Nucléaire ou barbarie ? Et où mettre le curseur entre genre humain et environnement ?
Il est notoire que Jean-Marc Jancovici défend l’option de l’énergie nucléaire afin d’« amortir la décroissance » qui viendra tôt ou tard. Comme il le répète à chaque interview et conférence, le but est de « gérer » au mieux cette décroissance afin d’éviter que « la barbarie » ne s’installe. Cette position est emblématique du personnage, elle est mise en exergue sur Wikipédia ainsi que dans cette vidéo d’Arte qui commence par ces mots :
« En gros, je vois le nucléaire comme un amortisseur de la décroissance, plus efficace que l’éolien ou le solaire. Et amortir la décroissance quand on est dans un monde instable, c’est diminuer les risques, parce que sinon, la décroissance subie et rapide, ça se termine en barbarie. »
Dire que « le nucléaire est plus efficace que l’éolien ou le solaire » ne peut pas plaire aux écologistes qui misent sur l’éolien et le solaire, des énergies réputées moins polluantes et moins risquées. Et « diminuer les risques sociaux » de la décroissance, c’est du langage managérial qui ne leur parle pas. Cela suffit à expliquer pourquoi ils sont vent debout contre Jancovici, les plus extrémistes d’entre eux lui reprochant de « ne pas être contre le système »1, et certains allant jusqu’à le traiter de « pourriture scientiste ».
Les deux points de vue sont irréconciliables, parce qu’ils se situent à des niveaux différents : diplômé de l’École Polytechnique, Jancovici est un homme du sérail qui préconise des solutions pragmatiques dans le cadre du système, alors que « les écolos » n’ont jamais eu de vraies responsabilités gouvernementales. Leur mérite est seulement de mener depuis des décennies une résistance contre les excès du système, mais leur pouvoir de changement est strictement nul. L’écologie ayant pour raison d’être la « protection de l’environnement », (et indirectement de notre santé), il n’y a rien dans son ADN concernant la conduite de la vie publique, de sorte qu’on ne leur a jamais accordé, pour des raisons électorales, que des quarts de strapontins dans les instances gouvernementales.
Comme le suggère le dessin ci-contre, le système n’a cure de l’environnement, il ne réagit qu’à ce qui menace hic et nunc ses administrés, au point de « tout arrêter » le cas échéant pour les protéger d’une maladie contagieuse. C’est bien sûr fort regrettable mais c’est ainsi, et il est impossible que cela change : si l’espèce humaine devait se trouver réduite à un million d’individus, elle continuerait de se protéger elle-même avant de penser aux autres espèces et à son environnement.
Le devoir instinctif de protéger ses proches, et surtout sa descendance, est quasi universel chez les mammifères, et ce que l’on appelle « la civilisation » l’a étendu aux plus faibles.2 On retrouve ce principe même chez les plus farouches opposants au système, puisqu’ils sont les premiers à dénoncer des scandales, (sanitaires ou autres), au nom des « vies que l’on pourrait sauver ». Mais ce principe, à la base de la civilisation et de la morale dominante3, est d’autant moins pris en compte par les écologistes qu’ils sont plus radicaux. Ils sont logiques à leur manière : la vie de l’espèce humaine n’étant plus compatible avec la « protection de l’environnement », la solution limite, pour les plus radicaux, est la fin du système quels que soient les coûts humains.
L’on comprend aisément que, sans la contrainte de protéger ses semblables, on est libre d’envisager de « meilleures solutions ». C’est pourquoi celle de Jancovici, reposant entièrement sur cette contrainte, apparaît comme « mauvaise », (si ce n’est haïssable), aux yeux de qui l’ignore ou en minimise l’importance. Mais où positionner le curseur entre genre humain et environnement ? Tant que l’on raisonne in abstracto, on peut le mettre où on veut, et les écolos ne s’en privent pas, mais quand on est sur la passerelle, avec la responsabilité de diriger effectivement le navire, de l’envoyer dans une direction plutôt qu’une autre, le tout dans un épais brouillard et sans boule de cristal, le peut-on encore ? En d’autres termes : peut-on faire fi des vies humaines ? La réponse est évidemment négative, et c’est ce critère plus que tout autre qui distingue les « solutions responsables » des « solutions théoriques », (pour ne pas dire « hors sol »).
