Le consommateur est impuissant au sens sexuel du terme, parce qu’il ne produit ni féconde rien : il consomme comme on consume.
Si vous aimez culpabiliser à en perdre le sommeil, imprégnez-vous de cet article d’un blogueur de Médiapart sobrement intitulé : « Esclavage, crimes de masse… ces atrocités que nous finançons par notre consommation ». De la part d’un auteur qui se dit « enseignant/chercheur en droit », on est « en droit » d’attendre quelque chose de plus sophistiqué et de plus original. On aimerait trouver sous sa plume des raisonnements précis, non un ressassé d’explications finalistes, surtout à notre époque où tout est financé par l’endettement. L’on se demande quelle mouche l’a piqué de pondre 3700 mots pour justifier que nous sommes tous des criminels, comme nous étions « tous Américains » au lendemain du 9/11.
Comme de juste, la « dissonance cognitive » joue à plein régime. S’entendre rappeler qu’on ne peut pas manger un carré de chocolat sans « commanditer », à l’autre bout du monde, le travail exténuant de mioches qui seraient mieux à l’école, ce n’est pas très confortable, c’est même très désagréable. Surtout si l’on aime le chocolat. Malheureusement, cela n’explique pas pourquoi on en produit, ni pourquoi on fait travailler des enfants dans les plantations, ni pourquoi on est assez riche pour en acheter, ni comment le phénomène pourrait s’arrêter si « moi, consommateur », j’arrêtais d’en manger. Cela fait quand même pas mal de questions sans réponse pour un texte d’une telle longueur. Le monsieur en a une cependant pour la dernière question :
« La puissance, c’est nous, consommateurs ou acteurs économiques, qui la partageons. Ce sont nous les commanditaires des produits que nous consommons. Se dédouaner de notre responsabilité en expliquant, en quelque sorte, que les politiques sont les seuls responsables car ils ne nous empêchent pas de commanditer en pratique des violations de droits de l’homme revient à se tromper soi-même. »
C’est horripilant de voir une personne censée être intelligente, cultivée, au fait des phénomènes qui agitent le monde depuis deux siècles, notamment le capitalisme analysé sous toutes ses coutures par un certain Karl Marx, de voir donc une telle personne balancer, sans l’ombre d’une analyse, que « les consommateurs » peuvent s’ériger en « puissance », un terme qui en fait le moteur de l’Histoire alors que la consommation est d’une invention concomitante à celle du marketing moderne, lequel remonte au coup d’éclat d’Eddie Bernays. En réalité, le consommateur n’a d’autre « puissance » que celle que lui confère le système via les produits commercialisés : il est doté de multiples pouvoirs, certes, mais pas celui d’agir sciemment sur son environnement ni sur l’Histoire. Au demeurant, si l’on fonce dans le mur, c’est aussi parce que les consommateurs ne font rien pour qu’il en aille autrement, et ils ne font rien parce qu’ils sont faits pour consommer, non pour changer le monde. Changer le monde, ils le font en permanence mais dans une autre phase du cycle : quand ils sont à l’usine, sur un chantier ou dans un bureau, quand ils agissent en tant que producteurs. (Désolé pour le rouge, mais il n’est pas de trop pour certains.) Les vrais coupables sont ceux qui nous ont conduit dans l’impasse éco-énergétique : les élites, les classes moyennes, les philosophes, les économistes, les capitalistes, les banquiers, les juristes, les scientifiques, les ingénieurs, les managers, les publicistes, les marchands, les inventeurs, les gourous, les optimistes et les beaux parleurs. Sans oublier les politiques, les militaires, les magistrats au service du pouvoir et les policiers. Même les éleveurs-agriculteurs-pêcheurs devraient monter dans la charrette. Et les curés ? Eux aussi sont coupables, pour avoir toujours prêché le respect de l’ordre établi à cause duquel tout arrive. Et l’on ne parle pas des colons européens qui furent les premiers à mettre le monde en coupe réglée : des consommateurs ces colons ?
Notre « enseignant/chercheur en droit », qui devrait avoir au moins deux notions de philosophie, semble ignorer que « le consommateur » n’est qu’un archétype, une « figure » abstraite sans doute utile en marketing et sciences humaines, mais dont la réalité n’est rien d’autre qu’un profil de consommation. Un consommateur, c’est la sortie d’un tuyau par lequel passe la consommation d’une personne :

Ce n’est pas demain la veille qu’on les verra devenir une force historique. Ce ne sont des « acteurs » que pour les économistes qui voient en eux le débouché final de la production, mais des économistes qui nous ont plongés dans la consommation de masse, boostée par une publicité de masse et financée, (suite au néolibéralisme mondialisé), par un endettement de masse. Pas l’ombre d’un début d’une amorce de force historique, l’endettement est au contraire la plus forte des aliénations. La masse réduit les individus à rien, pas même des numéros, tout juste des « pixels » passifs dont l’ensemble forme l’image.
