Excellentes questions du Monde.
Titre original : Dennis Meadows « Il faut mettre fin à la croissance incontrôlée, le cancer de la société »
Propos Recueillis Par Audrey Garric – publié le 8 avril 2022
Coauteur il y a cinquante ans du rapport « Les Limites à la croissance », le physicien estime que les sociétés contemporaines courent à leur perte sans changements radicaux
ENTRETIEN
C’est un texte qui a fait date. En 1972, répondant à une commande du Club de Rome, un think tank basé en Suisse, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) publiaient The Limits to Growth (Les Limites à la croissance), un rapport montrant que la croissance économique ne pouvait se poursuivre indéfiniment dans un monde aux ressources finies. Il prévoyait que la population et la production industrielle et alimentaire finiraient par ralentir puis reculer, contraintes par les limites de la planète – disparition des ressources naturelles et capacité limitée de la Terre à absorber les émissions de CO2.
L’un de ses coauteurs, le physicien américain Dennis Meadows, 79 ans, a répondu aux questions du Monde à l’occasion du cinquantième anniversaire du rapport et de la publication d’une nouvelle version de ce best-seller, le 3 mars, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), aux éditions Rue de l’Echiquier (488 pages, 14,90 euros).
Quel bilan tirez-vous, cinquante ans après la publication du rapport de 1972 ?
Notre empreinte écologique est trop élevée : nous consommons plus de ressources que la Terre ne peut en régénérer, qu’il s’agisse de combustibles fossiles, de sols fertiles, etc. En 1972, nous avions encore une chance de ralentir ce processus, et de garder la démographie et la consommation à des niveaux soutenables. L’une de nos principales conclusions était que plus nous agissions tôt, meilleurs seraient les résultats. Mais pendant cinquante ans, nous n’avons pas agi. Nous sommes donc au-delà de la capacité de la Terre à nous soutenir, de sorte que le déclin de notre civilisation à forte intensité énergétique et matérielle est inévitable. Le niveau de vie moyen va baisser, la mortalité va augmenter ou la natalité être réduite.
La plupart des gens pensent que l’épuisement des ressources ne nous affecte que lorsqu’il n’y a plus rien dans le sol. C’est plus complexe que cela. Les limites à la croissance sont liées au fait que, progressivement, le coût des ressources devient si élevé que nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser en si grandes quantités. Nous sommes actuellement dans cette situation où, par exemple, le prix du pétrole devient trop cher pour les consommateurs.
L’un de vos scénarios prévoyait que la croissance s’arrêterait autour de 2020. Est-ce vraiment ce que l’on observe maintenant ?
Cette possibilité est en train de se réaliser : les ressources sont de plus en plus chères, la demande est de plus en plus importante, de même que la pollution. La question est désormais de savoir non pas si mais comment la croissance va s’arrêter. Ce que nous voyons, c’est que la population diminue dans certains pays, au Japon, en Russie et bientôt en Chine. Bien sûr, le produit intérieur brut [PIB] continue de croître, mais ce n’est pas un bon indicateur du bien-être humain, car il augmente avec les activités néfastes telles que la réparation des dégâts de la guerre en Ukraine.
Le PIB augmente, mais ses composantes changent. Il s’agit de plus en plus de réparer les dommages environnementaux ou de remplacer les services gratuits que nous obtenions de la Terre, comme extraire l’eau du sol, la boire sans la dépolluer. Auparavant, les gens s’attendaient à avoir une vie meilleure que celle de leurs parents, aujourd’hui, ils pensent que leurs enfants seront moins bien lotis parce que la société ne produit plus de véritables richesses.
Le dépassement des limites va-t-il forcément se traduire par un effondrement ?
