Le langage commun est colonisé par les mots de la technique et des bureaucrates, il n’a plus de rapports avec « la nature ». Cette planète, (qu’il s’agit donc de « sauver »), est un objet astronomique, non le milieu dans lequel on vit. Nature, biosphère et environnement sont des termes abstraits. Les deux premiers s’opposent à l’être humain (civilisé) comme la nuit et le jour, le dernier est un concept de technocrates.
Les Inuits ont de nombreux mots pour parler de la neige. Nous n’en avons qu’un seul parce que notre langage, devant désigner quantité d’autres choses, ne peut pas s’encombrer de nuances, il doit élaguer. C’est ainsi que notre éloignement de « la nature » n’est pas seulement biologique, il est intellectuel, mémoriel et sensoriel.
Nous ne vivons pas dans la nature mais de la nature, donc à ses dépens, tout comme l’élite vit aux dépens du peuple. Et c’est d’ailleurs au détriment des paysans, dont on peut dire qu’ils vivaient encore dans la nature, que l’élite d’une certaine époque mit l’industrialisation sur les rails.
Quiconque vit dans la nature sait qu’il ne peut pas la dominer. Cette domination dont on fait grand cas n’a été rendue possible que par « la science » en tant que système de connaissances impersonnelles, indépendantes de l’observateur, et d’où il ne reste aucune trace de vécu individuel, (ni collectif du reste).
Somme toute, si « le système » semble ne pas avoir d’existence, alors disons que les humains vivent dans « l’anthroposphère », (variante matérialiste de la « noosphère » de Teilhard de Chardin), laquelle dépend de la « biosphère » pour ses ressources, mais s’en trouve strictement séparée dans ses fins. Réconcilier les unes et les autres n’ayant jamais été à l’ordre du jour, comment pourrait-on y parvenir en quelques décennies ?
Avant de se penser en opposition aux « barbares », « la civilisation » s’est instituée en opposition à « la nature ».
Ce n’est pas l’avenir et ses dangers qui sont scandaleux, mais le passé, lourd de causes dans lesquelles l’on ne voit pas de scandales, notamment la domination de l’homme par l’homme qui a précédé, ou au moins accompagné, celle de « la nature ». Nous avions illustré ce propos dans « Aveuglement à tous les étages » : « Aussi, voyant les humains incapables d’établir la justice entre eux, comment espérer qu’ils se montrent justes envers les animaux et le monde vivant ? » Mais l’on préfère parler de « déni » comme s’il s’agissait d’un phénomène nouveau ou spécifique. Non, les humains (civilisés) sont aveugles depuis des millénaires à leurs conditions d’existence, comme ils le sont à celles des animaux.
Que peut bien signifier le fait « d’avoir conscience » ? Suffit-il de connaître les faits pour « avoir conscience » de ce qu’ils « représentent » ? C’est toute la question. Il paraît que des « hôpitaux nigérians emprisonnent les femmes incapables de payer leurs frais de maternité », et que ce chantage est durci par des conditions impitoyables : « Les femmes ne pouvaient pas voir la lumière du jour, dormaient par terre et ne recevaient aucune nourriture ». Les auteurs de telles pratiques en ont nécessairement « conscience », mais l’on ne peut s’empêcher de penser que quelque chose leur échappe sciemment : bien qu’en d’autres circonstances ils se comportent sans doute de façon banale, dans ce cas leur jugement moral est suspendu, comme « désactivé » pour ne pas perturber leur confort mental. Leçon de l’histoire : si l’on peut mettre son sens moral « off » pour des faits aussi terribles et proches de soi, comment s’étonner que la lointaine menace climatique ne suscite que des bavardages ?
Pour l’heure, les faits bruts dont nous informent les climatologues ne « représentent » rien, ils sont comparables à la rotondité de la Terre que les Grecs avaient prouvée sans pouvoir l’exploiter : ce ne sont que des connaissances académiques ou des données abstraites. Elles ont de surcroît le mauvais goût d’être extrêmement négatives et de souffler une vilaine odeur de paradoxe : car elles appellent à une attitude jusque-là réservée aux ordres monastiques et Jésus dans le désert : le renoncement.
Rien n’est moins naturel que le renoncement délibéré. Dans la nature, toutes les espèces sont potentiellement expansives et invasives, et ne doivent qu’à leurs prédateurs, (et d’autres limites naturelles), d’être limitées en nombre. L’on ne voit pas pourquoi l’espèce humaine aurait dû faire exception.
Renoncer à des consommations commises par nécessité ou pour le plaisir, mais toujours avec facilité et généralement par habitude, est un moyen comparable au coitus interruptus. Des individus en sont bien sûr capables, mais ils sont l’exception qui confirme la règle.
Alors qu’on sonne le tocsin « pour le climat », il est demandé aux foules (et leurs gouvernements) de se montrer « responsables ». C’est magnifique sur le papier, mais c’est oublier comment la responsabilité de ces mêmes foules, quand elle s’exprimait en contestant l’ordre établi, a été, des siècles durant, systématiquement et férocement réprimée. Le christianisme lui-même, berceau de notre civilisation humaniste, n’a pu s’imposer que par l’éradication forcée et cruelle des païens. Citons ce texte qui en résume l’histoire :
« Le dogme en histoire voulait qu’après Constantin (312), tous chrétiens. Cette légende dorée répandue par les moines est loin d’avoir été la réalité. Il a fallu en effet quatre siècles, des persécutions physiques, l’élimination par crucifixion et décapitation de toute une élite intellectuelle, son remplacement à la Staline par une nouvelle élite moins éduquée venue du peuple, la destruction par le feu et le martelage de grands centres de savoir antique (…), la manipulation de foules ignares et brutales pour écharper les bons orateurs philosophes (telle Hypatie d’Alexandrie lynchée en 415, dissolution de l’école d’Athènes en 529), l’interdiction par la loi, la confiscation fiscale et la terreur militaire… pour que la foi chrétienne s’impose contre les fois anciennes. Les Chrétiens d’alors n’avaient rien à envier en cruauté, brutalité et ignorance fanatique aux talibans d’aujourd’hui. Car le paganisme était ancré dans les siècles, il était rationnel, décentralisé et tolérant. Remplacer cette foi personnelle, locale et guérisseuse par un dogme unique, irrationnel et lointain n’allait pas de soi. »
Nous ne ferons strictement rien « pour le climat » en mémoire de celles et ceux qui sont morts pour avoir fait entendre la voix du peuple, lequel s’est toujours dressé contre les conditions qu’on lui imposait au nom de principes qui n’étaient pas les siens. Mais est-ce le moment d’invoquer les ancêtres ? L’idée semble absurde devant l’urgence. Pourtant, c’est bien à leur manière qu’il faudrait contester l’ordre établi, car sa fonction est d’assurer la pérennité de ce qu’il faudrait changer : notre fameux « mode de vie ». Las ! Si de beaux parleurs et de belles âmes distribuent volontiers des leçons de conduite à qui veut les entendre, seule une infime minorité est prête à « mourir pour le climat ».
Publié le 3 mars 2020
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