L’anthropologie contre la collapsologie

Pour les collapsologues, il s’agit de penser l’effondrement pour s’y préparer. Est-ce seulement envisageable ?


Le grand mérite des « collapsologues » est d’avoir fait surgir le thème de « l’effondrement » dans les médias grand public, probablement parce que leur message est « positif » : faisons le « deuil » du progrès tel qu’entendu jusqu’à présent, et essayons-nous de nous « préparer ». Avec les médias, il faut être « positifs », il faut toujours pouvoir « faire quelque chose », sinon poubelle !, vous n’êtes plus qu’un pessimiste fataliste, quand ce n’est pas un « criminel ».

Nous sommes d’accord avec eux sur « l’effondrement qui vient », mais beaucoup moins sur les possibilités de préparation. (Notons que l’adaptation, elle, étant par définition adaptation aux faits établis, se fait toujours d’une façon ou d’une autre : ceux qui peuvent s’adapter survivent, les autres meurent.) Le Net regorge de « solutions » en tous genres : « fermes d’avenir », permaculture, transition énergétique, villes « vertes », plantes adaptées à la sécheresse, « circuits courts », ZAD : le tout produit l’effet, – trompeur selon nous -, qu’une préparation est possible. Significatif à cet égard, le post de Pablo Servigne en personne concernant un manuel de survie diffusé en Suède : la préparation y est exemplaire, donc possible et comme démontrée par l’existence-même du manuel. Mais c’est la Suède, seulement dix millions d’habitants, un pays soumis à un climat très rude exigeant depuis toujours une foule de « trucs et astuces » pour le supporter.1 La France, c’est bientôt 70 millions d’habitants, un brassage culturel continu, des climats différents entre le nord et le sud, entre son immense littoral et les Alpes, une mosaïque de peuples forcés de vivre ensemble mais foncièrement très différents si l’on en juge simplement à leurs langues.

D’où la question : même si l’on admet que les collapsologues ont raison en principe, ont-ils encore raison en pratique ? Pour le savoir, nous allons prendre l’exemple de la Grèce dont le PIB a chuté de 25% après 2008, et identifier ce à quoi il faudrait se préparer en piochant dans les trois derniers billets du remarquable blog de Panagiotis Grigoriou, (« Greek crisis »), à savoir : « Problème technique », « Genre musical ! » et « L’homme fardeau ».

Lui ne donne pas dans la théorie, mais dans la pratique, et il dépeint inlassablement les effets d’un effondrement bien réel. Que celui-ci ne soit qu’un cas particulier n’affaiblit en rien la démonstration, ce serait plutôt le contraire, car les effondrements avérés sont tous des cas particuliers, tous imprévus dans leur avènement comme dans leur évolution. L’Irak, la Libye et la Syrie ont été victimes d’une guerre soutenue par les puissances occidentales, le Venezuela victime des prix du pétrole et probablement des magouilles de gros importateurs, la Grèce de son entrée dans l’euro et de sa gestion par la Troïka. Ce dernier cas est particulièrement intéressant car il ne résulte ni d’une guerre ni d’une ressource subitement tarie, mais de la faillite des institutions politiques.

Perte de légitimité et de crédibilité des institutions politiques

En Grèce donc, l’effet premier et majeur de son effondrement a été la perte de légitimité et de crédibilité du gouvernement mais aussi des syndicats et des partis. C’est de loin ce qui revient le plus souvent sous la plume de Panagiotis Grigoriou.