Imaginez une voiture qui roule vers un mur. Elle peut s’arrêter de deux façons, soit en freinant, soit en heurtant le mur. Lors de la réédition de notre ouvrage, en 2004, il était encore possible de ralentir par une action humaine. Maintenant, je pense que c’est trop tard. Il n’y a aucune possibilité de maintenir la consommation d’énergie aux niveaux actuels ni de ramener la planète dans ses limites. Cela signifie-t-il l’effondrement ? Si vous allez aujourd’hui en Haïti, au Soudan du Sud, au Yémen ou en Afghanistan, vous pourrez conclure qu’il a en fait déjà commencé. Il y a eu tellement de civilisations, les Phéniciens, les Romains, les Mongols et, plus récemment, les Américains. Elles se développent et puis c’est leur fin. C’est notre condition humaine.
Faut-il donc abandonner l’objectif de développement durable ou de croissance verte ?
Le développement durable n’est plus possible. Le terme de croissance verte est utilisé par les industriels pour continuer leurs activités à l’identique. Ils ne modifient pas leurs politiques mais changent de slogan. C’est un oxymore. Nous ne pouvons pas avoir de croissance physique sans entraîner des dégâts à la planète. Les pays pauvres en ont toujours un peu besoin, mais les riches doivent passer à un développement qualitatif – améliorer l’équité, la santé, l’éducation, l’environnement.
Pourquoi les gouvernements et les populations ne réagissent-ils pas ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord, parce qu’en raison de l’évolution génétique depuis des centaines de milliers d’années nous ne sommes pas faits pour penser sur le long terme, mais sur le court terme : comment survivre face aux animaux sauvages. Ensuite, en raison de notre égoïsme. Beaucoup de gens tirent de l’argent et du pouvoir à court terme grâce à la croissance, donc résistent au fait de la ralentir. Enfin, notre système politique ne récompense pas les politiciens qui auraient le courage de faire des sacrifices maintenant pour obtenir des bénéfices plus tard. Ils risquent de ne pas être réélus.
L’autre élément majeur, c’est que la promesse de croissance infinie est devenue la base du consensus politique. Quand tout le monde comprendra que la croissance ne peut pas continuer ainsi, les changements nécessaires seront impossibles car ceux qui s’attendent à obtenir moins y feront obstacle.
Y a-t-il un système de gouvernance qui puisse réaliser les changements nécessaires ?
Actuellement, tous les systèmes politiques (démocraties, dictatures, anarchies) échouent à résoudre les problèmes à long terme, comme le changement climatique, la hausse de la pollution ou des inégalités. Ils ne le peuvent pas, à moins qu’il y ait un changement dans les perceptions et valeurs personnelles. Si les gens se souciaient vraiment les uns des autres, des impacts sur le long terme et dans des endroits éloignés d’eux-mêmes, alors n’importe quelle forme de gouvernement pourrait créer un avenir meilleur.
Dans votre nouvelle préface, vous écrivez anticiper des « changements politiques d’ampleur considérable ». Lesquels ?
Le changement climatique, l’épuisement des combustibles fossiles ou encore la pollution de l’eau vont entraîner des désordres, des chocs, des catastrophes. Or, si les gens doivent choisir entre l’ordre et la liberté, ils abandonnent la seconde pour le premier. Je pense que nous allons assister à une dérive vers des formes de gouvernement autoritaires ou dictatoriales. Actuellement déjà, l’influence ou la prévalence de la démocratie diminue, et dans les pays dits démocratiques, comme les Etats-Unis, la vraie liberté diminue.
Les solutions technologiques peuvent-elles nous aider ?
Même en étant un technologue, et en ayant été un professeur d’ingénierie pendant quarante ans, je suis sceptique. Le problème ne vient pas de la technologie, mais de nos objectifs et valeurs. Si les objectifs implicites d’une société sont d’exploiter la nature, d’enrichir les élites et de faire fi du long terme, alors elle développera des technologies dans ce sens. Nous n’avons pas besoin de nouvelles technologies agricoles pour réduire la faim dans le monde. Nous devons simplement mieux redistribuer la nourriture que nous produisons. Les technologies ont, par ailleurs, un coût (en énergie, argent, etc.) et viendra un moment où il sera trop élevé.
Pour sortir des énergies fossiles, vous défendez l’efficacité énergétique et le développement des renouvelables, mais pas celui du nucléaire. Pourquoi ?
