L’être et le lieu

Dans les années 80, à une époque où nous étions encore jeune, « créatif » et « passionné » de linguistique, nous avions fait une formidable et bizarroïde « découverte » qui s’énonçait ainsi : « il n’y a pas de maison hantée sans fantôme, ni de fantôme sans maison hantée ». Quiconque a lu de nombreuses histoires de fantômes saura que la réciproque est fausse, mais qu’importe, elle donne à cette révélation les apparences d’une loi profonde à la sauce structuraliste : « tous les mythes qui parlent d’inceste parlent aussi d’éclipse », paraît-il.1 Bien que « fantôme » et « maison hantée » se définissent indépendamment l’un de l’autre, comme s’il n’y avait pas de liens entre eux, cette « découverte » en révélait un inédit, caché dans la sémantique. Une IA, explorant toute la littérature sur le sujet, ne manquerait pas de relever qu’un grand nombre de fantômes sont condamnés à hanter les mêmes lieux de vie que les humains : manoirs, bicoques et masures, de préférence lugubres, avec volets délabrés et corbeaux dans les combles.

Ces histoires n’intéressent plus personne, mais elles sont intéressantes pour ce qu’elles disent de la « logique narrative », laquelle est contrainte par la nécessité d’être « réaliste », sinon l’histoire tombe dans l’arbitraire et le farfelu. On attend d’une fiction qu’elle « fasse vrai », (comme le tableau d’un paysage), car c’est à cette condition qu’opère le charme de la lecture, et pour cela il y a un principe fondamental à respecter : « tout ce qui est, est quelque part ».2 C’est pourquoi les fantômes sont « assignés à résidence » : le même doit revenir pour se signaler en tant qu’individu et prouver qu’il existe. N’ayant pas de corps à exhiber avec des traits reconnaissables, comme Jésus avec ses stigmates, les fantômes n’ont pas d’alternative : ils doivent hanter un même lieu et s’y manifester de façon récurrente.

Leur existence est donc fondée sur celle des maisons hantées selon une relation être-lieu qui pourrait se dire ainsi : à un être, (le fantôme), correspond un « lieu propre », (la maison hantée). Déclinons quelques exemples :

  • Une administration dans son château, selon le chef d’œuvre de Kafka.
  • La famille au foyer.
  • Le mineur à la mine.
  • Le curé au presbytère.
  • Les dieux sur l’Olympe.
  • Dieu dans l’Au-delà.
  • Le juge en son tribunal.
  • L’ouvrier à l’usine.
  • Le maire à la mairie.
  • Les manifestants dans la rue.
  • Le touriste sur un site touristique.
  • L’arbre dans la forêt, l’herbe dans la prairie et l’animal sauvage dans la nature.

Il importe de saisir que cette relation être-lieu n’opère pas dans le monde réel mais dans le langage : rien n’astreint l’herbe à n’exister que dans les prairies, mais le fait est que la première chose que l’on découvre en ouvrant son dictionnaire à l’entrée prairie est : « terrain où poussent diverses herbes ». Le cas des « SDF » est lui aussi éclairant sur ce point : ils sont physiquement « dans la rue », d’une manière qui leur est propre mais qui ne les définit pas. Le « SDF » est plutôt un être « à la rue », « jeté à la rue », c’est-à-dire qui a été réduit à en faire le lieu de son existence : c’est bien cette caractéristique particulière que l’on reconnaît implicitement quand on en croise un sur son passage.

Disant cela, c’est-à-dire ce qu’est « l’être SDF », on « essentialise » les « individus SDF » tels qu’on peut les voir ou les imaginer, on « tire l’essence de leur existence » concrète, et cette manière de parler d’eux n’a rien d’infamant : elle traduit plutôt une triste réalité. Malheureusement, dans la logorrhée qui coule de partout en furieux torrents, l’on « essentialise » beaucoup d’êtres qui ne devraient pas l’être.

Il y a dans la réalité beaucoup de catégories auxquelles ne correspond aucun être digne de ce nom. Il est par exemple impossible de concevoir « l’être ingénieur », parce que les ingénieurs sont partout, exercent dans tous les domaine, pratiquent des métiers différents à des niveaux de compétences différents : l’on chercherait en vain dans le langage quoi que ce soit susceptible de conférer son existence à « l’être ingénieur », l’on ne trouve que des êtres humains auxquels la société attribue un titre.

Il en va de même pour les catégories fondées sur l’appartenance à une confession religieuse, car celle-ci n’a pas de « lieu propre » (repérable dans le langage). « L’être catholique » n’existe pas plus que son homologue protestant, juif ou musulman, et pas plus que « l’être croyant » en général. Là encore, l’on ne trouve dans la réalité que des êtres humains rangés selon la confession de leur famille de naissance : en un mot comme en cent, l’existence de « l’être croyant » n’est pas plus solide que celle de « la ménagère de moins de 50 ans ».

Paradoxalement, – mais nous sommes dans l’univers des mots -, le moindre fantôme, pour peu qu’on lui donne une histoire et un lieu à hanter, a plus d’existence que « l’être croyant ». Le premier est certes dépourvu de toute réalité physique, mais il dispose d’une « existence métaphysique » aussi certaine que celle de Dieu, alors que le second, en dépit de sa réalité physique, n’a aucune existence métaphysique : sur le plan sémantique, ce ne peut pas être un « être » à part entière.

Essentialisation

D’après ce qui précède, l’on peut affirmer que le langage permet de faire apparaître une « existence métaphysique » distincte de l’existence réelle. Arte vient de nous en offrir un bel exemple avec son terrible documentaire : « Rhino dollars » où il apparaît d’emblée deux faits contradictoires :

  • La corne de rhinocéros est faite de kératine, une matière inerte et sans valeur.
  • Des consommateur lui prêtent des pouvoirs miraculeux, comme celui de « purifier le cerveau ».

Les croyances de ces consommateurs, et leurs croyances seulement, confèrent à « la corne de rhinocéros » une existence métaphysique produite par « essentialisation » des cornes réelles dont la vraie nature est bien évidemment ignorée.

Il faut procéder de la même façon pour faire apparaître « l’être croyant » et croire à son existence : 1) ignorer sa nature réelle qui est celle d’un être humain a priori comme les autres, 2) lui inventer des vices particuliers censés caractériser son « être », car l’intérêt de l’opération, quand elle est faite de façon délibérée, est généralement de susciter la haine.

L’être humain

Le tableau est tout différent avec cet énergumène d’être humain. Il a fait couler tellement d’encre qu’on est bien obligé de lui reconnaître une « existence métaphysique », que cela plaise ou non. Aux dernières nouvelles, l’être humain serait destructeur, (d’à peu près tout ce que comporte la planète), mais d’aucuns réfutent cette accusation arguant que cela n’a pas toujours été le cas : aurait-il bifurqué à un certain moment de son évolution ? 


Paris, le 18 octobre 2018

1 Vieux souvenir d’un article du Nouvel Observateur qui l’avait énoncé sans explication ni référence. Mais ce lien (très volumineux) le confirme en partie : « dans de nombreuses mythologies américaines, le mariage du soleil et de la lune correspond à l’inceste ».

2 Réciproquement, ce qui n’existe nulle part n’existe pas du tout.


Illustration : Elle, « Urbex : 10 photos qui vous convaincront de la poésie des lieux abandonnés »

Plus de publications sur Facebook : On fonce dans le mur

Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2018/10/18/letre-et-le-lieu/

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