Rien de plus assommant que le déterminisme, mais le hasard sauve la mise.
Une vidéo sur la philosophie de Spinoza, découverte par hasard sur les-crises.fr, nous décide enfin à parler du déterminisme, fondement de la science et « concept absolument clef de l’œuvre spinozienne ». Les dix-neuf premières minutes ne présentent rien de neuf, on y découvre le déterminisme pour classe de philo, mais elles se terminent sur une jolie citation : « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire mais comprendre ». Le Spinoza original et mal connu arrive immédiatement après, quand le professeur aborde les affects. Le philosophe apparaît alors comme un précurseur de la médecine et de la psychanalyse : pour soulager la souffrance, dit-il, il faut comprendre ses causes.
Le déterminisme est logique parce qu’il exclut la concurrence : si les choses adviennent comme il le dit, il ne peut pas en aller autrement. Selon lui la nature est une, elle ne peut pas être déterministe comme bon lui chante : soit elle l’est toujours et partout, soit elle ne l’est jamais et nulle part. Or, comme tout advient de et dans la nature, y compris nos pensées qui dépendent de la biologie, alors rien n’échappe au déterminisme, tout est déterminé conformément à la (ridicule !) théorie de « l’univers bloc » qui parachève l’édifice.
Son défaut congénital est d’exclure le hasard parce qu’il ne produit aucun effet. Quand une boule est tirée par une machine dans une loterie, elle n’est pas sélectionnée par hasard puisque sa trajectoire est déterminée par des lois. Mais c’est bien un hasard si telle boule, tirée tel jour à telle heure, porte un certain numéro et pas un autre : l’information a été prise au hasard. Cela vient du fait qu’un tirage organise la rencontre de deux chaînes de causalité indépendantes : l’une à laquelle la boule doit de porter tel numéro, l’autre à laquelle elle doit d’avoir été tirée. Et ce n’est pas qu’un cas d’école. Si l’on numérotait les milliards d’astéroïdes qui gravitent loin du soleil, le fait de voir tomber sur Terre celui qui porte le numéro X ne serait dû qu’au hasard, en dépit du fait que sa trajectoire serait entièrement déterminée par la gravitation. Au demeurant, la répartition des cratères à la surface lunaire ne présente aucun ordre, elle est aléatoire. Ce seul exemple suffit à montrer que les déterminismes à l’œuvre dans la nature produisent du hasard.
Mais les fanatiques du déterminisme, campés depuis trois siècles sur leurs positions, ne l’entendent pas de cette oreille. Selon eux, le hasard n’existe que comme lacune de nos connaissances, pas dans la réalité. Dans le cas des loteries, ils disent que si l’on connaissait tous les paramètres de chaque boule à leur introduction dans la machine, alors on pourrait calculer leurs rebonds et leurs trajectoires, de sorte que l’on pourrait prédire les numéros sortants. (C’est difficile de leur donner tort, car l’on peut fort bien imaginer une caméra filmant la scène et un ordinateur assez puissant pour faire les calculs.) Et en appliquant le même raisonnement à toutes choses, ils sont conduits à penser que « l’Univers est un immense ordinateur » : même si nous sommes incapables de faire les calculs que cela suppose, la réalité s’en charge à notre place, l’article le dit explicitement :
« Pour la plupart des gens, les ordinateurs sont des machines spécialisées mais, pour un physicien, tous les systèmes physiques peuvent être considérés comme des ordinateurs. Les pierres, les bombes atomiques ou les galaxies contiennent de l’information et la transforment. »
Mais cela nous choque de constater qu’ainsi le hasard et le déterminisme se retrouvent séparés comme l’huile au-dessus de l’eau, le premier comme pure lacune de nos connaissances, le second comme pure réalité indépendante d’icelles conformément au principe du réalisme philosophique. C’est à croire que le hasard n’existe pas dans la nature, alors même que les scientifiques sont bien obligés de reconnaître son existence un peu partout : dans le mouvement brownien, la thermodynamique, l’évolution darwinienne, la génétique, la physique quantique, ainsi que dans les phénomènes complexes où des lois n’émergent qu’au niveau statistique. De plus, si on observe la nature à l’échelle atomique, on constate que les atomes, produits pour la plupart il y a des milliards d’années dans les étoiles, sont restés inchangés depuis leur naissance, et se sont fait brasser comme dans une lessiveuse avant de se retrouver là où ils sont (provisoirement).
