Hippopotamus exemplum

Les mots ont-ils encore un sens ? L’on ne compte plus les « posts » dont les auteurs imputent des « responsabilités » au « consommateur » : c’est horripilant à force de répétitions, parce que l’on voit bien qu’ils le font sans faire attention à ce qu’ils écrivent. Oui, « le consommateur » est « responsable », mais en quel sens, selon quelles modalités ? Puisqu’ils ne l’expliquent jamais, nous allons le faire à leur place, et pour cela nous allons prendre l’exemple ô combien emblématique de la viande, et commencer par faire ce qu’ils ne font jamais : ouvrir un bon dictionnaire.

Il apparaît d’emblée qu’un « responsable » est quelqu’un « qui doit rendre compte et répondre de ses actes ou de ceux des personnes dont elle a la garde ou la charge ». Se pose donc une première question : devant quelle instance « le consommateur » est-il tenu de « rendre compte » ou de « répondre de ses actes » ? Ce ne peut-être que devant un tribunal s’il a commis une faute prévue au code pénal, et que, pour l’avoir commise, une plainte a été déposée. Or, autant qu’on sache, consommer de la viande n’est pas un délit, et encore moins un crime : ça pourrait le devenir, mais le fait est que ça ne l’est pas. Nous n’y sommes pour rien, c’est comme ça. Si celles et ceux à qui ça ne convient pas savaient de quoi ils parlent, ils demanderaient que l’on légifère sur la consommation de viande, ce qu’ils pourraient faire sans accuser bêtement les consommateurs.

Seconde question : en absence de législation « anti-viande » comme il y en a une sur le tabac, peut-on affirmer que « le consommateur » est « moralement responsable », c’est-à-dire « coupable » : « qui a commis volontairement un acte considéré comme répréhensible » ? Là, il faut prendre « considérer » au sens de « juger », comme dans cette citation : « Puisque vous me faites l’honneur de m’envoyer votre article, je le considère comme une lettre (Hugo) ». Oui, on peut « considérer » ou « juger » que « le consommateur » est « coupable », mais ce ne sera jamais qu’une « manière de voir » qui ne change strictement rien à la réalité des faits. En revanche, ça nuit gravement à la communication de tous ces militants qui prétendent changer les choses, car personne n’aime être « jugé ».

Si les mots ont encore un sens, il faut bien admettre que « le consommateur » est un « individu lambda » qui dispose de toutes ses facultés, sinon il serait jugé « irresponsable ». Donc, quand il s’attable dans un Hippopotamus pour y déguster un steak tendre à souhait, il sait très bien ce qu’il fait, mieux : il apprécie, il savoure. En ce sens oui, il est « responsable », mais de son seul plaisir gustatif, car c’est la seule chose qui relève de son choix. Son besoin de nourriture est irréductible, et il n’est pas responsable du cadre dans lequel il le satisfait, car ce cadre ne se limite pas au décor d’un restaurant : il s’étend à travers toute une chaîne de production qui a été conçue et réalisée hors de ses responsabilités.

Constatant que cette chaîne de production et ce « consommateur » se sont rejoints le temps d’un repas, qui est « venu chercher » l’autre ? Nous avons une réponse simple et limpide : si la chaîne Hippopotamus n’existait pas, notre « consommateur » trouverait ailleurs de quoi se nourrir, (et possiblement de se régaler). Mais dès lors qu’elle existe, qu’elle a « pignon sur rue », qu’elle paie ses impôts, qu’elle ne commet rien d’illégal, qu’elle est autorisée à faire toute la publicité qu’elle souhaite, qu’elle permet à ses employés de gagner honnêtement leur vie, et qu’enfin elle rend service à ses clients qui n’ont pas le temps de cuisiner, comment peut-on « considérer » qu’il serait « répréhensible » d’entrer dans l’un de ses restaurants ?

Or, s’il n’y a rien de condamnable à entrer dans un Hippopotamus, alors l’on ne peut pas condamner moralement la consommation de viande, sinon il faudrait commencer par cette chaîne qui s’en est fait une spécialité. Dans les faits, tels que tout un chacun peut les constater sans chercher midi à quatorze heures, le « consommateur » est autorisé et même encouragé à consommer, (de la viande comme de tout le reste). Et qui souhaite que cela change devrait écrire : « il faudrait que le consommateur soit responsable », indiquant par le choix du conditionnel que ce n’est pas le cas mais que c’est souhaitable.

Reste à traiter le fait que rien n’oblige un « consommateur » à choisir un Hippopotamus, alors pourquoi le fait-il ? Une première réponse, cocasse mais logique, consiste à dire qu’il le fait sans réfléchir, sans peser toutes les conséquences dont il n’a même pas conscience1, ce qui fait de lui un « irresponsable » ! Et il l’est, effectivement. C’est une conséquence du système et de son langage. Quand on parle de « responsabilité du consommateur », l’on commet un oxymore car la responsabilité n’est pas incluse dans le concept. Le « consommateur » n’est pas toujours une personne, c’est tout ce qu’on veut : animaux, usines, processus divers : tout cela consomme, qui de la nourriture, qui de l’énergie, qui de la matière. Le « consommateur » est seulement le « lieu » où quelque chose est consommée : et même si cette consommation est concrètement produite par une activité physique, le concept en fait un être passif.

Le « consommateur » (humain) est défini comme celui qui a les moyens financiers de sa consommation, et ce qu’il peut consommer est défini par le marché. S’il choisit un Hippopotamus, c’est simplement parce que cette chaîne a tout fait pour pouvoir lui servir des repas à la portée de son budget : la possibilité que de la viande y soit consommée à un certain prix est bien créée de toutes pièces par la chaîne de restaurants, non par le « consommateur » : il mangerait autre chose s’il n’était pas aussi « autorisé » financièrement à consommer cette viande. C’est important de le constater, car le capitalisme industriel se développe depuis son origine sur l’idée de rendre accessibles un maximum de biens à un maximum de gens, selon le fameux « modèle du fordisme », modèle qui n’a eu de cesse de se perfectionner, des plus lointaines extractions minières à la décoration des restaurants. Qui a voulu ce modèle ? Qui l’a imposé ? Même s’ils en ont bien profité, ce ne sont sûrement pas les « consommateurs ».

Finalement, quand on parle, il faut bien choisir entre, d’une part, la réalité, – qui est celle de consommateurs (par le système) déresponsabilisés, déculpabilisés, autorisés et encouragés à consommer -, et d’autre part ce que l’on souhaite : des « consommateurs responsables ». Mais que l’on arrête d’écrire, scrogneugneux, que « les consommateurs sont responsables » !

 

Paris, le 3 octobre 2018

PS : à la rigueur, on pourrait les dire « responsables » au sens où « l’alcool est responsable de nombreux accidents ». C’est un usage réservé aux choses, mais le « consommateur » étant passif comme une chose, c’est acceptable.

1A ce sujet, voir aussi : « #DATAGUEULE – Le thermomètre et le philosophe », où Dominique Bourg explique que : « Le drame des questions environnementales, c’est que les difficultés auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, on ne peut pas les percevoir avec nos sens. »

Règle

Le titre vient d’une traduction Google et devrait signifier : « exemplaire Hippopotamus », mais je suis nul en latin…

Illustration : « Hippopotamus Restaurant Grill »

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