Explication originale du business as usual par Nicolas Bouleau, mathématicien.
Aussitôt après la covid qui n’en a pas terminé avec les humains, voici la guerre russo-ukrainienne qui promet des répercussions mondiales1 : la preuve est faite que « le système se déglingue » car ses impératifs entrent en conflits les uns avec les autres. Et cela arrive au début de cette décennie 2020 où l’effondrement.selon Meadows est déjà commencé : une bien curieuse coïncidence.
Et pour ne rien arranger, le GIEC vient de faire savoir qu’il ne nous reste que trois jours, pardon, que trois ans pour ne pas dépasser le seuil fatidique du +1,5° de réchauffement, alors que le régime actuel du +1,1 produit déjà d’énormes dégâts. Il semble bien que le monde court à sa perte, (ce qui n’est pas une surprise), mais on le voit toujours faire comme si de rien n’était. Nicolas Bouleau, éminent mathématicien touche-à-tout, a sa petite idée sur le sujet, il l’a exposée sur son blog dans « l’économisation du catastrophisme ».2
Après avoir réduit « l’effondrement » à un événement datable afin de simplification, il présente sa thèse comme suit :
« Ce que les philosophes du catastrophisme n’ont pas vu, ou du moins ce sur quoi ils ont eu tort de ne pas insister, c’est qu’on peut parfaitement croire que la cata [l’effondrement] est certaine [au sens d’inéluctable] et même proche en un certain sens, sans que ceci, en soi, implique que le temps qui s’écoule sans qu’elle se produise la rende plus imminente. Il est même possible et cohérent que la situation soit parfaitement stationnaire au sens que sa non survenue jusqu’à présent ne rende la cata ni plus lointaine ni plus proche. Il suffit pour cela de considérer qu’elle survient à un temps aléatoire qui suit une loi exponentielle. »
Alors que les « philosophes du catastrophisme » discutent de « l’imminence » de « la cata », il commence par remarquer qu’elle n’est pas encore survenue, ce qui lui permet d’observer que l’écoulement du temps ne la rend pas plus « imminente ». Cela signifie qu’elle ne paraîtra pas plus proche dans n décennies qu’aujourd’hui, et même qu’elle pourrait être encore « devant nous » dans un siècle. N’est-ce pas curieux ? Pour le comprendre, il faut admettre qu’il ne parle pas de « la cata » elle-même, – qui n’a aucune raison d’être d’imminence constante, le rapport Meadows affirme d’ailleurs le contraire -, mais plutôt de l’idée que l’on s’en fait, une idée simpliste et calquée sur des schémas économiques que l’on retrouve dans beaucoup de situations :
« Les situations que j’évoque que l’on peut appeler d’imminence constante incitent évidemment à ne pas changer de comportement c’est-à-dire au business as usual. Elles se rencontrent partout dans la vie quotidienne et souvent en physique. Elles sont la base de la représentation des pannes par les ingénieurs pour les objets fabriqués et pour les centrales nucléaires. Elles sont la notion la plus simple pour des dispositifs dont la sureté et la fragilité n’est pas affectée tant qu’il n’y a pas de panne. »
Puis il précise que :
« Dans une situation d’imminence constante les signes avant coureurs n’existent pas, la cata survient par surprise. »
La covid et la guerre en Ukraine sont des signes avant-coureurs qui préoccupent grandement les puissances occidentales, mais aucune ne les considère comme tels. Cela se manifeste de façon évidente dans les innombrables commentaires que l’on trouve à leur sujet dans les médias conventionnels : aucun n’établit de liens avec « l’effondrement » alors que ça devrait être la plus importante préoccupation. (On préfère s’éterniser sur le drame malheureusement bien réel des réfugiés, mais qui est aussi d’une grande banalité à l’échelle mondiale.3) L’auteur conclut ensuite :
qu’« Il y a donc une place pour la position que les menaces environnementales mêmes les plus graves soient certaines et néanmoins d’imminence constante. J’appelle cette attitude l’économisation du catastrophisme, (…). Si on l’adopte cela revient à dire aux écolos : « cause toujours, ce que tu dis ne change pas ma situation décisionnelle ». »
Aucune raison, en effet, de changer d’attitude face à un risque qui ne semble ni se rapprocher ni devenir plus probable : n’est-ce pas une excellente explication à la sempiternelle question : « pourquoi on ne fait rien ? » Elle a au moins le mérite de se présenter comme une cause nécessaire et suffisante (à son effet). Reste à savoir si ce « schéma mental » est effectivement « implanté » dans les esprits. La réponse est oui pour Nicolas Bouleau qui voit son origine dans la façon dont on considère les risques financiers (d’un crédit ou d’un produit quelconque) :
