Panique à Wall Street !!!

Quand des petits boursicoteurs font mordre la poussière à un géant de Wall Street, on ne va pas pleurer.


Cocasse et drôlatique à souhait, un véritable « vent de panique » souffle présentement sur Wall Street, et ce n’est pas exagéré : un phénomène imprévu des gros spéculateurs est en train de leur faire perdre des milliards, Le Monde en a parlé avec ce titre : « Comment des utilisateurs de Reddit ont manipulé la Bourse et fait perdre de l’argent à un grand fonds d’investissements ». Toute la cocasserie de l’affaire vient de cette « manipulation de la Bourse » qui n’en est pas une mais que l’on peut voir comme telle. Nous allons montrer qu’elle est révélatrice de cette grande foutaise qu’est « le marché ».

Tout commence pour nous sur le groupe FB Collapsologie, les limites à la croissance, par un post de Rémy Grandemange que nous ne remercierons jamais trop. C’est une vidéo dont le sujet n’était pas précisé. Nous étions sur le point de sermonner monsieur Grandemange pour ce gros défaut, mais la curiosité l’a emporté et nous avons donc visionné. Bien nous en pris, son sujet est une véritable bombe, car il apparaît que le fonctionnement « normal » de la Bourse se trouve remis en cause par une bande de petits boursicoteurs.

Un gros investisseur américain, Melvin Capital Management, aurait d’ores et déjà « subi de lourdes pertes » selon Le Monde qui ne s’aventure pas à donner de chiffres. Ce fond et d’autres investisseurs avaient donc décidé de spéculer à la baisse sur l’action de Gamestop, une entreprise de jeux vidéo en perte de vitesse à cause de la concurrence d’Internet. Rien de plus banal, tout le monde en conviendra, mais pour saisir tout le sel de l’histoire, il faut entrer dans le mécanisme de ce type de spéculation, que Lusty explique très bien quoique de façon un peu longuette. Pour résumer : le spéculateur commence par emprunter les actions sur lesquelles il veut spéculer : il ne les possède pas en propre mais il dispose du droit d’en faire ce qu’il veut. Sans doute paie-t-il quelques frais afférents à l’opération, mais pas le prix des actions elles-mêmes sinon la spéculation serait impossible. Ces actions sont donc quasi-gratuites pour lui. Ensuite, il les vend au prix du marché, donc à « bon prix », et attend que leur valeur baisse. Son calcul est le suivant : quand elles auront baissé, il les rachètera à « vil prix », et ainsi il pourra les rendre à leur propriétaire au terme de l’emprunt. La différence entre vente et rachat restera dans sa poche, c’est tout bénef. En règle général, ça se passe plutôt bien : les gros qui spéculent à la baisse le font savoir partout, ça panique plus ou moins les autres qui se mettent à vendre, et l’action baisse effectivement, ça roule.

C’est là qu’un forum sur Reddit, le r/wallstreetbets, va mettre son grain de sable et faire capoter leur « machination ». Avisés de la spéculation en cours, ses abonnés lancent l’idée, non pas de vendre, mais d’acheter. Et la sauce prend ! Ce sont de petits boursicoteurs, mais ils sont des milliers, un ou deux millions peut-être, qui se mettent « comme un seul homme » à acheter du Gamestop. Pour Melvin Capital Management et les autres, c’est la cata : aux dernières nouvelles[vidéo], le cours aurait grimpé de 1700% ! S’ensuit la grande foutaise qui voit les perdants crier au scandale de la collusion, (qui est effectivement illégale), lancer des contre-offensives pour pousser les gens à vendre, vendre, vendre, et à acheter tout ce qu’ils veulent mais pas du Gamestop. Et ils ne s’arrêtent pas là. Ils attaquent aussi l’honorabilité du forum, le traitant de repère nazi, et exercent des pressions, déjà suivies d’effets, pour que les sites de trading interdisent provisoirement les achats de Gamestop. Mais bien sûr, en aucun cas ces messieurs ne chercheraient à « manipuler la Bourse ».

