peut prétendre qu’il sera éternel. Ce fait et tant d’autres sont clairement perçus à travers moult études scientifiques, et seuls des énergumènes les nient pour faire parler d’eux, (ou servir d’occultes intérêts).
  • Il y a même des faits positifs, par exemple « la loi Ségolène Royale de 2015 » et les COP sous l’égide de l’ONU, qui prouvent que les Autorités tentent de le prendre en compte.
  • Le déni n’est donc pas absolu puisque les faits sont un peu pris en considération, mais l’on sent bien que le peu d’attention accordée n’est pas à la hauteur de ce « quelque chose d’aussi atroce que l’effondrement ».

L’on peut donc raisonnablement admettre que le déni est avéré, au moins sur le plan collectif, mais nous voilà guère avancés. Puisqu’il n’est pas négation des faits, l’on ne peut pas le combattre par l’argumentation ni la persuasion, et l’incertitude sur son existence ne joue qu’un rôle mineur. Le vrai problème se pose ainsi : comment donner du poids à cette connaissance de l’effondrement ?

L’on pense bien sûr à la publicité, aux « réseaux sociaux » et aux techniques de propagande, mais ce serait mal comprendre la question. Le déni qu’il importe de considérer n’est pas collectif parce que « la plupart des gens, que ce soit le grand public, que ce soit nos frères et sœurs chinoises » se refusent d’y croire, mais parce que la menace de l’effondrement ne pèse que des « cacahuètes » comparée à celles qui encombrent « l’agenda international » et que l’on ne connaît que trop bien. C’est cela le vrai déni : une opération mentale par laquelle l’on relègue les faits concernés à des éléments du décor. Il suffit de voir avec quel entêtement, avec quel « aveuglement », la « communauté internationale » cherche à éliminer Bachar el Assad, (et à s’opposer à la Russie qui le soutient), alors que la Syrie ne pèse que 18 millions d’habitants. Bien sûr, il y a derrière son tragique destin des enjeux géostratégiques considérables, ceci explique cela, mais la conséquence est sans appel : l’effondrement n’apparaît qu’en toile de fond dans les relations internationales.

C’est pourquoi, si d’aventure le grand public y accordait une quelconque importance, rien n’en serait changé : parce que ce n’est pas lui qui décide de ce qui est important ou pas, de ce qu’il convient de mettre en pleine lumière ou de couvrir d’un voile noir. Notre pronostic est que le grand public y croira « bien assez tôt » : lorsque les pouvoirs prendront argument de l’effondrement pour justifier des politiques qui seront forcément douloureuses…

Paris, le 4 mai 2018

1 Cf. Quelques extraits du « Voile noir« .


Plus de publications sur Facebook : On fonce dans le mur

Illustration : http://liratouva2.blogspot.fr/2013/02/le-voile-noir-anny-duperey.html

3 commentaires sur “Déni, aveuglement et ignorance

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