Les « gilets jaunes » ont absolument raison de défendre leurs intérêts, l’on ne voit pas pourquoi ils ne le feraient pas alors que :
- Leurs revenus stagnent depuis les années 80 alors que ceux des plus riches n’ont de cesse d’augmenter.1
- Ils sont dans l’obligation d’utiliser leur voiture.
- L’incidence écologique de ces taxes sera insignifiante, tandis que l’impact sur le budget des ménages est fort.
Quelque chose nous « énerve grave » dans cette histoire, et ce ne sont surtout pas les « gilets jaunes » eux-mêmes : portant toujours un regard compréhensif sur les gens, (exception faite quand ils passent à l’action violente contre des personnes), nous considérons a priori qu’ils sont sincères dans leur raz-le-bol.
La bêtise qui nous hérisse le poil vient du principe selon lequel, ces taxes ne pouvant qu’« aller dans le bon sens », alors il faut être « contre » ceux qui sont « contre ». L’on ne peut être que « pour », c’est écolo, c’est logique, c’est « la transition » qui l’exige, c’est le sens de l’Histoire, et même notre dernière chance avant la fin du monde.

Et l’on croit aller au fond des choses en s’interrogeant sur « l’écologie punitive », (avec l’incontournable contre-exemple des pays scandinaves qui ne punissent personne), sans réaliser qu’une écologie non punitive ne sauverait pas mieux la planète. L’on nage dans une soupe de préjugés, l’on ignore toute approche systémique, et surtout : l’on croit être « informé » sur « l’effondrement », mais on en parle comme s’il était possible de l’éviter, ce qui revient à nier ce qu’il est : un processus en cours que « l’humanité » ne peut absolument ni freiner, ni orienter, ni stopper. Heureusement, des écologistes, qui se disent « conscients des enjeux climatiques et environnementaux », ont proclamé « leur soutien total aux gilets jaunes », et concluent magistralement leur texte : « L’écologie telle qu’elle est imposée aujourd’hui est la continuation d’un système devenu fou qui ignore le peuple et sa capacité à décider et à assumer lui-même son avenir et celui de ses enfants. » Donc tout le monde n’est pas dupe.
Le « système » n’est pas « devenu fou » mais ça ne change rien : il est logique avec lui-même depuis ses débuts, mais sur un mode mathématique qui n’a rien à voir avec la façon d’être de la vie, ce qui ne laisse aucune chance à celle-ci.2
Voyons maintenant ce que l’on peut reprocher à cette « taxe écolo ». Pour s’en tenir à l’essentiel :
- Ses effets seront insignifiants. Les gens doivent se rendre à (et revenir de) leur travail à tout prix et à l’heure, de façon fiable pour éviter le stress, et cherchent donc à minimiser le coût psychologique avant le coût financier. Dès lors qu’un autre moyen s’avère moins coûteux à supporter au quotidien, ils le choisissent sans hésiter, que ce soit le train ou la voiture.3 La taxe ne peut donc jouer que sur les personnes qui pourraient renoncer à la voiture sans se sentir pénalisées : il n’y a personne dans cette catégorie, car tout le monde a déjà choisi ce qu’il considère comme la meilleure solution.
- Le principe de cette taxe repose sur la notion de « signal prix » : une fumisterie qui repose elle-même sur d’autres préjugés ou des hypothèses non vérifiées, comme toutes les théories économiques.4
- Il est certain cependant que le prix a une incidence, mais pas celle qu’on se plaît à imaginer. L’effet se produira à long terme, de façon diffuse et perceptible qu’après coup avec les statistiques : il est possible par exemple que les gens en viennent à se rapprocher des centres urbains et des banlieues bien desservies. Les campagnes, déjà abandonnées par les services publics, pourraient alors se vider davantage dans les décennies qui viennent.
- Tout cela montre que, si l’on veut vraiment réduire l’usage de l’automobile, il faut multiplier les transports en commun locaux, alors que depuis des décennies la politique consiste à les réduire pour financer les liaisons inter-régionales par TGV.
La question de fond
Il est « évident » qu’augmenter le prix des carburants est une mesure qui « va dans le bon sens », mais en principe seulement, et à condition de supposer qu’une augmentation des prix a, de manière générale, un effet tendanciel à la baisse sur la consommation. Mais ce principe joue par définition sur les dépenses, donc sur le plan financier only : il ne permet pas de prédire quelles solutions concrètes seront retenues par les ménages pour effectivement dépenser moins. L’on ne peut donc strictement rien savoir de ses futurs effets réels, ce qui n’empêche personne de croire par avance que « ça va dans le bon sens ».
Avons-nous bien mis tous les caractères gras, italiques et soulignés nécessaires à la comprenaille dans ce paysage médiatique qui tient désormais de l’opéra bouffe ? On y contemple, mi-excédé mi-amusé, une foule d’acteurs faisant chacun entendre « la voix de la raison », mais une raison fondée sur les préjugés de l’économie, ceux-là mêmes qui sont en train de précipiter la planète en enfer. Tout ce beau monde se dit et se croit « informé » de « l’effondrement », et se demande doctement « pourquoi l’on ne fait rien », mais continue à raisonner sans peser ses mots, avec la légèreté de « principes » durant deux siècles martelés…
Paris, le 25 novembre 2018
EDIT le 10 janviers 2019 : à l’époque du billet, discuter de cette taxe qui a mis le feu aux poudres me semblait fort important. Aujourd’hui, cette taxe n’est plus qu’un « détail de l’histoire » car, le 8 décembre, l’Acte IV est passé, avec ses violences mémorables, pour montrer que ce mouvement était beaucoup plus grave qu’une simple protestation.
1 Le graphe est issu de cette étude : « Strategic Analysis, March 2016 », un volumineux PDF. Recension dans : « Destabilizing an Unstable Economy ». Cette étude concerne les USA mais vaut aussi bien pour l’ensemble de l’Occident, mondialisation oblige.
2 Note supprimée.
3 Voir les nombreux témoignages réunis sous le titre évocateur : « J’ai craqué, j’ai repris la voiture ».
4 On peut passer au moins quelques minutes sur cette vidéo, cocasse et cependant sérieuse, pour voir comment les économistes « raisonnent » : « Croissance & énergie : l’erreur des économistes ? – Heu?reka #28 »
On peut lire aussi Maxime Combes, (membre d’Attac), dans : « Gilets Jaunes vs Macron ». Il arrive aux mêmes conclusions, (le « signal-prix » est ici sans effet), mais il lui faut deux fois plus de mots et dix fois plus de chiffres.
Illustration : « Opéra bouffe d’Offenbach La Périchole – Festival FAVA »
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