Il y a pléthore de ces « solutions théoriques » qui fonctionnent très bien sur le papier, mais dont les conditions de réalisation ne sont pas réunies et ne le seront jamais. C’est le cas du « voyage dans le temps » qui fait « rêver » chez les amateurs de physique, de la fin de l’alimentation carnée chez les vegans, et des modèles pharaoniques pour « sauver la planète » chez des scientifiques. Autant « le système » est critiquable, et odieux pour le plus grand nombre, autant il est impossible de l’effacer et de faire comme s’il n’existait pas, car il impose ses conditions de facto. Un exemple suffira à l’illustrer : alors qu’on attendait beaucoup de l’isolation thermique des bâtiments pour économiser de l’énergie, il appert d’une étude que ça n’a servi à rien en Allemagne qui a pourtant lâché 340 milliards d’euros en dix ans. Principal fautif : le fameux effet rebond qui a joué à fond, les gens ayant tendance à augmenter la température de leur appartement dès lors qu’ils le savent isolé.
Pour revenir au dilemme « nucléaire ou barbarie », disons qu’il est impossible de le trancher car il faudrait une boule de cristal pour savoir qui, de Jean-Marc Jancovici ou d’Yves Cochet, aura raison dans plusieurs décennies. Nous avons vu en effet, dans le billet précédent, le point de vue d’Yves Cochet qui est tout à fait pertinent :
« Si je sors du raisonnement économique, le nucléaire ne peut fonctionner selon moi que dans des sociétés stables, démocratiques et très technologiques. Ces trois conditions sont nécessaires pour la gestion des déchets nucléaires, dont la radioactivité dure plusieurs dizaines de milliers d’années. Or, qui peut parier sur le fait que la France, ou l’Europe, conserve la même stabilité, le même niveau technologique et le même système démocratique dans le contexte de crise qui marquera le 21e siècle, et possiblement le 22e siècle ? »
Jancovici est dans le vrai à dire que l’industrie nucléaire n’est pas plus polluante qu’une autre, et n’a pas fait autant de morts que bien d’autres, mais rien ne dit que ce sera toujours le cas : il y a un risque bien réel que le souci d’amortir la chute pour la société ne conduise, au final, qu’à la rendre plus brutale pour l’environnement.
Un autre argument sérieux contre Jancovici, (et repris par Arthur Keller sur FB), consiste à dire, avec Jean-Christophe Anna, que « le climat n’est pas le bon combat ».4 Son principe est le suivant : le « bon combat » est pour la vie, alors sauvons la vie et le climat suivra. C’est un argument de poids car, si l’on sauve le climat pour continuer de détruire l’environnement, c’est évidemment absurde. En revanche, puisqu’il faudra bien réduire la « facture énergétique » pour sauver la vie, alors du même coup l’on sauvera ce climat dont le réchauffement n’est qu’un symptôme. Ce raisonnement est séduisant mais comporte de gros défauts :
- Le climat n’est pas seulement un symptôme, c’est aussi une cause.
- Climat et environnement sont les deux faces d’une même médaille : lutter contre le réchauffement climatique devrait conduire à réduire la consommation, et ainsi à sauver la vie.
- De nombreuses causes climatiques sont aussi écologiques : déforestation, océans, glaciers…
- La lutte pour le climat étant une tâche herculéenne et nécessaire, ce n’est pas une bonne idée de proclamer que ce n’est pas le bon combat.
- Le CO2 est un paramètre de contrôle objectif sur la base duquel on peut établir des accords et constater les désaccords, mais il n’y a rien d’équivalent en ce qui concerne « la vie ».
- Plus de la moitié de l’humanité vit entre quatre murs de béton ou dans des bidonvilles, et ne connaît rien à « la nature » ni « la vie » des autres espèces : quelles sont les chances de motiver les masses dans ces conditions ? Au contraire, le climat touche chaque mètre-carré de la planète.
- Après des décennies de négociations internationales extrêmement laborieuses et complexes, ce ne serait pas une bonne idée de lâcher la proie pour l’ombre.
- De manière générale, les théories écolos ne passent pas la rampe, elles ne sont pas assez mûres pour prendre en compte les réalités économiques, et les écolos se font ridiculiser tous les jours. (Sans doute à tort, mais c’est un fait.) Dans ces conditions, est-ce bien raisonnable de miser sur eux pour « sauver la planète » ?
