L’insoutenable légèreté du Web

Hier soir, les questions des internautes à « C dans l’air » portaient toutes sur : « la guerre, la guerre, la guerre », comme si le ciel nous était tombé sur la tête. Le revirement de Trump sur l’accord avec l’Iran était certes une surprise, qui promet évidemment un regain de « tensions », mais faut-il y réagir bêtement, tête baissée dans « la guerre », comme si l’on avait découvert au saut du lit le jeu géopolitique, et comme s’il ne pouvait y avoir d’autres issues ? Irritation redoublée ce matin en découvrant, sur les-crises.fr, un article montrant que Bolton est un va-t-en-guerre de longue date : « Mais la forte probabilité que Donald Trump choisisse maintenant John Bolton comme son prochain conseiller en matière de sécurité nationale crée une perspective de guerre avec l’Iran qui est très réelle. Bolton n’est pas un faucon néoconservateur ordinaire. Il est obsédé depuis de nombreuses années par le désir de faire la guerre à République islamique, appelant à plusieurs reprises à bombarder l’Iran dans ses apparitions régulières à Fox News, sans la moindre indication qu’il soit conscient des conséquences d’une telle politique. »

Il y a quelque chose d’odieux, d’impie disions-nous hier, dans cette espèce d’enthousiasme et d’évidente excitation face à une montée des « périls », selon le mot du Monde dans son « édition papier ». Quand on est soi-même vraiment menacé, vraiment soumis à un risque bien réel, par exemple de voir sa demeure réduite en cendres par une vraie bombe, le risque n’est pas quelque chose que l’on prend à la légère. Le vrai risque est un risque de mort, pas une hypothèse intellectuelle façon « chat de Schrödinger » ! Regarder les Israéliens : vous croyez qu’ils s’amusent devant la menace de roquettes tirées d’ici ou là sur leur territoire ?

Non, un vrai risque est quelque chose de difficile à voir en face. C’est le genre de chose, comme le réchauffement climatique, que l’on préfère oublier : tout le contraire du truc dont on a envie de parler. Trump et sa décision de rompre l’accord avec les iraniens, ce n’est pas du cinéma, mais les commentateurs ont réagi comme s’ils étaient devant un film d’horreur, avec leurs « psychopathes » hideux brandissant leurs couteaux luisants au clair de lune. Commentaire d’un internaute sur le billet des crises.fr cité : « Conclusion qui confirme ce qu’on savait déjà : Bolton est un psychopathe inséré au plus haut niveau de l’Etat US entièrement au service d’un Etat étranger. » Les Israéliens ont des tas de raisons d’exagérer les menaces qui pèsent sur eux, mais nous, simples observateurs d’un Moyen Orient déjà ravagé par la guerre, quel intérêt avons-nous à servir de caisse de résonance à Trump et Israël ?

Alors reprenons notre calme et expliquons tout ce qui nous choque dans cette histoire de « rupture lourde de périls » :

  • Avec sa décision assortie de « sanctions », (susceptibles d’être toujours plus durcies), Trump menace d’étrangler économiquement l’Iran : c’est à l’aune de cette certitude qu’il faut « peser » tout le reste.
  • Ce « risque de guerre » est trop vague, il ne signifie rien. La guerre est potentiellement partout, n’importe quelle situation peut dégénérer en vraie guerre : en Syrie et en Libye après le « printemps arabe », au Yémen après des élections,…
  • Le Moyen Orient est déjà à feu et à sang : 8 ans de guerre ont ravagé la Syrie, et 3 au Yémen ont créé une crise humanitaire épouvantable. Iran, Syrie, Irak et Hezbollah sont à peine sortis de leur guerre contre l’EI. Israël aurait déjà effectué 100 frappes en Syrie depuis 2011 : Israël est déjà en guerre mais l’on en parle comme s’il était en paix : il prétend ne faire que répliquer à des « menaces ».
  • Il faut être tranquillement installé devant sa télé pour parler de « risque(s) de guerre » comme si l’on risquait effectivement quelque chose, alors que l’on ne risque rien, sinon de voir nos entreprises perdre un peu de fric en Iran.
  • Concrètement, quelle forme prendrait cette « guerre contre l’Iran » ? Une invasion comme en Irak ? Des bombardements sans mandat de l’ONU ? Depuis quelles bases ? Avec quels objectifs et quels moyens ? Signalons à tout hasard que l’armada US est gentiment rentrée au port.
  • Une « perspective de guerre » ne peut pas être « réelle » : une perspective c’est une vision, une manière de voir. L’on peut voir des « perspectives de guerre » partout, en particulier à cause de l’eau qui finira par supplanter le gaz et le pétrole dans la hiérarchie des enjeux.
  • Ce qui peut être « réel », en revanche, mais dans l’ordre du discours, ce sont les « menaces », qui peuvent aussi être « fantasmées » : leur degré de « réalité » est souvent contestable. La nomination de Bolton est une « menace » adressée à l’Iran : ce n’est pas encore une menace militaire exercée par le déploiement de moyens éponymes.
  • Les « menaces de guerre » peuvent être « stupides » ou dignes de « psychopathes », mais en connaissez-vous qui ne le soient pas ?
  • A voir le « catastrophisme béat » autour de l’événement, l’on dirait que personne ne comprend, (sauf les Israéliens qui ont oublié d’être bêtes), que même les menaces les plus brutales et irréalistes peuvent être très utiles. Personne ne semble faire le lien avec le fait qu’Israël n’en finit jamais de se dire « menacé » : à croire qu’être « menacé » ne serait pas aussi désagréable que nous le prétendions.
  • Suite à la décision de Trump, il est possible que l’Iran en arrive à relancer son programme nucléaire, ce qui provoquerait un crescendo de « menaces » : mais l’on vient de voir avec la Corée du nord que l’échafaudage peut aussi s’écrouler comme un château de cartes, et finir en poussières.
  • Donc, rien n’est moins sûr que le jeu des « menaces » mais tout le monde en parle comme s’il n’y avait rien de plus sûr.

