Le dernier empereur

Le précédent billet, « Le jour d’après », s’était aventuré à conclure que la légalité serait appelée à disparaître après que la production industrielle aurait chuté comme le prévoit le modèle Meadows. C’est peut-être complètement faux, tant il est facile, pour le système, de « créer de la légalité ». Il suffit de considérer le fameux et mémorable « Traité établissant une constitution pour l’Europe » qui avait été rejeté (en France) par le référendum de 2005, mais ratifié en 2008 « par voie parlementaire » sous la forme du « Traité de Lisbonne ». De ce dernier, Wikipédia prétend qu’il : « conserve les traités existants mais les modifie en profondeur », alors que Giscard d’Estaing en personne soutient, dans une tribune du Monde, que : « les propositions institutionnelles du traité constitutionnel [rejeté par le référendum] se retrouvent intégralement dans le traité de Lisbonne, mais dans un ordre différent, et insérés dans les traités antérieurs ». Un premier traité, rejeté en 2005 par les Français, a donc été adopté par leurs députés 3 ans après, mais sous un autre nom : pour ses opposants, il s’agit clairement d’une atteinte à la légalité du référendum de 2005. Mais une atteinte effectuée dans les règles de l’art : la « voie parlementaire » exigeant au préalable une révision de notre Constitution, celle-ci fut effective 4 jours avant la ratification du Traité de Lisbonne.

De manière générale, le système n’en finit pas de « produire de la légalité », aussi bien dans les grandes régions du monde, (US, Union Européenne et autres associations d’États), qu’au niveau mondial via d’innombrables institutions par lesquelles il s’efforce de s’auto-réguler. En dépit de son caractère « cosmétique », cette légalité est cruciale pour le système : elle constitue son « ciment », ce que Wikipédia décrit comme : « un liant hydraulique (qui durcit sous l’action de l’eau) ». Ce liant du système « durcit » sous l’action des acteurs chaque fois qu’ils ont à résoudre pacifiquement un conflit, en particulier quand les intérêts d’une multinationale se heurtent à ceux d’une population. Sans lui, les acteurs n’auraient d’autre solution que de s’entre-tuer sur le terrain, comme cela arrive malgré tout et trop souvent quand l’un d’eux en refuse les verdicts.

Cette légalité est tellement « cruciale pour le système » qu’il ne serait pas exagéré de prétendre qu’elle en constitue, non seulement le « ciment », mais aussi et surtout son « centre névralgique » : parce que c’est à travers elle, (et dans l’excipient des discours qui la justifient), que le système se donne à voir officiellement, c’est-à-dire qu’il se pare de légitimité aux yeux du grand public en s’opposant aux organisations illégales. Elle est cruciale parce que les gens du peuple, dans leur écrasante majorité, veulent vivre dans le respect de leur conscience, et que le système a besoin d’eux pour se maintenir, se développer, et tout simplement exister. Elle est encore plus cruciale quand on songe que, sur le terrain, le système est tout à fait incapable de se montrer respectueux du genre humain, de ses traditions et de ses rythmes, ce qui l’oblige à faire illusion. C’est pourquoi l’histoire du capitalisme présente toujours ce visage de Janus que nous connaissons bien : d’un côté les miracles en forme de mirages du progrès technique, de l’autre ces luttes sociales continuelles pour rendre supportable leur production.

Enfin, elle est d’autant plus cruciale qu’elle est fragile : la légalité tenant à peu de chose, le système se doit de la protéger de façon vitale, comme si elle était le « souffle de la vie ». En effet, ce que nous appelons la légalité n’a aucune existence concrète : les textes juridiques, seules traces de son existence, n’ont de sens qu’à condition d’être utilisés dans des décisions effectivement suivies d’effets. Tout système judiciaire est donc susceptible de disparaître, non par l’incendie de tribunaux et bibliothèques, mais du seul fait que la société est susceptible de ne plus en tenir compte, à l’instar des malfrats vivant hors la loi.

A cet égard, le tripotage du référendum de 2005 corrobore et accentue cette fragilité en la mettant sur la sellette, réduisant la légalité à sa dimension « cosmétique », et révélant par contraste que le système n’a cure de toute légalité authentique : il produit de la « mal-légalité » comme de la « mal-bouffe ». Les cruciales apparences sont sauves, mais les apparences seulement, comme on le constate avec le CETA négocié dans le plus grand secret, et les tribunaux d’arbitrage qui permettent à des entreprises privées de contester toute disposition publique contrariant leurs intérêts : la production de légalité s’appuient sur des bases chaque jour plus étriquées et moins loyales, au sens propre du terme. L’esprit des lois se fait piétiner sans vergogne, les obstacles juridiques incontournables sont contournés par des procédés légaux mais ad hoc, des amendements sont rédigés par des lobbyistes mais présentés dans les débats comme s’ils reflétaient l’intérêt public, les textes font des milliers de pages que les députés n’ont ni le temps ni les moyens de lire, et des armées d’avocats au service d’intérêts privés se font un jeu d’enfant de les contourner.