Terminons sur le cas caricatural d’un certain Yves Paccalet :
« On reproche aux écologistes leur catastrophisme. Ils ne sont qu’objectifs. L’humanité disparaîtra d’autant plus vite qu’elle accumule les conduites ineptes. Elle s’imagine au-dessus de la nature ; elle est dedans. »
Ils ne peuvent pas être « objectifs », car ils ignorent que la civilisation occidentale s’est construite depuis des millénaires contre la nature, en mettant toujours le curseur du côté du genre humain et non pas de l’environnement. Résultat : l’humanité vit bel et bien au-dessus de la nature et non pas dedans. Nous avions déjà cité cet auteur dans « Écologie » pour poser cette question : Est-ce que vivre à Manhattan c’est vivre « dans la nature » ?
Paris, le 6 octobre 2020
1 Sur son site Le Partage, Nicolas Casaux va même jusqu’à accuser Jancovici de « faire la promotion » de la « société industrielle capitaliste » ! Lire : « Wanted : Giraud, Jancovici, Bihouix ».
2 Cf. billet « Darwin et la civilisation » qui donne quelques références.
3 Cf. polémique sur les vieux mal protégés du coronavirus dans les EHPAD, ou privés de contacts avec leurs proches.
4 A propos du livre « Le climat n’est pas le bon combat », on peut lire aussi ce très long article, plein de graphiques et lourd à charger, mais très intéressant : « Le climat n’est pas le bon combat… sauvons la vie ! »
Illustration : « Nucléaire. Quand EDF joue avec la durée de vie des centrales »
Plus de publications sur Facebook : Onfoncedanslemur
Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2020/10/06/le-dilemme-fondamental-selon-jancovici/
Je réagit à chaud et j’avoue ne pas avoir lu Yves Paccalet, mais il me semble que ce qu’il dit est juste dans le sens que l’humanité dans son ensemble est inclus dans la nature (dans le sens de l’ensemble du vivant et de leurs environnements) et en a besoin pour se perpétuer.
Un être humain peut vivre en dehors de la nature dans une « bulle artificielle », mais celle-ci est toujours inclue dans « la nature ».
Merci pour l’article, bonne continuation.
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Oui, certes, c’est la manière conventionnelle de voir les choses. L’humanité est « dans la nature » au sens quasi ensembliste du terme, au sens où « la nature » englobe tout. Mais c’est un sens faible alors qu’il en fait un sens fort quand il dit : « Elle s’imagine au-dessus de la nature ; elle est dedans. » C’est là son erreur, car une grosse majorité des humains vit dans des constructions en béton ou dans des bidonvilles, c’est cette majorité qui a le plus de poids dans la marche du monde, et l’on ne peut pas dire qu’elle vit « dans la nature », mais bel et bien « au-dessus », dans une « bulle » artificielle.
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Quel est le critère implicite derrière les notions d’habitats naturels ou artificiels ? J’aurais envie d’invoquer les flux d’énergie sans commune mesure qui ont permis leur construction : renouvelables pré-industriels (muscles, bois, vent, soleil, fleuves…) à opposer aux fossiles et tous leurs dérivés haute technologie. À ce compte, même les plus grandes cités pré-industrielles peuvent être considérées comme dérisoires en terme d’artificialisation, en raison de sources d’énergie limités aux processus naturels environnants.
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Effectivement, l’énergie mise en jeu pour l’élaboration des immeubles modernes, (et dont la comptabilité doit inclure celle nécessaire à la fabrication des machines utilisées), est un excellent critère pour distinguer le naturel de l’artificiel. Je trouve qu’il fonctionne très bien pour distinguer par exemple la cathédrale Notre-Dame des gratte-ciel.
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Merci pour cet excellent article une fois de plus !
Les scénarios « vertueux » proposés, quels que soient leurs principes sous-jacents, impliquent tous de distordre plus ou moins le système. Ils n’ont aucune chance de se réaliser, même celui de Jancovici. Seuls les acteurs les plus influents peuvent peut-être appliquer quelques uns de leurs scénarios, mais leur dilemme dans l’action ne sera vraisemblablement pas « vies humaines versus environnement » mais plutôt « puissance versus état de délabrement de l’objet de leur puissance » !
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Je partage tout à fait votre pessimisme… 🙂
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