  • Maire de Thessalonique tabassé pour ses positions jugées pro-turques.
  • « futures élections legislatives » à une « date probable ».
  • « l’administration régionale s’apprête à embaucher pour quelques mois seulement, près de mille employés payés moins de 400€ par mois, histoire de faire tomber les chiffres du chômage »
  • « Tsipras et son cirque de SYRIZA/ANEL règnent alors en rois bouffons ».
  • « la Grèce est devenu un protectorat ». (On peut dire aussi : un État croupion.)
  • « pseudo-protestations des syndicats comme des autres partis ».
  • « armée de prétoriens/électeurs » : « créations de près de 100.000 postes supposés provisoires dans la fonction publique et territoriale ».
  • « Les autres Grecs alors haïssent littéralement cette classe politique ». (L’auteur produit souvent des citations de petites gens qui vont dans ce sens.)
  • « Cette histoire résume aux yeux de la doxa commune toutes les insuffisances, voire les infractions et alors crimes quotidiens commis ici ou là, d’en bas comme d’en haut, lorsque plus rien ne fonctionne vraiment dans l’appareil de l’État grec ».
  • « Et devant le “Parlement”, les cars des unités des MAT, les CRS du pays de Zeus, occupèrent les lieux pour empêcher de la sorte toute velléité populaire à l’encontre… des très chers élus » : remarquer les guillemets autour de Parlement.
  • « Les habitants et les commerçants de l’île avaient aussitôt décrété Mytilène ville-morte, et en effet, pratiquement pas un seul commerce n’a ouvert ses portes pendant la visite du cynique Alexis. »
  • « contrairement par exemple au temps des dirigeants comme Charles de Gaulle, lequel au moins comprenait le monde, ainsi que ses interlocuteurs » : l’attaque est rude et ne vise pas le QI des dirigeants : elle dit simplement qu’ils sont uniquement dans l’action, au mieux dans la gestion, mais de façon insensible à ce qui pourrait advenir, ce qui est l’exact antithèse de la politique.
  • « Alexis Tsipras, illustre locataire de l’hybris comme de l’absurde, s’est envolé pour l’île de Lesbos, en visite officielle jeudi dernier 3 mai, le tout, après avoir dépêché sur Mytilène, capitale de l’île, plus de dix compagnies de CRS hellènes, l’escrocrise est ainsi un plat… qui mange décidemment son chapeau. » => l’État ne recule pas devant la dépense quand il s’agit de lui-même.

Revenus dérisoires

Se préparer au changement climatique quand on est un riche viticulteur bordelais ou bourguignon, oui, c’est sans doute possible, mais comment se préparer à des revenus dérisoires ? Rappelons au passage que la circulation de l’argent implique que les revenus des uns, (salaires et retraites), sont des revenus possibles pour les autres : si les premiers manquent, alors ils manquent à toute la population, pas seulement aux retraités et salariés.

  • « Contractés avant la crise et les 25% de réduction du PIB, souvent dans des termes léonins, ces emprunts ne peuvent plus être honorés après des pertes d’emploi ou des baisses des revenus dépassant les 40%. »
  • « 130.000 Grecs ont renoncé aux biens immobiliers qu’ils venaient d’hériter, les cédant à l’État » => même le fait de posséder un bien immobilier n’est plus une « protection ».
  • « petits boulots payés 20€ par jour ».
  • « certains Grecs accrochent sur un mur d’un trottoir étroit sacs et chaussures destinés à être aussitôt récupérés par les encore plus pauvres ».
  • « déjà 48% de la population grecque, soit 5,1 millions de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire, 382 euros par mois. Et sur ce 48%, il y a 1,5 million de personnes qui vivent dans une extrême pauvreté, soit moins de 182 euros par mois ».
  • « énième diminution des montants des retraites ».

Réglementations caduques

Il semble que l’on puisse se préparer en édictant des réglementations plus strictes, plus « prévoyantes ». Mais ce n’est qu’un leurre comme le montre le permis à points en France. En principe, il devrait dissuader les gens de commettre des infractions, en pratique il est détourné : les gens roulent sans permis ou avec des faux, et se dépatouillent comme ils peuvent quand ils se font prendre la main dans le sac. Dans « Genre musical ! », Panagiotis Grigoriou cite un fait divers qui montre qu’il se passe la même chose en Grèce :

« L’autre bien… grosse nouvelle de cette semaine, fut celle du semi-remorque dont le conducteur a perdu le contrôle pour traverser la barrière séparant les deux chaussées d’une autoroute urbaine à Athènes, causant en face, deux morts et un blessé grave. L’originalité de cet accident réside… en somme à ses particules élémentaires de temps de crise.

Son conducteur était d’abord aussi son propriétaire, le gérant d’une petite entreprise de transport routier. Ensuite, d’après les reportages, cet homme avait déjà perdu son fils et son frère dans deux accidents de la route, et au moment où il a provoqué son propre accident, il avait plus de 0,5 gr d’alcool dans le sang. Le hasard qui n’en est pas un, a voulu que son camion n’était aucunement enregistré, ni au fichier des certificats d’immatriculation, et encore moins à celui du contrôle technique.