Le nucléaire est une idée terrible. A court terme, car il y a un risque d’accident catastrophique : puisqu’on ne peut pas éviter à 100 % les erreurs humaines, on ne devrait pas prendre un tel pari. A long terme, car nous allons laisser les générations futures gérer le problème des déchets pendant des milliers d’années. L’énergie renouvelable est formidable, mais il n’y a aucune chance qu’elle nous procure autant d’énergie que ce que nous obtenons actuellement des fossiles. Il n’y a pas de solution sans une réduction drastique de nos besoins en énergie.
Aujourd’hui, à la place du développement durable, vous défendez un objectif de résilience à l’échelle locale. De quoi s’agit-il ?
C’est la capacité à absorber les chocs et continuer à vivre, sans cesser de pourvoir aux besoins essentiels en matière de nourriture, de logement, de santé ou de travail. C’est la capacité de récupération d’une ville après un tremblement de terre, d’une forêt après un incendie. On peut le faire par soi-même, contrairement à la durabilité : on ne peut pas adopter un mode de vie durable dans un monde non durable. A l’inverse, à chaque fois que quelqu’un est plus résilient, le système le devient davantage. Il faut maintenant l’appliquer à chaque niveau : mondial, régional, communautaire, familial et personnel.
Comment éviter les caricatures d’un retour à la bougie ou à l’âge de pierre ?
Je pense que les problèmes entraînés par l’absence de résilience le feront pour nous. Avec la guerre en Ukraine, de nombreux pays prennent conscience qu’il serait souhaitable d’être plus résilients dans l’utilisation de l’énergie ou de la production alimentaire. Nous devrions aussi éviter le terme de décroissance, car il est principalement négatif. Or nous savons que, pour réussir politiquement, il faut être pour quelque chose. Il faut donc trouver une image positive d’une société sans croissance : par exemple, le fait d’accéder à plus de bonheur ou à une meilleure santé.
En 1972, votre rapport effleurait le changement climatique. Comment la connaissance actuelle a-t-elle fait évoluer vos travaux ?
Le changement climatique, de même que l’extinction des espèces ou l’augmentation des déchets plastiques, que l’on qualifie de problèmes, sont en fait des symptômes. La limitation du changement climatique est utile, mais revient à donner une aspirine à quelqu’un atteint d’un cancer. Cela l’aidera seulement à se sentir mieux temporairement. Il faut mettre fin à la croissance incontrôlée, le cancer de la société.
Gardez-vous de l’espoir ?
Pas pour cette civilisation intensive en énergie et en matériaux. Elle va disparaître et devenir quelque chose de différent. Chacun d’entre nous peut encore espérer améliorer les choses pour lui-même, mais pas pour la société globale. Les jeunes peuvent manifester autant qu’ils le veulent pour le climat, cela ne fera pas baisser le CO2 et n’empêchera pas la mer de monter. Mais peut-être que cela aidera la société à mieux s’adapter aux changements.
Paris, le 29 avril 2022
Illustration : Le Monde
Plus de publications sur Facebook : Onfoncedanslemur
Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2022/04/29/le-monde-interview-de-dennis-meadows/
le texte du lien : Cinquante ans après sa publication, le rapport Meadows sur les limites à la croissance démontre chaque jour son actualité. Entretien avec l’un de ses co-auteurs, Jørgen Randers, aujourd’hui âgé de 76 ans.