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Le hasard donc, existe bel et bien, mais ce qui nous intéresse est ailleurs : c’est de constater que le déterminisme domine les mentalités en tant que manière de voir le monde, alors que l’on pourrait aussi bien dire que tout advient au hasard, le déterminisme n’intervenant que pour limiter les possibilités d’évolution et d’interaction. Il est indéniable en effet que la « trajectoire » de tout individu est « déterminée » par les lois de la nature, mais elle l’est en fonction des circonstances qui ne se trouvent réunies, de son point de vue, qu’au hasard.
C’est pourquoi la grande question n’est pas tant de savoir si « tout est déterminé » ou si « tout advient au hasard », si l’univers est un ordinateur ou une lessiveuse, la grande question est : existe-t-il une bonne manière de parler du monde ? Le discours scientifique est-il le plus pertinent ? Le seul à être pertinent ? De toute évidence il faut répondre non : parler c’est dessiner, c’est se représenter le monde, il y a une infinité de manières de faire, et c’est sans doute pourquoi les humains ont inventé les sciences, les religions, l’art et la philosophie. Le mode scientifique ne s’impose que pour trancher les questions qui agitent la vie humaine, et ce au nom de la justice et autres valeurs morales, mais nul ne peut être tenu de croire que « tout est déterminé » ou que « tout advient au hasard ». Ces positions extrêmes ramènent la pensée dans le giron d’un dieu unique et infini. Qu’il ne joue pas aux dés ou au contraire qu’il ne fasse que ça, dans les deux cas on colore le monde en monochrome, et l’on sait ce qu’en a dit Wittgenstein : « Dans un monde où tout est bleu, le bleu n’existe pas. »
Il faut cependant reconnaître que « tout est déterminé », car sinon il faudrait admettre que des choses peuvent surgir ex nihilo, sans histoire derrière elles. Mais d’une part il est rarement possible de savoir comment jouent tous les déterminismes en présence, (ce qui oblige d’introduire l’incertitude, une variante du hasard), d’autre part ce déterminisme ne présente d’intérêt que pour expliquer les choses dans une perspective pragmatique. Il n’interdit nullement de se représenter le monde autrement et librement. Non que nous serions « réellement libres », c’est seulement que l’on peut toujours affirmer l’être, même si cela ne se vérifie jamais dans la réalité. Disons que la philosophie autorise à être ou se dire « libre » même quand on a été condamné à finir ses jours en prison, parce qu’il est toujours possible de nier la réalité, ou d’inventer ce dont on parle, c’est-à-dire de faire surgir en parole une réalité qui n’existe pas. Le dilemme entre déterminisme et libre-arbitre ne présente donc aucun intérêt, car le second peut toujours être affirmé en dépit du premier. Au demeurant, le « libre-arbitre » peut être vu comme la simple négation du déterminisme, c’est-à-dire l’affirmation du non-déterminisme.
On le doit à l’extraordinaire pouvoir de négation du langage, (un phénomène trop complexe et subtil pour être abordé ici), mais dont on peut dire qu’il est d’une grande banalité. Il ne concerne pas seulement la poésie ou la fiction, mais la science au premier chef, ce qui est plutôt cocasse, car l’a priori consiste à croire qu’elle ne parle que de la réalité. En fait non, la science parle avant tout de ce qui n’existe pas, car la réalité qui l’intéresse est d’abord hypothétique. C’est le cas avec la matière noire et l’énergie noire qui font actuellement couler beaucoup d’encre, mais héliocentrisme, atomes, anti-matière, particules, trous noirs, microbes, dérive des continents et j’en passe, rien de tout cela n’existait aux yeux des hommes.
Moralité : même les discours les plus loufoques sont aussi dignes d’existence que ceux de la Très Officielle Science, mais cela ne veut pas dire qu’ils soient aussi dignes d’intérêt, c’est une autre question.