Ce véhicule lourd aurait été importé illégalement d’après le reportage, puis cannibalisé, les numéros de série du châssis et du moteur ne correspondaient pas non plus aux documents du camion, ces derniers avaient été tout simplement “empruntés” à un autre véhicule du même type. »

Il en tire une leçon qui vaut pour tous les pays effondrés: « Entre les salopards d’en bas avec plus de 0,5 gr d’alcool dans le sang, et ceux d’en haut… avec 100% d’amoralisme dans le sang, le pays n’est pourtant pas encore tout à fait perdu. »

Le système persiste et signe

Le système est malgré tout bien vivant en Grèce : il y a toujours des nantis qui ont su se préparer (et s’adapter). Dans les trois billets, il évoque les « Airbnbiens » :

  • « Les eaux territoriales du tourisme de masse débordent déjà pour un mois de mai, entre les voiliers au départ des marinas de la capitale et surtout les très nombreux Airbnbiens et si fiers de l’être. »
  • « Notre… admirable méta-monde le-voilà, depuis peu autant comblé en cellules Airbnbiennes qui poussent comme des champignons après l’orage… »
  • « Ce génocide social, culturel, économique et ethnique se dissimule alors très mal sous le seul lustre du tourisme comme de l’Airbnbisation d’une partie seulement du pays ainsi déréalisé. »
  • « Et pendant que ceux de la… République populaire des Airbnbiens s’adonne aux emballements de la ville d’Athéna… d’ailleurs présentée comme étant “le nouveau Berlin” ».

L’on comprend sans peine que l’effondrement a deux visages : celui des « solutions » visibles et optimistes dont les médias font grand cas, (“le nouveau Berlin”, « nouveau musée de l’Acropole »), et celui des drames invisibles, quotidiens et misérables : ils nous montrent que « les solutions », ces fameuses « solutions » dont il faudrait croire qu’elles « existent », n’en sont que pour certains.

Déliquescence des services de l’État

  • Construction de deux immenses parcs d’éoliennes dans une zone classée « Natura », au détriment du tourisme alternatif, de l’agriculture et de certaines autres activités traditionnelles, et ce au grand dam des protecteurs de la nature : les pauvres devraient donc se préparer à voir leur environnement se faire dégrader par les riches, et ce, en dépit du fait qu’ils ne peuvent strictement rien contre l’État.
  • « La fermeture de plus de la moitié des lits en psychiatrie hospitalière et le non-suivi de tant de milliers de malades, ont conduit par exemple ces derniers, à être théoriquement pris en charge par les seules familles, ce qui reste en réalité très hypothétique. Un tel homme malade, âgé de 38 ans, dont le suivi psychiatrique aurait cessé d’après les reportages, vient d’assassiner sa mère à plusieurs coups de couteau cette semaine dans un quartier d’Athènes. »

Effondrement culturel

  • « Autoroutes désertes (bien au coeur vidé du pays réel, les autoroutes, d’ailleus parfois récentes sont alors désertes, la terre est en friche et les cafés… plutôt remplis !) »
  • « Des trois enfants Kostas, deux vivent en Allemagne et le troisième près de Londres depuis la crise. C’est ainsi, en se promenant dans le village, on constate que près de la moitié des habitations sont alors fermées. »
  • « vente du miel trafiqué »
  • « L’effondrement grec, cette désagrégation de la société qui ne se relève pas, déjà tout simplement parce qu’elle n’existe plus, ou plus tout à fait comme avant. Tous les voyants sont alors passablement au rouge. »
  • « Ce génocide social, culturel, économique et ethnique se dissimule alors très mal sous le seul lustre du tourisme comme de l’Airbnbisation d’une partie seulement du pays ainsi déréalisé ».
  • « finalement certains peuples et cultures peuvent parfois disparaitre complètement… du fardeau de ce monde, suite notamment à une attaque généralisée, une guerre alors totale, dont une guerre totale culturelle ».

