Critique des bases philosophiques de l’antispécisme. (Première partie ici)
Note : même s’il n’a aucune chance de s’imposer, l’antispécisme est un extrémisme qui doit être combattu comme tous les autres, parce qu’il est du même tonneau que tous les autres. C’est une source potentielle de violence, car il tourne le dos au réalisme et aux compromis. A l’heure où la guerre vient de resurgir en Europe, il n’est peut-être pas mauvais de le rappeler.
Les intérêts des animaux
L’antispécisme va cependant plus loin dans l’absurde, car il réduit les intérêts des animaux à leur ressenti en fonction de leur sentience1. Cela découle de la formule de Jeremy Bentham souvent citée :
« La question n’est pas : « Peuvent-ils raisonner ? » ni : « Peuvent-ils parler ? » mais : « Peuvent-ils souffrir ? » »
Fondateur avec John Stuart Mill de l’utilitarisme qui est à la base de l’antispécisme, Bentham est allé jusqu’à mettre au point :
« (…) une méthode de calcul du bonheur et des peines : le calcul félicifique (« felicific calculus »), qui visait à déterminer scientifiquement — c’est-à-dire en usant de règles précises — la quantité de plaisir et de peine générée par nos diverses actions. » [Bonjour le scientisme !]
C’est ignorer que la vie n’est pas faite que de plaisirs et de peines. Chez les animaux, elle comporte surtout des efforts, (pour quérir sa nourriture, construire un nid, voyager des milliers de kilomètres,…), des relations entre individus, (partenaire à séduire, progéniture à nourrir, congénère à supporter, territoire à défendre,…), et enfin une vigilance de tous les instants pour se protéger des prédateurs. Tout cela met en jeu la vie animale sur le long terme, ce dont la sentience est incapable de rendre compte. Cette notion ignore aussi le sort des espèces alors que l’écologie nous apprend qu’elles dépendent les unes des autres : c’est ainsi que l’antispécisme peut interdire de tuer les oiseaux, (des êtres sentients), mais ne peut rien pour les insectes, des animaux non sentients mais dont les premiers se nourrissent. Il ne peut rien non plus contre les espèces invasives, par exemple les chats, accusés de provoquer un « désastre écologique » en Australie.
L’absurdité ne s’arrête pas là car, en se fondant sur l’utilitarisme qui « n’a qu’un seul objectif : [maximiser] la quantité globale de bonheur » selon un bilan virtuel des peines et des plaisirs, l’antispécisme entérine les comportements humains qu’il prétend combattre.2 Si nous sommes une espèce comme les autres, et si seuls comptent les intérêts individuels, au nom de quoi les humains devraient-ils sacrifier les leurs ? Comment leur interdire ce qui est permis de facto et leur apporte un grand plaisir mais au prix de la souffrance animale ? On est bien obligé d’introduire « quelque chose de plus », à savoir notre morale, mais celle-ci intervient alors en tant qu’un « propre de l’homme » dont l’antispécisme nie l’existence.3 C’est sa contradiction de loin la plus intolérable, car le principal moyen de motiver les humains à prendre les animaux en « considération morale » ne peut être que notre morale. Mais pas celle des antispécistes, on l’aura compris. Si à leur manière on identifie le bien (moral) au plaisir, et le mal (moral) à la souffrance, alors le plaisir de manger un bon gros steak, c’est bien, et le déplaisir de s’en priver, c’est mal !4
Dans son article sur l’antispécisme, L214 écrit en gras :
« Les différences qu’on peut trouver entre les humains et les autres animaux sont de degré, et non de nature. »
L’existence de la morale chez l’homme ne suffirait donc pas à en faire un être de nature différente : difficile de mieux le ravaler au rang d’animal ! Cela implique aussi que la morale serait réductible à des calculs d’intérêts : voilà qui devrait réjouir les capitalistes ! Déjà portés à privilégier leurs propres intérêts au détriment de toute morale (conventionnelle), les civilisés conservent encore une fine couche de verni, mais cela pourrait changer si l’antispécisme devait être adopté comme base morale de nos rapports sociaux, ou si, par sa virulence et son radicalisme, il devait susciter des réactions de rejet conduisant les spécistes à accentuer le mal au lieu de l’atténuer. (L’enfer est pavé de bonnes intentions.)
La non-discrimination
Il semble que le principe fondamental de « non-discrimination en fonction des espèces » soit mal compris de certains opposants à l’antispécisme. Répondant à leurs multiples arguments, un antispéciste se défend ainsi :
« De fait, l’antispécisme ne dit pas que les humains doivent se comporter comme les autres animaux ou qu’ils ne possèdent pas de nombreuses spécificités au regard d’autres animaux. Il dit juste que l’espèce n’est pas un critère de considération morale. »
C’est effectivement ce que dit l’antispécisme, la seconde phrase énonce son principe fondamental de non-discrimination. Cependant, si la première phrase montre qu’il peut être mal critiqué, cela n’implique nullement que ce principe ne pose pas de sérieux problèmes. Premier point : il est inutile, on n’a pas besoin de lui pour accorder aux espèces une « considération morale » aussi grande que l’on veut, il suffit de pouvoir la justifier et la mettre en pratique. C’est ce qu’on fait les Américains en créant le parc national de Yellowstone un siècle avant l’antispécisme, c’est encore ce qu’ils ont fait en donnant une personnalité juridique au lac Érié, et chez nous, en France, le lac d’Annecy a retrouvé son éclat naturel sans l’antispécisme. Selon ces exemples, toutes les espèces occupant ces milieux écologiques ont été, localement mais sans discrimination entre elles et nous, avantagées par l’intervention humaine.