Pablo Maillé
Pablo Maillé
– 27 avril 2022
Chez les spécialistes chevronnés comme chez les néo-convertis, l’ouvrage fait figure de référence. Cinquante ans après sa publication, le rapport sur les limites à la croissance commandé au trio de chercheurs Dennis Meadows, Donella Meadows et Jørgen Randers par le Club de Rome continue de faire parler de lui. Que ce soit dans la bouche de politiques, d’artistes ou d’activistes, qui s’empressent désormais de le citer à chaque fois qu’ils le peuvent pour alerter sur la saturation des limites planétaires. Et pour cause : en 1972, The Limits to Growth établissait pour la toute première fois les conséquences dramatiques d’une croissance exponentielle dans un monde fini. Épuisement des ressources, crise pétrolière, pénuries en série… Un demi-siècle plus tard, c’est peu de dire que le sujet ne manque pas d’actualité. À l’occasion de la publication récente d’une nouvelle version de ce best-seller aux éditions Rue de l’Echiquier, nous avons pu discuter longuement avec l’un de ses co-auteurs, Jørgen Randers, aujourd’hui âgé de 76 ans et professeur de stratégie climatique au sein de la BI Norwegian Business School d’Oslo, en Norvège. Il était venu présenter son travail à l’occasion d’une Masterclass organisée par La Recyclerie, à Paris, le 20 avril dernier. Entretien.
caption
Usbek & Rica : L’humanité a-t-elle appris quelque chose de votre rapport, cinquante ans après sa publication ?
Jørgen Randers : C’est une très bonne question, à laquelle il me paraît difficile de donner une réponse avisée. Très clairement, depuis la publication de notre rapport, l’humanité s’est aperçue que le monde était beaucoup plus petit qu’elle ne le croyait. À l’époque, l’idée selon laquelle la puissance de nos activités en tant qu’espèce a une influence sur les écosystèmes globaux n’était pas très répandue. De ce point de vue, on peut dire qu’il y a eu du progrès. Ce changement de perspective a eu un certain impact sur nos sociétés, car nous disposons désormais d’institutions dédiées – les ministères de l’Environnement, le GIEC, le Programme des Nations unies pour l’environnement… – qui n’existaient pas il y a 50 ans.
Mais est-ce que notre travail a entraîné des changements concrets dans la vie quotidienne des gens, des électeurs, des travailleurs ordinaires ? C’est déprimant de le constater, mais je crois que non. Nous avons réussi à toucher 5 % des Occidentaux, pas plus. Les pays du Sud, eux, n’avaient de toute façon rien à tirer de notre travail, puisque celui-ci démontre que le problème vient des pays riches. Leur préoccupation prioritaire est d’éradiquer la pauvreté, et c’est très bien ainsi. Bref, je suis un homme déprimé qui garde le sourire. Avec mes collègues, nous avons passé toutes ces années à essayer de faire comprendre le problème aux citoyens des pays développés… Mais de toute évidence, ça n’a pas fonctionné.
Regrettez-vous que les discours politiques actuels se focalisent aujourd’hui sur « la lutte contre le dérèglement climatique » et non sur la lutte contre l’objectif de croissance ?
Il y a toujours eu une différence énorme entre le contenu de notre rapport et le débat public qui l’a entouré. Notre livre démontre la chose suivante : dans la mesure où nous vivons sur une planète aux ressources finies, la croissance infinie de notre empreinte environnementale est impossible. Nous ne pourrons pas faire croître éternellement ni la population, ni l’usage des ressources naturelles, ni les émissions de CO2, ni l’exploitation des terres. Notre empreinte globale doit être réduite. En revanche, nous ne disons en aucun cas que les activités économiques doivent s’arrêter. Le PIB est mesuré en dollars, pas en tonnes d’émissions de CO2 : théoriquement, le PIB peut donc croître tant que ces deux courbes restent découplées. Le problème, c’est que cette distinction a très vite disparu au profit d’une discussion totalement désespérante sur le « développement durable ».
Aujourd’hui, le seul message que j’essaye de faire passer, c’est qu’il faut absolument arrêter les énergies fossiles que sont le charbon, le pétrole et le gaz. Pour moi, c’est le cœur du problème. Si nous stoppons l’exploitation de ces énergies, 70 à 80 % des émissions de gaz à effet de serre disparaîtront. Le climat pourra être stabilisé, et l’effondrement de la biodiversité sera enrayé. D’autres, comme ma collègue Donella Meadows, ont tenté d’élargir les enjeux en avançant l’idée que le culte de la productivité, les hauts niveaux de consommation et d’énergie – bref, les modes de vie industriels – constituent la véritable origine du problème. Cela a été une erreur, car c’est à partir de là qu’ont commencé tous les débats « développement durable contre décroissance ». Résultat, depuis les années 1980, le sujet de la sortie des énergies fossiles a été complètement occulté. Dans la tête des gens, tout s’est embrouillé. On a confondu les limites à la croissance et l’industrialisation de l’économie moderne.