Paris, le 31 janvier 2021
On peut (re)lire : « Le chat de Schrödinger » qui évoque aussi les tirages aléatoires.
Illustration Talva Design : « Projet de hasard dirigé »
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Question de vocabulaire.
Voici comment MOI (je n’impose rien et ne prétends pas avoir raison, c’est ce que j’ai compris) j’entends ces choses.
Déterminisme ne veut pas dire prévisible.Le déterminisme est une position philosophique sur la nature de l’univers, qui au fond ne change pas grand chose. Que les choses arrivent par hasard ou parce qu’elles doivent, ne change rien à rien.
Hasard est différent de aléatoire. A ma connaissance les scientifiques étudient l’aléatoire et pas le hasard qui est une notion philosophique.
La théorie du chaos montre que aléatoire et ordre peuvent avoir le même soubassement systémique.
Le « libre arbitre », est une invention de St Augustin pour résoudre un paradoxe théologien chrétien (paradoxe qui n’existe pas dans le judaïsme) : si Dieu est amour, si Dieu est tout puissant, pourquoi souffres-t-on ?
Mais si on sort du christianisme ce paradoxe n’existe plus, et le libre-arbitre devient inepte.
Je préfères parler de « dégrée de liberté » ou simplement de « possibilité de choix ».
« La science » ça n’existe pas. Ce qui existe c’est la méthode scientifique. Méthode qui peut s’appliquer, ou non.
Enfin, certains scientifiques étudient la possibilité que l’univers soit un ordinateur, non pas à la manière des philosophes mécanistes des lumières, mais de manière scientifique, en essayant de reproduire les lois connues de la nature par un « sous-bassement » informatique, à savoir, les automates cellulaires le plus souvent. Cf Gerard ‘t Hooft et son travail séminal « digital physics ».
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Hello !
Alors, puisque vous engagez le débat, reprenons vos points « point par point ».
– « Déterminisme ne veut pas dire prévisible » : oui en pratique, tout le monde sait que la prévisibilité est limitée, mais en théorie les deux se confondent, car absolument TOUT est théoriquement calculable. Et si quelque chose est imprévisible, notamment une mesure en physique quantique, alors elle est non-déterministe.
– « Que les choses arrivent par hasard ou parce qu’elles doivent, ne change rien à rien. » : là, vous opposez le hasard à la nécessité, (ce qui doit arriver), alors que mon propos était de l’opposer au déterminisme, ce qui change tout. Question : la vie était-elle nécessaire ? A mon avis non. Mais dès lors qu’elle apparaissait, elle ne pouvait le faire que d’une façon déterminée.
– « Hasard est différent de aléatoire » : certes, mais l’aléatoire n’intéresse pas ici, et le hasard est une notion plus puissante. L’aléatoire désigne plutôt ce qui est hors de contrôle, sans portée philosophique.
« si on sort du christianisme (…) le libre-arbitre devient inepte » : peut-être, mais le fait est que quasiment tout le monde parle du libre-arbitre comme du non-déterminisme. Exemple dans https://onfoncedanslemur.blog/2020/12/21/le-futur-existe-t-il/ Voir aussi l’intro de Wikipédia. Enfin, toute notion, née dans un certain contexte, peut a priori en sortir sans tomber dans l’ineptie. C’est le cas notamment du déterminisme qui n’est pas resté cantonné aux sciences exactes.
– « »La science » ça n’existe pas. » : d’une certaine manière oui, ça n’existe pas plus que n’importe quel « fait global » sur lequel on peut mettre un nom. Mais on pourrait en dire autant de « la méthode scientifique » : autant que je sache, celle-ci n’a pas été déposée au Pavillon de Breteuil à côté du mètre étalon.
– Votre dernier § montre que vous vous illusionnez un peu sur les automates cellulaires qui seraient un modèle plus scientifique que celui des « philosophes mécanistes des lumières ». Non, c’est du kif-kif, ces « automates cellulaires » ne changent que la forme du calcul, pas le fond.
En tout cas merci pour votre com’, il montre qu’il y en a au moins un qui est attentif ! 🙂
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