Résumé et conclusions

Quand on regarde de près comment fonctionne une société, à l’instar de Panagiotis Grigoriou, anthropologue, l’on quitte la vue aérienne des concepts, (effondrement, niveau de vie, écologie, adaptation/préparation, énergie…), pour descendre au niveau du terrain où le spectacle est tout autre. On y trouve donc, en résumé :

  • Un État failli qui subsiste dans sa forme légale mais n’est plus capable d’impulser la moindre politique, et dans lequel les citoyens ne se reconnaissent plus.
  • Les revenus « primaires », salaires et retraites, se tarissant, c’est à l’ensemble de la population que manquent les revenus « secondaires », (provenant de la dépense des premiers).
  • Les moyens habituels, (réglementations), perdent leur efficacité.
  • Les services de l’État, (santé, éducation, protection), tendent à disparaître.
  • L’État lui-même devient prédateur pour assurer sa survie et celle des nantis.
  • L’environnement continue de se dégrader.
  • Les meilleurs quittent le pays, ceux qui restent font dans les affaires.
  • Les villages sont désertés : où sont les « permaculteurs » ?

C’est à tout cela qu’il conviendrait de se préparer, et c’est à tout cela qu’il est impossible de se préparer. Et encore, l’Europe garantit à la Grèce une stabilité politique indispensable aux multinationales, ainsi que l’ordre public indispensable au tourisme : sans cela, la situation serait bien pire.

L’idée selon laquelle il serait possible de « penser l’effondrement », de « se préparer à l’effondrement », est un « leurre conceptuel » que l’on doit au pouvoir d’abstraction du langage, lequel se manifeste d’ailleurs dans l’emploi de l’article défini, « l’effondrement », ce qui dénote le concept, non un effondrement parmi d’autres possibles. Avec le langage, nous manipulons des catégories qui peuvent se combiner à l’infini, et il n’y a pas de règle qui interdise d’associer « préparation » et « l’effondrement ». L’on doit surtout ce leurre au fait que, dans notre monde pourri pétri de technologies et de technocratie, tout ou presque n’est que « projets », « anticipations » et donc « préparation » de l’avenir. Ainsi est-il possible par exemple de se préparer à l’envahissement de l’IA en formant des tas d’ingénieurs. La collapsologie est donc une idée née de la combinaison sémantique d’un lieu commun avec le rapport Meadows, mais sans analyse précise de sa possibilité.

Malheureusement, toute préparation suppose de savoir à l’avance ce à quoi il s’agit de se préparer, et rien ne dit que l’on puisse le faire dans le cas de « l’effondrement ». Pour une guerre, situation envisagée par le manuel de survie suédois, c’est envisageable, car la guerre est une situation réputée provisoire, et le « périmètre » de la préparation, visant la survie immédiate, peut être défini. Mais en cas d’effondrement durable et massif, dans un environnement international fortement dégradé, le tout dans le cercle vicieux d’une décroissance planétaire ? Les rapports de forces prendront le dessus, leur évolution et leur diversité seront totalement imprévisibles, et tous les degrés de violence (ou de chaos) sont envisageables. La réalité vraie, pas celle de ceux qui ont le temps de penser derrière leur ordi, est rarement quelque chose de gentil qui vous laisse le loisir de vous préparer

 

 

Paris, le 27 mai 2018


Illustration : « Preparation for studying a foreign language »

Plus de publications sur Facebook : On fonce dans le mur

1C’est aussi un pays soumis à l’hystérie anti-russe. Tout le monde a intérêt à diaboliser le « puissant voisin », et quoi de mieux que ce « livret pour se préparer à la guerre » pour crédibiliser la « menace » ?

2 commentaires sur “L’anthropologie contre la collapsologie

Ajouter un commentaire

  1. Un sujet très convaincant, mais j’aime aussi avoir une vision de l’antithèse, et ça on ne le trouve pas sur le net, aucune réaction industrielle, financière ou politique, les collapsologues sont obligés de faire leur propre antithèse; est-ce la preuve que le sujet dérange à ce point?

    J’aime

  2. Pour une société je ne sais pas, mais à titre individuel on peut devenir plus anti-fragile. C’est à peu près tout ce qu’on peut faire.
    Déjà le fait de savoir qu’on vit un effondrement et non pas un échec personnel, ça aide, je trouve.
    La France a enclenché le processus d’effondrement elle aussi … d’ici 10 ans le pays ne sera plus du tout le même, je pense.

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