C’est peu dire que cette production immatérielle de légalité, qui précède toutes les autres productions et les rend possibles, est devenue une vaste « foutaise », excusez l’expression. Une « foutaise » exhibée au public sous les apparats d’instances officielles réputées scrupuleuses : gouvernements, parlements, commissions, débats, votes, protocoles, lois et directives, le tout mis en musique par des médias se vouant à les « décrypter » pour notre édification, et qui lui confèrent sa crédibilité. 

Mais elle va s’effondrer en ce sens que la réalité en sera toujours plus éloignée. Elle va s’effondrer sans pour autant cesser d’être « sur le papier », tant que subsisteront les instances officielles censées la représenter. Pour l’heure, et tant qu’il y aura du pétrole en abondance, ces instances sont comparables au dernier empereur dans la Cité interdite : doté de tous les pouvoirs symboliques mais d’aucun pouvoir réel. Celui-ci appartient aux multinationales, qu’elles se veuillent « propres » comme les GAFA, ou qu’on les soupçonne d’être « sales » comme « l’empire Bolloré ».

« Le jour d’après » promet l’irruption de la « réalité réelle », c’est-à-dire du fait que la « foutaise » de la légalité apparaîtra pour n’avoir été que ce qu’elle semblait être, un ordre factice, à tout le moins quelque chose qui n’a plus cours depuis longtemps. Le peuple grec en est déjà témoin : son « dernier empereur », c’est bien sûr Tsipras, ses eunuques les ministres et députés. Mais il importe peu de savoir que ce « dernier empereur » ait ou non des pouvoirs, qu’il soit ou non un otage, que la légalité continue ou non d’exister : dans le vécu des gens, elle n’existe plus. La vraie légalité de la démocratie ayant été mis en charpie, et rien n’étant venu la remplacer sinon une mascarade, le peuple grec se retrouve à devoir vivre concrètement sous un régime dictatorial, mais symboliquement sans dieu ni maître. Comme les « chats adespotes » de l’excellent blog « Greek Crisis » de Panagiotis Grigoriou, lequel écrit dans son dernier billet, « Asymétries » : « Les para-ministres à Tsipras sourient sans cesse devant les cameras, et les Grecs les haïssent. Oui, la haine, c’est-à-dire, la disparition absolue du geste politique ».

Ainsi en voie de disparition si ce n’est en état de décomposition plus ou moins avancée, la légalité est le talon d’Achille du système. Malheureusement, l’exercice du pouvoir n’en finit pas de progresser, à l’instar de toutes les techniques, et la « production de légalité » fait partie de « l’outillage ». Alors que naguère il avait encore besoin de Dieu pour se légitimer, et qu’aujourd’hui il procède par une propagande savamment élaborée, l’exemple de la Grèce montre que bientôt il n’aura plus besoin de rien, sauf d’une police militarisée pour tenir tête aux derniers protestataires. Les gens du peuple seront livrés à eux-mêmes, pour le meilleur et pour le pire.

Paris, le 9 décembre 2017


EDIT, 25 janvier 2018 : aucun « trouble à l’ordre public » ne peut suffire à l’établissement d’un régime fasciste. Ce dont le système a besoin, c’est seulement de l’ordre public, crucial pour le business, et pour le maintenir le mieux est encore de tolérer minorités et immigrés. En revanche, il a un besoin crucial de « légalité » pour réprimer sans « se salir les mains » un mouvement populaire comme celui des Gilets Jaunes. « Ils ne respectent pas nos institutions » disent de ceux-ci certains de nos lecteurs : et bien oui, c’est ainsi que les choses se passent quand la légitimité d’un pouvoir fond comme glaçon au soleil. Et c’est pourquoi la « légalité » va se « durcir », devenant toujours moins légitime et toujours plus « cosmétique » sous la pression d’une opinion publique qui « demande de l’ordre », en donnant raison au fameux « Discours de la servitude volontaire ». L’on veut voir dans cette œuvre une « ode à la Liberté », mais son auteur écrit des choses comme : « C’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. »


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Illustration : www.senscritique.com

2 commentaires sur “Le dernier empereur

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  1. Mais une multinationale est aussi une population non ? Ce n’est pas qu’une abstraction, il y a des milliers de gens qui « travaillent pour elle », qui la constituent, donc. Pourquoi opposer multinationale et population ?

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