Il est indéniable que « le système » vous veut du bien, qu’il ne ménage pas ses efforts pour enrayer éradiquer autant que possible à tout prix les « fléaux » qui vous menacent, et qu’il use à cette fin de tous les moyens à sa disposition. Récemment, un proche de notre entourage, (cela dit pour le plaisir du pléonasme), se félicitait qu’aux États-Unis il n’y ait plus que « 15% de fumeurs », un chiffre confirmé par un journaliste réputé et intègre, Jean-Yves Nau, qui écrit sur son blog : « Les États-Unis s’approchent du seuil historiquement bas de 15 % de fumeurs. Selon les dernières données du Centre national américain des statistiques de santé (NCHS) le pourcentage de fumeurs de cigarettes parmi les adultes américains est passé de 24,7 % en 1997 à 15,2 % en janvier-mars 2015. » Le reste de l’article est une ode à la lutte anti-tabac, avec rappel des incontournables « mesures » désormais bien connues. Mais pourquoi faut-il que tout nous gêne dans cette histoire ? Essayons d’expliquer.
- Elle prend à contre-pied notre point de vue holistique : la politique anti-tabac aux États-Unis a objectivement été un succès, les chiffres sont là pour le prouver, mais ce n’est qu’un problème parmi une myriade d’autres qui peuvent être encore plus graves. Pour la juger positivement, il faut l’isoler du système : ainsi ses résultats apparaissent-ils comme le fruit d’une volonté bienveillante et bienvenue, au demeurant incarnée par des acteurs bien concrets : médecins, chercheurs, législateurs, militants, victimes, etc. Le seul lien qu’ils établissent avec le système tient à une dénonciation du lobbyisme des cigarettiers.
- Elle fait litière de toutes considérations philosophiques. Il est bien sûr inadmissible que des non-fumeurs trépassent à cause des fumeurs, – et l’on doit se féliciter que cette injustice ait été réparée par l’éviction des coupables des lieux fermés -, mais tout cela s’est fait au prix d’une normalisation de la pensée : exit les questions sur la mort, la transgression, la liberté, le vice et la vertu, le risque, le plaisir et la dépendance. La sphère publique ne retient que le point de vue du gestionnaire, comme exposé dans l’article de Jean-Yves Nau : « Le tabac constitue une hécatombe sanitaire et financière qu’aucun pays ne peut durablement assumer. »
- Elle fait de l’ombre à d’autres causes sociétales aussi graves et injustes, (esclavage moderne, sexisme, violences conjugales, inégalités hommes-femmes,..), mais contre lesquelles il est beaucoup plus difficile de lutter. Certaines de ces causes, – que jamais personne, comme par hasard, ne qualifie de « fléau » -, sont pourtant connues de longue date et aussi scandaleuses.
- Elle n’a jamais visé l’éradication de l’industrie du tabac, ce qui serait pourtant logique. Comment l’expliquer sinon par le fait que « le système » ne le permet pas ?
- Elle ne dit pas que les industriels, pénalisés dans les pays occidentaux, ont mis les bouchées doubles dans les pays émergents : effet systémique.
- Elle ment un peu parce que l’on continue de fumer en dépit de tout, ce que Jean-Yves Nau se garde bien de discuter. Face aux chiffres désastreux de la France, il en appelle seulement aux méthodes qui ont fait leurs preuves outre-Atlantique.
- Elle ne dit pas qu’aux États-Unis un nouveau fléau est dans les starting-blocks : « Les e-cigarettes parfumées menacées face à une « épidémie » chez les jeunes » Cette fameuse cigarette dont Jean-Yves Nau demande : « A quand une prise de conscience de l’intérêt majeur de la cigarette électronique? »
Mais surtout, cette histoire ne dit pas que nos sociétés modernes sont « malades » de quantité d’autres maux, et que le tabac, aussi déplorable soit-il, n’est sûrement pas le plus nuisible. En France : accidents du travail, stress, « burn-out », psychotropes à outrance, malades mentaux non soignés, drogues, chômage et déclassement social accompagné de divorces et de suicides. Tout cela, que l’on ne mesure pas bien et dont les causes sont autrement plus complexes que le simple fait de fumer, tout cela ne passe pas la rampe. Aux États-Unis, haut lieu de la lutte anti-tabac, c’est encore bien pire : des millions de gens doivent vivre sous des abris de fortune, les meurtres de masse s’y succèdent sans discontinuer, les morts par balles se comptent par milliers chaque année, le taux d’emprisonnement y est le plus élevé du monde, les inégalités sociales battent tous les records, et le pays entretient plus de 700 bases militaires hors de ses frontières. Bref, champion toutes catégories contre le tabac, mais que penser du reste ?
La sainte lutte anti-tabac est une vaste fumisterie d’un point de vue systémique, et cela vaut pour tous les « fléaux » que le système se promet d’éradiquer pour entretenir sa légitimité. En revanche, au niveau des individus, il faut bien reconnaître qu’elle a contribué à changer les mentalités et à dissiper le conflit entre fumeurs et non-fumeurs. Désormais l’on sort pour fumer, que ce soit au travail ou au restaurant, avec les amis ou la famille. Tout le monde trouve ça normal et c’est tant mieux. Le gain étant indéniable pour les individus, le système se présente ainsi sous son meilleur jour. Et puis, cerise sur le gâteau, c’est quand même plus cool pour traquer Ben Laden depuis la salle de crise sans fenêtre de la Maison Blanche…
Paris, le 21 septembre 2018
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