En 1972, vous aviez élaboré dix scénarios dessinant différentes évolutions possibles de cinq paramètres (industrialisation, croissance de la population, alimentation, épuisement des ressources naturelles et dégradation de l’environnement). L’idée était d’identifier des seuils au-delà desquels ces variables pourraient s’effondrer. Aujourd’hui, lequel de ces scénarios l’humanité est-elle en train de suivre ?
En 1998, le chercheur Graham Turner a été le premier à évaluer la pertinence de nos scénarios – qui étaient bien des scénarios et non des prédictions, je le rappelle. Tous se sont avérés valables, car tous suivaient des courbes plus ou moins identiques jusqu’en 2020 environ. C’est à partir de cette date que les écarts se creusent selon les chemins envisagés. À l’époque, on ne pouvait donc pas vraiment en savoir plus. Plus récemment, en 2020, la consultante tout juste sortie de Harvard Gaya Herrington a réalisé le même travail de comparaison. Sa conclusion est que, comme c’était envisagé dans notre rapport, l’humanité a prolongé la croissance de toutes ces variables entre les années 1970 et aujourd’hui. Nous sommes désormais au point où l’effondrement des courbes peut avoir lieu – ou pas. Cela dépend des scénarios. Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle direction nous allons.
« Il y aura des tensions sociales très fortes qui, selon les situations, pourront donner lieu à des violences et à des affrontements ou à des processus plus pacifiques »
Jørgen Randers, co-auteur du rapport Meadows
Partager sur Twitter
Partager sur Facebook
Pour ma part, j’ai écrit un livre sur le sujet il y a dix ans, 2052: A Global Forecast for the Next Forty Years. Mon propos était le suivant : puisque l’humanité ne compte visiblement pas dévier de sa trajectoire, elle continuera d’augmenter ses niveaux de pollution atmosphérique et d’émissions de gaz à effet de serre jusqu’en 2050 au moins. L’actualité me donne plutôt raison pour l’instant, car nous constatons tous les jours que nous sommes au cœur d’une crise climatique sans précédent, qui ne fait que commencer. Cependant, pour des raisons que j’explique longuement dans le livre, je ne pense pas que nous assisterons de sitôt à un épuisement des ressources naturelles ou des ressources alimentaires. Comme nous le montrerons bientôt avec mes collègues de l’initiative Earth4All dans un nouveau livre, l’effondrement global n’est pas le plus probable – du moins pas dans les 50 prochaines années. Le plus probable, c’est que nous n’arrivions pas à faire redescendre la courbe des émissions de gaz à effet de serre suffisamment vite. Nous dépasserons probablement les + 2,5° C [par rapport à l’ère préindustrielle, ndlr], ce qui entraînera des effondrements sociaux et localisés.
Qu’entendez-vous par « effondrements sociaux et localisés » ?
Selon toute vraisemblance, les niveaux d’inégalité continueront d’augmenter, de même que les taux de chômage. Les gens deviendront de plus en plus mécontents à cause de l’imprévisibilité des événements météorologiques et de l’inaction de leurs gouvernements. Les services publics seront dépassés. Les politiques n’auront plus de majorité claire pour que leurs décisions fassent suffisamment consensus. Cela créera des tensions sociales très fortes qui, selon les situations, pourront donner lieu à des violences et à des affrontements ou à des processus plus pacifiques. On assistera à une chute du niveau de bien-être mais le PIB continuera d’augmenter – car il représente la valeur totale de la richesse produite, même si celle-ci est déséquilibrée.
Comment anticiper cette situation, selon vous ?