Ce phénomène « fout en l’air » toutes les théories sur « l’efficience » du « marché », que le néolibéralisme présente comme le seul et meilleur moyen de faire apparaître des « prix optimaux », propres à assurer une « répartition optimale » des « ressources ». Sur son blog, Paul Jorion avait publié un article expliquant très bien le « mécanisme » censé intervenir, c’est celui d’un automatisme : certains acteurs, censés être mieux informés ou plus perspicaces, ramènent les prix à leur « valeur fondamentale » par des opérations d’achats/ventes appropriées. L’existence de ce genre d’acteurs a de quoi faire s’esclaffer le premier venu, mais bon, on est dans la finance, ne l’oublions pas, un monde où n’importe qui est prêt à croire n’importe quoi.

Dans la réalité, (et de l’avis de votre serviteur), les prix sont toujours fixés par marchandage, même quand il n’y paraît pas. Acheteurs et vendeurs estiment chacun un « juste prix », et de leur confrontation, organisée d’une façon ou d’une autre, ressort nécessairement un prix unique : celui de la transaction qui fait passer le bien concerné de la propriété du vendeur à celle de l’acheteur. Ce que l’on achète tous les jours dans le commerce obéit à ce principe, à ceci près que l’acheteur y est représenté par un avatar : son profil de consommateur établi sur la base de sondages d’opinions et de statistiques. Sur les marchés de titres, c’est la même chose : chacun estime un « prix personnel » en fonction de ses moyens, de ses goûts, compétences, croyances et informations diverses, puis la « loi de l’offre et de la demande » fait le reste. C’est une procédure de calcul arbitraire conçue pour maximiser le nombre d’achats/ventes, (et ainsi minimiser la frustration), qui ne produit aucun optimum, ne satisfait aucun besoin de la population, et ne résout aucun problème.

Mais venons-en à la torride question du jour : y a-t-il eu « manipulation de la Bourse » ? Enfer et damnation ! En vertu des lois du marché, manipuler la Bourse est criminel puisque cela perturbe son optimum sans lequel la planète se verrait plongée dans le chaos, avec des conséquences ô combien dramatiques. Pour les perdants, il y a eu entente, puisque les petits boursicoteurs se sont mis d’accord pour acheter « tous ensemble » les actions de Gamestop, alors même qu’elles étaient promises à baisser. Pour les membres du forum, il n’y a pas eu d’entente, ils ont seulement lancé une idée qui a été suivie d’effets : personne n’a obéit à personne, chacun est resté libre d’acheter ou non, personne ne s’est engagé à le faire dans la perspective d’un gain. Au demeurant, aucun d’entre eux ne pouvait savoir que ça marcherait, ils auraient pu acheter et voir l’action baisser quand même.

C’est en fait le jeu normal de la Bourse qui a joué dans cette histoire, un jeu qui tient dans une manipulation permanente des cours par les opérations d’achats-ventes. C’est pourquoi il y a de quoi être mort de rire à entendre les cris des perdants qui témoignent de leur panique : ils ont été pris par surprise à leur propre jeu. Ils croyaient que leur plan allait fonctionner comme d’habitude, mais sont tombés sur un cygne noir d’un nouveau genre. « Monde de merde » écrit Rémy Grandemange écœuré comme nous par la spéculation, mais aussi monde jouissif quand une improbable armée de petites gens parvient à faire mordre la poussière à de gros spéculateurs. L’événement restera sûrement dans les mémoires, et ils devront à l’avenir se montrer plus prudents avant de lancer leurs « machinations ».

Paris, le 29 janvier 2021

EDIT le 2 février : intéressant article qui annonce que Melvin Capital Management doit se faire renflouer à hauteur de presque 3 milliards, et qui termine ainsi : « (…) l’action GameStop ressemble à une bulle sur le point d’exploser. Une menace que les plus fougueux balaient d’un revers de la main. Les vendeurs à découvert perdent aujourd’hui beaucoup d’argent. Ils ne seront pas les seuls. »


Illustration : « Where to Find Outstanding Street Art in Goway’s World » Cette image illustre ce qu’est réellement la Bourse : un chaos organisé.

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