Il est trop tard (1/5) : on ne se rend pas compte

Le réchauffement climatique a d’ores et déjà précipité l’humanité dans une tragédie planétaire mais elle ne le sait pas encore : les uns ignorent tout de ce qui se trame, les autres veulent croire que l’on peut encore « faire quelque chose », et les derniers nient ou minimisent les faits. Il est trop tard, l’on ne saura pas enrayer la mécanique infernale de l’économie : il y faudrait un « changement de paradigme » si rapide, global et radical, qu’il en est tout bonnement impossible. En 2017, près de 37 milliards de tonnes de CO2 ont été largués dans l’atmosphère, ce n’est pas anodin, mais « l’on ne s’en rend pas compte », l’on n’a pas « conscience » de ce que « représentent » ces gigatonnes et leurs conséquences. Si l’on admet que l’être humain, en tant qu’animal, doit ressentir pour agir1, il en découle l’impossibilité de motiver les foules (et les élites) sur le RC, et donc d’agir collectivement et efficacement.

Les chiffres ne parlent pas. Des 20 milliards de tonnes de CO2 annuellement émis dans les années 1970 aux bientôt 40 milliards, non, 43 milliards de 2019, il n’y a aucune différence pour les individus. La concentration de CO2 dans l’atmosphère, qui traduit son accumulation au fil des années, n’est pas plus loquace : 415 parties par millions, (les fameux ppm), c’est trois fois rien en apparence. Mais où sont les apparences ? Il n’y en a aucune, le ciel a conservé son bleu de toujours. En réalité, si l’on comptait tous les gaz à effet de serre en « équivalent CO2 », le taux s’élèverait à… 500 ppm ! Ça fait une différence pour vous ? Quant à « l’élévation de la moyenne mondiale des températures, de 2 ou 3° par rapport à l’ère pré-industrielle (si on ne fait rien) », l’on n’a aucune idée de ce que ça représente concrètement.2 Certains serinent encore qu’il ne faut pas confondre météo et climat, (car la première ne doit pas servir d’argument pour nier les changements du second), mais c’est la météo que l’on subit concrètement, pas la moyenne numérique du climat qui masque l’étendue des écarts. Et c’est encore la météo qui détruira tout sur son passage, avec force sécheresses, canicules, inondations, grêle, ouragans et feux de forêts.

Ce n’est pourtant pas l’information qui manque, – qui veut s’informer croule plutôt sous les nouvelles -, mais être informé ne suffit pas pour « se rendre compte » de la réalité du RC, de son ampleur et de ses conséquences, car il est beaucoup trop vaste, trop lent et invisible.3 L’on ne peut se rendre compte que des événements météorologiques que l’on subit effectivement, mais, pas de chance, comme ils sont soumis à la fameuse « variabilité naturelle » et aux conditions locales, l’on ne peut en tirer aucune leçon incontestable et universelle. L’information produite est finalement non pertinente, puisqu’elle ne permet pas aux individus de « se rendre compte » des phénomènes en jeu.

Pour s’en convaincre, il suffit de visionner la vidéo ci-dessous4, datant de 1979 et opposant des gens bien informés, dont le célèbre Commandant Cousteau qui a déclaré : « on commence à me casser les oreilles avec cette histoire de CO2 ! »

Vous êtes choqué(e) ? Mais il ajoute aussitôt : « Il y a des risques bien plus graves qui sont les pluies de scories qui changent la teinte, la couleur de la glace. C’est beaucoup plus grave parce que ça permet à la glace d’absorber la chaleur, mais ce sont des impuretés qui n’ont rien à voir avec le CO2. » Les « pluies de scories » lui semblent « bien plus graves » tout bêtement parce qu’elles sont plus faciles à imaginer que l’émission d’invisibles infrarouges par d’invisibles GES. A cette époque, que le climat puisse changer de façon catastrophique n’était qu’une hypothèse, le genre d’hypothèse avec laquelle on peut « jouer à se faire peur », car c’était encore nouveau, surprenant et à peine croyable.5 La vidéo commence d’ailleurs par la question d’un téléspectateur qui se demande si le niveau des océans pourrait monter de 100 mètres, comme si une valeur de 30 cm n’eût pas été déjà gravissime pour ce qu’elle aurait supposé, à savoir un réchauffement en cours et hors de contrôle. De manière générale, du fait que les phénomènes concernés progressent lentement, soit les risques avancés (dans un débat) sont à l’évidence catastrophiques mais dans un avenir lointain et improbable, donc pas convaincants, soit ils sont proches mais ne paraissent pas assez graves pour s’en inquiéter : « 30 cm, c’est rien ». L’esprit humain ne sait pas prendre en compte le caractère dynamique, inexorable et planétaire des phénomènes, caractère que l’on doit à l’impossibilité de contrôler « le système » qui en est la cause directe.

