NOTE du 25 janvier 2022 : pour savoir comment ça se passe hors de toute civilisation, lire cet article de Slate : « Infanticide dans les tribus amazoniennes: jusqu’où faut-il respecter les cultures autochtones ? » On y apprend que les enfants malades, dans certaines tribus, sont enterrés vivants, ça ne badine pas.
Découverte de Patrick Tort, agrégé de littérature, linguiste, philosophe, historien des sciences et « fan » de Darwin dont il est en train de traduire l’œuvre intégrale. C’est aussi un théoricien de la connaissance : selon lui, « le matérialisme n’est pas une « philosophie », mais la « condition de possibilité de la connaissance objective », c’est-à-dire de la science ».
Quand quelqu’un comme Patrick Tort parle de l’évolution humaine, on ne peut faire autrement que le prendre au sérieux. Or donc, il a une explication naturaliste de la civilisation, Huet en a fait le sujet d’un billet, « La civilisation et le Smilodon », mais c’est un autre blogueur qui le cite longuement :
« Ce que j’ai nommé l’« effet réversif » est le mouvement par lequel l’humanité passe, au cours de son histoire évolutive, d’un état archaïque où sévit encore la loi de l’élimination des moins aptes (sélection naturelle) à un état dit « civilisé » dans lequel s’organise au contraire et s’étend leur protection.
Ce mouvement, très long à l’échelle historique quoique très court par rapport aux temps que l’on mesure dans l’évolution, a lieu suivant Darwin (La Filiation de l’Homme, 1871) grâce à la sélection des « instincts sociaux », dont le déploiement, couplé avec celui des capacités rationnelles, s’accompagne d’un élargissement coextensif du sentiment de « sympathie », lequel se caractérise par des effets notablement anti-sélectifs : soins apportés aux malades et aux infirmes, assistance envers les miséreux, reconnaissance du « semblable » dans l’étranger, sentiment d’humanité envers les animaux, etc. Telle est pour Darwin la tendance évolutive du processus de civilisation.
Corrélativement, explique Darwin, la « lutte pour l’existence », bien qu’elle ne disparaisse pas entièrement du présent, abandonne peu à peu son rôle de mécanisme dominant — ou de dynamique majeure – au sein de l’évolution de l’humanité « civilisée » au profit de l’éducation sous ses multiples formes – intellectuelle, religieuse et morale. »
Apparemment, « l’effet réversif » est simplement un nom que Patrick Tort a mis sur un phénomène décrit par Darwin pour expliquer le passage à la civilisation. Il semble que la protection des « moins aptes » joue contre la sélection naturelle, mais celle-ci a sélectionné les « instincts sociaux » qui favorisent l’entraide et donc la protection des « moins aptes » : y a-t-il vraiment un paradoxe ? Impossible à dire, et c’est sans doute pourquoi Patrick Tort illustre l’effet réversif par un ruban de Möbius dont les deux faces opposées n’en font qu’une.
A titre de comparaison, les loups sont aussi très sociaux mais ne doivent pas être trop nombreux sur leur territoire afin d’y trouver suffisamment de proies. Aussi, quand un congénère solitaire se retrouve face à une meute, il ne peut pas s’y intégrer et a toutes les chances de se faire tuer : les loups exercent une pression sélective sur eux-mêmes, et limitent leur population aux individus capables de vivre en meute : « les moins aptes » se font éliminer sans pitié.
Pour nous il n’y a pas de paradoxe, seulement deux phénomènes évolutifs qui coexistent depuis la nuit des temps : coopération et concurrence. Si le premier en est venu à dominer au sein de l’espèce humaine, au point de faire émerger « la civilisation », ce ne peut être que parce que les humains ont appris à produire toujours plus de nourriture, car, in fine, il faut bien nourrir ces « moins aptes » que l’on protège.