Deuxième point : ce principe se veut « universel », valable pour toutes les espèces peu ou prou sentientes. Quand on y réfléchit un peu, c’est hallucinant ! Il met en jeu l’infinité des cas où il y a interactions entre espèces, ce qui lui ouvre grand les portes de l’extrémisme et de l’arbitraire, car il est évidemment impossible de traiter tous les cas avec la même équité. C’est du reste à cause de cette prétention à l’universalité qu’il se fait facilement ridiculiser, et qu’il affaiblit la cause animale.5 Que faire des chats qui tuent les oiseaux et les souris ? Quid des vers de terre, non sentients mais indispensables à l’agriculture et aux oiseaux ?
Troisième point : ce principe ne dit pas que « les humains doivent se comporter comme les autres animaux », certes, mais il permet de critiquer tout comportement et tout discours comme étant discriminatoires vis-à-vis des autres espèces, ce qui conduit aussi à l’extrémisme et l’arbitraire, et peut être utilisé aussi contre la cause animale. Nous avons le même en droit social, mais son application est circonscrite par des textes de loi, et se limite à lutter contre les discriminations les plus répandues. Rien de tel avec l’antispécisme qui n’est encore qu’une nébuleuse idéologique revendiquant tout et n’importe quoi, et s’autorisant à voir de la cruauté partout. (Le discernement n’a jamais fait bon ménage avec le fanatisme…)
Quatrième point : il conduit à juger toutes choses de la vie humaine à l’aune de la vie animale et de ses intérêts supposés, de sorte que, même si l’antispécisme ne demande à personne de « se comporter comme les autres animaux », il demande que nous pensions notre existence comme celle des animaux, ce dont témoigne leur idée fondamentale d’« abolition de la division du monde entre dominés et dominants et pour la liberté des humains comme des animaux ». C’est la négation des rapports sociaux de dominance qui existent naturellement chez beaucoup d’espèces, c’est une régression qui nous fait remonter avant le Néolithique, et c’est une manière de penser que les chasseurs-cueilleurs eux-mêmes n’ont certainement jamais eue.
Dernier point : il repose sur un préjugé non questionné : que la domination serait toujours chose mauvaise pour le dominé, lequel n’aspirerait qu’à sa libération. Que ce préjugé se vérifie très souvent, et de façon extrême dans l’esclavage, n’implique pas que le dominé n’y trouve jamais aucun avantage. Si c’était le cas, les humains vivraient en solitaires, non en sociétés.
Conclusion
Il est toujours permis, (par pure libéralité), d’imaginer et de souhaiter, à la suite de Lévi-Strauss (cité par Usbek & Rica), que nos pratiques inspireront un jour :
« la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains »,
mais ce ne doit pas être au prix d’une idéologie qui nie si profondément la réalité et se montre si absurde. C’est ce que firent les chrétiens aux premiers siècles de notre ère, avec le résultat que l’on sait : l’élargissement du fossé qui nous sépare du monde vivant. Se voulant « mouvement de libération animale », (ce qui va quand même plus loin que le sacrifice de notre « seul plaisir gustatif »), l’antispécisme se promet de creuser davantage ce fossé, (dont il postule la non-existence), en mettant fin à toutes formes d’« exploitation » et de « domination ». Ce genre de rêve n’en finit pas de nous interloquer : son extrémisme et son idéalisme en font un avatar de celui des chrétiens, et nous fait dire qu’il sert avant tout les intérêts de certains individus, avides de se donner le beau rôle au détriment des modérés réalistes qui font tout le travail.
Pour finir, une petite comparaison sans raison :
A gauche, des vaches ignoblement « exploitées » par des humains, à droite, les mêmes « libérées » de toutes formes d’« exploitation »…
Paris, le 10 mars 2022
1 Être sentient : sensible à la douleur et au plaisir. Notons que l’antispécisme n’a rien à dire sur les milieux écologiques en dépit du fait qu’une infinité d’êtres sentients les habitent. Vous pouvez donc détruire tranquillement les forêts, la police antispéciste ne pourra rien vous reprocher, d’autant plus que les forêts ne sont pas sentientes.
2 C’est aussi l’avis du MAUSS selon Wikipédia qui écrit : « À cette doctrine [l’utilitarisme], ou à certaines de ses invocations dans les champs politiques et économiques, s’opposent les anti-utilitaristes (par exemple le MAUSS) qui perçoivent dans l’utilitarisme une hégémonie du modèle économique dominant et une approche purement instrumentale de l’action politique et des rapports sociaux. »
3 A propos de la morale comme « propre de l’homme » : l’antispécisme soutient que « l’homme n’est moralement pas supérieur à l’animal » : c’est une proposition aussi absurde que son contraire puisque les animaux ne connaissent pas notre morale. L’homme est « supérieur » à l’animal de mille façons différentes, (y compris par ses méfaits), mais il ne l’est pas « moralement ».
4 Rappelons que les notions de bien et de mal, (qui nous sont venues de « l’arbre de la connaissance » selon les monothéismes), ne sauraient se réduire à la connaissance du plaisir et de la souffrance comme le font les antispécistes.
Billets précédents sur le même sujet, tous critiques sur le discours des militants, mais considérant que l’antispécisme est une philosophie digne d’intérêt :
-
Les végans à l’assaut des viandards : critique d’un article de Stéphane Foucart
-
La révolution de l’antispécisme (janvier 2018)
Plus de publications sur Facebook : Onfoncedanslemur
Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2022/03/10/lantispecisme-repoussoir-de-la-cause-animale-2-2/
Votre commentaire