Il y a deux options. Soit nous essayons, comme le font certains gouvernements et comme le préconise le GIEC, de réduire volontairement et rapidement la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Soit nous ne faisons rien – ou si peu. Cela signifie que les températures vont continuer d’augmenter et qu’il faut se préparer au pire dès maintenant, même si les différentes dégradations que je viens de décrire adviendront graduellement. Mais bien sûr, c’est une perspective peu réjouissante. On parle d’un futur très désagréable, qu’on ne peut jamais complètement anticiper.
caption
Image d’illustration © Kristen Morith / Unsplash (CC)
Et entre ces deux options, laquelle vous paraît la plus pertinente ? Pensez-vous comme votre collègue Dennis Meadows qu’il est désormais préférable de se focaliser sur la « résilience à l’échelle locale » ?
Dennis et moi ne sommes pas d’accord sur ce point. Pour ma part, je pense qu’il n’y a pas grand chose de plus significatif à faire que de soutenir les efforts préconisés par le GIEC. Il faut tout faire pour abaisser la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Dennis, lui, pense que c’est déjà trop tard. C’est pour cela qu’il refuse de participer à certaines mises à jour et aux récentes éditions anniversaires de notre rapport : parce que j’y écris que nous devons continuer d’essayer. Que ce soit clair, selon moi, Dennis a totalement raison de dire que nous n’agissons de toute façon pas assez vite pour résoudre le problème ! Je pense simplement que ce n’est pas une raison pour renoncer. En cela, les positionnements respectifs des trois jeunes chercheurs que nous étions ont changé avec le temps. Initialement, Donella était l’optimiste, j’étais le pessimiste, et Dennis était l’intermédiaire…
Pensez-vous, comme le chercheur François Gemenne, qu’il est tout simplement « impossible de convaincre une majorité de gens de voter pour un programme compatible avec l’Accord de Paris », du moins dans les pays industrialisés ? Selon vous, nos institutions démocratiques et électorales sont-elles à même de résoudre les crises que vous décrivez ?
J’ai commencé à parler de la faiblesse et des limites de nos systèmes démocratiques dès les années 1990, ce qui m’a valu pas mal de critiques. Les intérêts de court terme qui parasitent nos institutions sont très puissants. De même, à l’échelle individuelle, aucun travailleur ordinaire n’acceptera de son plein gré de payer des taxes supplémentaires pourtant nécessaires à la mise en place de politiques adaptées aux défis du futur. La transition énergétique, par exemple, implique la fermeture de tous les postes de travail liés aux industries fossiles et l’ouverture de nouveaux postes dans les énergies renouvelables. Le problème est qu’entre-temps, beaucoup d’emplois disparaissent. C’est pourquoi, selon moi, ces politiques ne peuvent qu’être menées par des États forts, à même de fournir les compensations financières nécessaires aux salariés concernés. Les entreprises privées ne pourront jamais assurer cette tâche à elles seules, car leur intérêt demeurera toujours le profit à court terme.
Quand vous parlez d’État fort, pensez-vous à un État fort démocratique ou à un État fort autoritaire ?
Il pourrait tout à fait s’agir d’un processus démocratique, à condition que les citoyens pensent à leurs intérêts de long terme et à ceux des générations futures. Or cela ne semble pas prêt d’arriver… En 2005, j’ai été mandaté par le Premier ministre de Norvège pour lui fournir une série de recommandations visant à enrayer complètement les émissions de gaz à effet de serre de notre pays. Avec d’autres experts, nous avons bâti une série de 15 mesures concrètes, dont la mise en place impliquait une augmentation des taxes de l’ordre de 200 euros par an et par habitant. J’ai passé quatre ans à parcourir le pays en long, en large et en travers pour essayer de convaincre les gens que c’était la meilleure solution. Sans succès. Quelques années plus tard, j’ai rejoint le parti vert norvégien. Aux dernières élections, nous avons obtenu à peine 4 % des voix.
« Il faudrait créer dans chaque pays une petite assemblée entièrement dédiée au long terme, un peu sur le modèle de la Cour suprême américaine »
Jørgen Randers, co-auteur du rapport Meadows
Partager sur Twitter
Partager sur Facebook
Mais ces votes ne sont-ils pas eux-mêmes déterminés par la logique des institutions qui les encadrent ? Après tout, aucun Parlement n’est explicitement dédié à la protection des intérêts de long terme, non ?