« Plus c’est risqué, plus l’imminence (constante) est brève, plus le taux est élevé, et a contrario plus c’est confiant et sûr, plus l’imminence (constante) du défaut est lointaine et plus le taux est bas. »
Autrement dit, pour monsieur et madame Toulemonde comme pour les investisseurs qui brassent des milliards, le taux est la mesure du risque. Nous avons été habitués à le « mesurer » de cette façon qui est la plus simple qui soit, et c’est donc ainsi que l’on percevrait aussi « l’effondrement ». Il termine et résume ainsi :
« (…), la finance de la période néolibérale actuelle, par l’instauration du marché international des créances titrisées, et par la modification subséquente du discours au guichet des banques de dépôt, a installé, avec la pédagogie redoutablement efficace des moyens d’agir, une logique économique où les risques sont — en premier lieu — pensés selon des situations immuables tant que la cata ne s’est pas produite. Je pense que ce type d’enseignement pratique est des plus performants. »
***
En dépit des masses de données et des calculs sophistiqués dont on dispose, il semble que dans ce monde tout arrive par surprise, et cela viendrait d’une appréhension trop rudimentaire des risques. Nous sommes bien d’accord avec ce constat, mais il lui manque une chose : c’est que toute décision suppose une simplification extrême. Il suffit de se plonger dans un dossier quelconque pour découvrir qu’un abîme sépare sa complexité intrinsèque du choix binaire que doit faire un décideur à son sujet. Dans le cas de Stocamine, la masse des études témoigne que tous les risques ont été expertisés avec une grande finesse, aussi bien pour l’option de l’enfouissement définitif que pour celle du retrait, mais la décision finale ne peut opérer que sur des estimations grossièrement simplifiées, même pour qui aurait lu attentivement tous les rapports. La sophistication des études ne sert qu’à éliminer les risques rédhibitoires, (les plus grossiers), mais ne sert à rien aux décideurs qui doivent choisir entre telle ou telle option. C’est pourquoi les produits financiers, bien qu’ils constituent un excellent paradigme, ne sont pas selon nous à l’origine de la perception simplifiée des risques. En revanche, ils sont révélateurs du fait que :
« les risques sont — en premier lieu — pensés selon des situations immuables tant que la cata ne s’est pas produite ».
Autrement dit, au moment de prendre une décision, ils sont évalués en fonction de la situation du moment, mais pas selon son évolution possible.4 Celle-ci est donc ignorée jusqu’à ce que « la cata » survienne comme un lapin dans les phares, et signale ainsi que la situation a changé. Si cela vaut pour les centrales nucléaires que l’on s’apprête à construire, il y a de quoi s’inquiéter. Aujourd’hui ces investissements semblent sûrs, (« une bonne affaire » pourrait-on dire), mais rien ne prouve qu’ils le resteront toujours, ni même que l’on pourra les achever. Un demi-siècle après la première vague, la situation économique mondiale a été chamboulée, et tout montre qu’elle va l’être encore. C’est pourquoi, si une seconde vague est judicieuse eu égard à la cause climatique, elle est beaucoup plus incertaine et risquée qu’autrefois sur le plan économique. Mais comme on a besoin d’énergie et qu’on est incapables de s’en priver, on construira malgré tout ces centrales, effondrement ou pas. Et plus tard, si l’on découvre au milieu du gué que tout ne se déroule pas aussi bien que prévu, on sera « surpris ».
Paris, le 15 avril 2022
Sur le même thème, on peut lire aussi :
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Comment les crises surviennent [comme un lapin dans les phares]
1 Sur les répercussions mondiales de la guerre en Ukraine, lire aussi sur Slate (qui n’est pas réputé être pro-russe): « Dans le Golfe, la guerre en Ukraine marque la fin de l’hégémonie américaine ».
2 On retrouve le billet de Nicolas Bouleau dans son étude (sophistiquée) : FINANCE ET ”BUSINESS AS USUAL”, Flou du signal-prix, crises d’imminence constante, et préconisation de Solow. Institut Louis Bachelier, 2017. hal-02440708f
3 Le nombre de réfugiés et déplacés dans le monde a franchi en 2020 le seuil des 80 millions, et les causes sont toutes aussi tragiques que celles des Ukrainiens.
4 Exception faite du stockage des déchets dont c’est l’évolution à long terme qui intéresse.
Illustration : Face au risque
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comment dire :le dosimetre Geiger a bipé tres fort : dose d’effondrement annuelle depassée, merci , on lira quand même A + et bon courage..
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