Si le consommateur est coupable, pourquoi le producteur ne le serait-il pas ? Faisant mine de n’oublier personne, l’« enseignant/chercheur en droit » a quand même un petit mot pour eux dans le passage ci-dessous (où les gras sont de votre serviteur) :
« Il est toujours tentant de tourner notre attention vers notre voisin et sa responsabilité à lui. Cette responsabilité peut être réelle, mais penser qu’elle enlève quelque chose à notre propre responsabilité revient, encore, à nous mentir à nous-mêmes. En particulier, il est vrai que les producteurs ont une responsabilité directe dans les violations de droits de l’homme qu’ils commettent. Cependant, entre celui qui commet une atrocité (l’acteur sur place : régime mettant en place un camp de travail, entreprise…) et celui qui finance et commandite cette activité (la chaîne économique, avec au bout le consommateur, qui a le pouvoir ultime), personne ne peut se dédouaner sur l’autre. Or, c’est justement ce que l’on rencontre souvent : il y aurait toujours quelqu’un d’autre qui nous « oblige » à fermer les yeux sur le coût humain de notre activité économique (de consommation ou entrepreneuriale), nous qui serions des êtres bien faibles, sans pouvoir et donc sans responsabilité. »
Il reconnaît quand même, (ouf !), une « responsabilité directe » des producteurs, mais pour ajouter aussitôt que le consommateur, étant doté du « pouvoir ultime », « ne peut se dédouaner sur l’autre ». C’est du Vincent Mignerot tout craché, une position d’une absurdité sans nom car elle ne correspond pas aux faits. Que chacun rejette sa responsabilité sur autrui ne change que son propre état de conscience mais pas la marche du monde. Et les coupables, qui commettent effectivement les « violations des droits de l’homme », (ou n’importe quelle dégradation de l’environnement), ne se dédouanent sur personne : ils s’en fichent. Personne n’a besoin de se dédouaner sur les autres car chacun a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait, notamment gagner sa vie et nourrir sa famille, parfois en toute illégalité. C’est d’ailleurs ainsi que s’était expliqué un ancien braconnier chasseur de rhinocéros : il n’avait pas eu à prétexter le marché chinois, ce n’était ni son affaire ni son problème. De façon parfaitement symétrique, le consommateur n’a besoin de personne pour se dédouaner, ses besoins justifient sa consommation et la loi le protège : il n’est pas illégal de manger du chocolat, quand bien même les pires atrocités auraient été commises pour sa production. Métaphysique et inutile, l’hypothèse de Mignerot ne joue qu’au niveau des explications que l’on peut avancer, non au niveau des faits et des responsabilités réelles.
Il a donc un petit mot pour les producteurs, mais écrit un inter-titre en majuscules : « LA CONSOMMATION OCCIDENTALE, MOTEUR DES VIOLATIONS DES DROITS DE L’HOMME DANS LE MONDE » Pourquoi « la consommation » mais pas « le système », ce qui inclurait les producteurs ? La consommation n’est même pas le « mobile du crime » : Marx a montré que les biens produits ne sont que prétexte (ou levier) pour le capitalisme, son seul objectif étant d’accumuler le capital au moyen de profits. C’est du reste à cause de cela qu’on ne peut pas réguler le système en fonction d’autres critères, la protection de l’environnement ou les droits de l’homme. La consommation n’est que le « symptôme » de bonne santé du système, et ne pose problème que lorsqu’elle faiblit. Elle a des moteurs, (notamment la pub et les inégalités de revenus), mais n’est le moteur de rien du tout. Le seul moteur, c’est la volonté de puissance politique et militaire qui a produit l’impérialisme européen, celui des US depuis la fin de la 2nde GM, et produira celui de la Chine dans les décennies à venir. C’est quand même incroyable de voir les milliards s’accumuler par centaines chez les GAFAM et les BATX chinois, et qu’on fasse du consommateur lambda « le vrai responsable » de tout ce qui advient dans le monde.
D’après cet excellent article du Diplo, « Eh bien, recyclez maintenant ! », la culpabilisation du consommateur date des années 50, à l’initiative des industriels des boissons en canettes jetables, avec un énorme enjeu à la clef : empêcher le retour des bouteilles consignées. En 1953, ils ont fondé Keep America Beautiful, une ONG consacrée à la « préservation de l’environnement » mais par les consommateurs, les producteurs estimant que ce n’est pas leur problème. En 1971, ils ont lancé une campagne de pub avec pour slogan : « La pollution, ça commence par les gens. Ce sont eux qui peuvent y mettre fin » : en fait non, la pollution commence à la sortie des usines.
Le consommateur est impuissant au sens sexuel du terme, parce qu’il ne produit ni féconde rien : il consomme comme on consume. Ses choix, dans lesquels les naïfs croient distinguer « le pouvoir ultime », n’ont pas le moindre effet, car l’un des fondements du système capitaliste est justement la liberté de choix des consommateurs, c’est ce qui le différencie des systèmes administrés. Mais l’image d’un consommateur impuissant et soumis, passif, purement hédoniste et égoïste, n’est pas flatteuse, ni pour les consommateurs ni pour le système. Ce dernier a intérêt à faire croire que chacun peut « faire quelque chose », que chacun est aussi un « citoyen responsable », et qu’il appartient à chacun de résister au léviathan. Fadaises ! Voir de la « puissance » au niveau du consommateur est un fantasme : une image que l’on se donne pour étouffer l’angoisse d’un avenir qui s’assombrit de jour en jour. C’est aussi une grande illusion : croire que le système pourrait devenir moral, et qu’un jour l’on pourra consommer sans culpabilité ni dissonance cognitive.
Glissons malgré tout un mot en faveur des naïfs : oui, il faudrait culpabiliser les consommateurs, mais pas au moyen d’articles d’une stupidité telle qu’ils ne peuvent susciter qu’une violente réaction de rejet. Il paraît qu’en Suède s’est installée la honte de prendre l’avion, c’est très bien, mais il reste à mesurer l’ampleur du phénomène, et savoir comment ils s’y sont pris, ce n’est sûrement pas grâce à ce genre d’articles.
Paris, le 1er décembre 2020
Autres billets sur la culpabilité du consommateur :
- Producteurs et consommateurs
- Finalités
- De la complicité du consommateur
- Pensez à nourrir votre culpabilité
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