Cela dit, il est incontestable qu’Israël est obsédé par l’arc chiite, et que ce pays est de loin le plus dangereux du Moyen Orient. Il ne fait pas mystère de son intention de bouter l’Iran hors de la Syrie, et il fera tout pour y parvenir. Les « sanctions » contre l’Iran font partie de son plan et c’est uniquement pour elles que Trump a pris la décision de rompre l’accord sur le nucléaire : pour l’heure, aucun signe ne montre que les US préparent une vraie guerre (militaire, faut-il le préciser) contre l’Iran.

Sur le plan militaire, il se déroule en Syrie un jeu d’échec à trois : la Russie qui protège le gouvernement syrien, l’Iran et le Hezbollah qui ont aidé la Syrie contre l’EI, et Israël qui veut les faire partir. La Russie n’a pas d’intérêt dans cet « arc chiite » qui devrait permettre à l’Iran d’écouler son gaz vers l’Europe via la Méditerranée, donc en concurrence avec le gaz russe, mais elle doit beaucoup aux chiites qui l’ont aidé contre l’EI : donc Poutine va s’efforcer de modérer les ardeurs des uns et des autres, il ne peut pas se permettre d’avantager un protagoniste plutôt qu’un autre. La décision de Trump ne change pas la donne sur cet échiquier militaire : du reste, c’est peut-être bien parce qu’Israël sait qu’il ne parviendra pas à déloger militairement les iraniens de Syrie qu’il a poussé Trump à ouvrir le front d’une guerre économique.

La stratégie serait la suivante : pousser l’Iran à relancer son programme nucléaire, en faire une raison pour resserrer le nœud coulant des « sanctions » à mesure que la « menace » se précisera, (l’on peut compter sur les services de renseignements pour fournir les preuves habituelles), et fomenter une « révolution de couleur » pour aboutir à la chute du « régime ». C’est jouable en deux ans, ça ferait décamper les iraniens du sol syrien avec un minimum de bombes, et le résultat final pourrait être juteux pour le camp occidental.

 

EDIT 1 : on peut lire les Chroniques du Grand jeu sur le sujet, très intéressant.

EDIT 2 : à la lecture de Pascal Boniface, (« Trump déclenche la plus grave crise de l’Alliance atlantique »), l’on a vraiment l’impression que Trump, en s’asseyant avec culot sur les usages diplomatiques du camp occidental, est inspiré par Israël qui a toujours fait preuve d’audace au cours de sa brève histoire. De leur côté, les Russes ne veulent plus fournir de missiles S300 à la Syrie, limitant ainsi son pouvoir de défense. Assad devra donc rester calme quand les Israéliens bombarderont les positions iraniennes en Syrie. Comme d’habitude, Israël s’en tire sans une égratignure, mais cela n’implique pas que le Moyen Orient pourrait s’embraser. En revanche, la colère monte même chez des pro-russes aussi célèbres que le Saker. Dans « L’absence de réaction de la Russie aux attaques d’Israël contre la Syrie est répugnante », il écrit : « Mais il n’y a aucun doute dans mon esprit que Netanyahu vient de faire publiquement un pied de nez à Poutine et que Poutine l’a accepté. Malgré tout mon respect pour Poutine, cette fois il a permis à Netanyahu de le traiter comme Macron fut traité par Trump. »

 

Paris, le 12 mai 2018


Illustration : « Top 14 des icônes de films d’horreur les plus célèbres »

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