C’est absolument vrai. Cela me fait penser à ce qu’il se passe depuis longtemps dans le champ de l’économie : tous les économistes ne sont pas naturellement néo-classiques, ils sont simplement déterminés par des institutions et des courants de pensées dominants, qui ne représentent pourtant qu’une seule manière de voir les choses. Le système économique chinois, par exemple, est totalement différent : il consiste à faire imprimer autant de billets que nécessaire pour bâtir les infrastructures indispensables au développement du pays et du bien-être de la population, même si ce n’est pas forcément profitable à court terme. En Occident, il me semble que le néolibéralisme a enfin été poussé dans ses derniers retranchements. Nous sommes désormais arrivés à un point où il devient impossible de ne pas réintroduire un État fort pour subvenir aux besoins des populations.
La difficulté, c’est que d’un point de vue politique, les divisions en deux ou trois blocs – comme aux États-Unis avec le bloc républicain et le bloc démocrate, ou comme en France avec le bloc d’extrême-droite, le bloc centriste et le bloc de gauche – risquent de se creuser dans les prochaines décennies. Ce que je préconise depuis quelques années pour surmonter cette difficulté, c’est de créer dans chaque pays une petite assemblée entièrement dédiée au long terme. Elle serait composée d’une quinzaine de personnes élues à vie, un peu sur le modèle de la Cour suprême américaine. Un pouvoir de véto lui serait attribué pour retoquer toutes les décisions publiques qui ont un impact sur les émissions de gaz à effet de serre. La seule autre alternative, c’est le modèle chinois : un parti central qui enrôle les plus éduqués. Ceux-ci deviennent maîtres de toutes les décisions car ils sont considérés comme ceux qui ont le plus d’expérience. Mais c’est un système nettement moins démocratique. Cela nous ferait revenir plusieurs siècles en arrière.
J’aimeJ’aime
pour info ;lirai des que possible : https://usbeketrica.com/fr/article/il-n-y-aura-pas-d-effondrement-global-mais-des-effondrements-sociaux-et-localises?fbclid=IwAR0bOT_RVfnQ-J3psFkEA2274wEs36Dcd_ykjYHMTC4OUQ67fW7Gz7vk1-Y
J’aimeJ’aime
L’économie basée sur la dette et l’intérêt est appliquée par tous les gouvernements et oblige produire de la plus-value donc de la croissance. Peut importe d’où on la tire, du travail en exploitant des humains, de la planète ou de la bourse. Nous produisons de la plus-value économique que nous donnons au capital pour avoir le droit de vivre. Cette règle est la source de tous nos problèmes depuis que l’économie libérale (et néolibérale) exige ce loyer, la rémunération du capital. L’argent est devenu une fin alors que ce devrait être un moyen.
Donc il y a un transfert économique du PIB (qui permet de vivre) vers le capital (la bourse), et tant que durera ce système nous irons vers la catastrophe, plus ou moins vite en fonction du montant de ce loyer. L’économie actuelle est faite pour dominer (1% contre 99%), pour tendre vers l’écologie le mot respect doit être appliquer à tous les niveaux, humains, faunes, planète et le libéralisme s’adapter à l’obligation de respecter cela.
Pour certains pays, réduire de 80% notre demande d’énergie est nécessaire,… on en est loin.
J’aimeJ’aime
merci , monsieur Mermin,: c’est un peu glacant, tout est dit, permettez moi d’imprimer et de partager cet article avec les amis que cela interesse, j’ai enfin lu cette rubrique « Meadows (je n’y croyais plus! )il reste a digere et accueillir ces mutations de notre monde et apprivoiser cette inquietude pour les generations futures (et engueuler tres gentiment la famille qui n’a pas su voter pour René DUMONT en 1974 .
, une eco anxieuse…patentée…
J’aimeAimé par 1 personne