Plutôt qu’un « état dit civilisé », la théorie de Darwin-Tort explique un « état moralisé » que l’on retrouve chez les peuples premiers, et qui était sans doute une condition préalable et nécessaire à « la civilisation ». Mais celle-ci comporte quelque chose de plus que la morale n’explique pas : l’on ne sait toujours pas pourquoi les humains de Göbekli Tepe, 12.000 ans avant JC, se sont mis à tailler d’énormes mégalithes. Si paradoxe il y a, c’est plutôt dans ces constructions qu’il faut le chercher, car elles exigeaient une dépense d’énergie inutile, (au moins dans les apparences), alors que les autres espèces sont parcimonieuses de la leur.
Ce qui explique le mieux l’évolution spécifique des humains, (mais pas l’apparition de « la civilisation »), ce sont les gènes à l’origine de l’expansion du cortex cérébral, « siège de multiples fonctions cognitives supérieures ». Selon cet article de Pour la Science, au cours du quatrième mois de grossesse, le gène ARHGAP11B, qui « serait apparu peu après la divergence avec les chimpanzés », provoque la « formation de plus de 3 000 nouveaux neurones par seconde ». Inutile de chercher plus loin.
La tentation est grande d’expliquer les mégalithes de Göbekli Tepe par des motivations d’ordre religieux, mais ils font entre 10 et 15 tonnes, leur extraction et leur transport ont exigé beaucoup d’organisation sociale, de travail et de compétences, toutes choses qui n’appartiennent pas au registre de la spiritualité. C’est pourquoi l’on peut voir dans l’édification de ces premiers mégalithes une manifestation du « matérialisme » et du « rationalisme », c’est-à-dire les premières pratiques collectives fondées sur « la science » de l’époque. (Il n’est pas interdit d’y voir aussi l’invention du travail, et le début de l’exploitation de l’homme par l’homme.)
Une chercheuse suisse aurait montré que la morale est moins efficace que l’égoïsme pour motiver des comportements. Selon elle, l’on apprécie plus de savoir que : « Robert s’est acheté une voiture qui consomme peu pour réduire ses frais », plutôt que : « Robert s’est acheté une voiture qui consomme peu pour réduire son impact environnemental ». Ce résultat serait « contre-intuitif » selon l’article, mais pour nous c’est une évidence : un petit pourcentage de frais en moins sur son budget est plus motivant qu’un milliardième1 de pollution en moins sur la planète.
L’accord entre l’UE et le Mercosur fera disparaître 90% des droits de douane, ce qui provoquera une intensification des échanges commerciaux, donc de la production et de la consommation qui sont à l’origine de tous les dégâts. Cette signature découle directement du capitalisme mondialisé et de la bureaucratie de l’UE, mais cela n’empêchera pas de « brillants esprits » de prétendre que le capitalisme et les États n’y sont pour rien, et que les « vrais responsables » sont les consommateurs. Piètre consolation : Nicolas Hulot a immédiatement dénoncé cet accord.
51 milliards d’euros pour le nouvel aéroport pékinois avec toutes ses interconnexions : si ce n’est pas l’œuvre du capitalisme, ça lui ressemble beaucoup.
Amusante et édifiante interview d’un lobbyiste pur jus, par Guillaume Meurice :
Quand des manifestants chinois bloquent l’aéroport de Hong Kong, (ou utilisent des lance-grenades), ce sont des « pro-démocrates » et la police fait preuve d’une « violence inouïe ». Quand des manifestants français bloquent des ronds-points, l’extrême-droite en est forcément le chef d’orchestre, et les violences policières n’existent pas. C’est toujours la même rengaine du deux poids deux mesures, et ça décourage d’écrire car, soit le lecteur l’a compris depuis longtemps et ce n’est pas la peine d’en parler, soit il ne l’a pas encore compris et ne le comprendra jamais.
Publié le 7 juillet 2020
1 Les statistiques montrent qu’il y a plus d’un milliard de voitures dans le monde. La contribution de chacune est donc de l’ordre du milliardième, et même beaucoup moins en réalité car les voitures ne sont pas seules à polluer.
Illustration : iowapublicradio.org : « Statue of Charles Darwin at the Natural History Museum in London »
Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2020/07/07/ripopee-darwin-et-la-civilisation/