C’est en tout cas ce que montre cette autre déclaration de Cousteau : « L’Antarctique, le jour où l’on fera des mines de charbon et des forages pétroliers avec les mêmes succès qu’au Mexique, on verra ce qu’on verra » : cette locution signifie que nous en sommes loin et qu’on n’y sera probablement jamais, comme s’il avait dit : avant que nous courrions un réel danger, il faudrait que l’activité humaine se développe beaucoup plus, mais l’on ne peut rien dire de la situation dans 50 ans. Donc, s’il-vous-plaît, ne tombons pas dans un catastrophisme prématuré. Au demeurant, un autre invité a déclaré avec assurance que : « l’Antarctique est relativement stable » : c’était une façon facile de se rassurer, car il est aussi relativement instable, tout dépend des GES et de l’horizon temporel que l’on se donne.

Auparavant, Tazieff avait pourtant assez bien posé le problème  : « Si au lieu de détruire les forêts, on les protégeait, il n’y aurait pas de danger avec le gaz carbonique, et au contraire il y aurait de plus en plus d’oxygène. Mais on ne le fait pas, et pour faire des profits colossaux on massacre nos forêts. » Le danger serait donc plus relatif à l’activité économique qu’au CO2 lui-même, mais ses propos amènent fort logiquement deux questions qui ne seront pas posées : pourra-t-on arrêter la déforestation ? Quelles quantités de CO2 seront émises dans les décennies futures ? Quarante ans plus tard les réponses sont là : déforestation en pleine forme, CO2 en cavale, permafrost en bouillie, glaciers en perdition, cultures et forêts en feu.

GES

Qui aurait pu le prédire en 1979 ? Personne, bien évidemment, pas plus que nous pourrions prédire l’état du monde en 2060 : ce que nous vivons aujourd’hui était inimaginable 40 ans plus tôt, sauf à admettre que les tendances ne peuvent pas être changées et qu’elles vont au contraire s’aggraver. Mais ça, personne n’a envie d’y croire, l’on préfère imaginer qu’il est possible de faire quelque chose. On vous le rappelle à chaque annonce d’une prévision (catastrophique) que l’on fait suivre d’un : « si on ne fait rien », car cette locution suppose que l’évolution du « système » dépend de la volonté humaine. Bien sûr, l’on peut faire beaucoup de choses, notamment sauver des espèces menacées, mais cela reste marginal et ne change pas les tendances lourdes. Toujours est-il qu’un internaute a foncé tête baissée dans le préjugé qui laisse entendre que le système peut être amendé parce que des prévisionnistes nous ont avertis :

« Bon sang, quand on les entend, on voit qu’ils ont toutes les données, toutes les clefs en main pour savoir ce qu’il se préparait… et seul Haroun Tazieff semble faire preuve de lucidité. »

Hélas non. Un autre internaute nous apprend que Tazieff a changé d’avis en 1989 dans son livre « La Terre va-t-elle cesser de tourner ? » L’ayant lu en PDF après versement d’une poignée d’euros, nous sommes en mesure de le confirmer par une citation :

« Je ne crois pas à ces menaces pour plusieurs raisons dont la principale est que le réchauffement des climats comme leur refroidissement dépendent avant tout et en majeure partie de facteurs astronomiques régis les uns par les lois de Milankovitch, les autres par les variations de l’activité du Soleil. Mais aussi parce que les arguments scientifiques avancés pour défendre la thèse d’un réchauffement proche à conséquences cataclysmales ne me semblent pas convaincants. »

Hélas encore, l’on n’avait pas « toutes les données, toutes les clefs en main » : pure illusion de celui qui sait (aujourd’hui) parce qu’il croit ce qu’il a appris, après quatre décennies de progrès scientifiques intensifs et de menace climatique rabâchée sur tous les tons (pour celles et ceux qui s’y intéressent). Désormais, croire ce que disent les scientifiques ne témoigne d’aucune lucidité particulière, l’individu ne peut toujours pas « se rendre compte » du RC par lui-même : il y faut des appareils de mesures ultra-sophistiqués embarqués dans des satellites et d’énormes ordinateurs pour faire les calculs. Les individus ne pourront jamais apprécier le pouvoir réchauffant du CO2, ni les concentrations de GES, ni l’inertie climatique, ni les conséquences de chaque degré Celsius, ni les boucles de rétroactions positives, ni l’énergie accumulée : l’appréciation du danger relève de l’arbitraire individuel. Soit vous y croyez, soit vous n’y croyez pas, et, dans ce cas, c’est comme si vous ne saviez rien. Corollaire : il est facile de contester ou relativiser le RC en lui attribuant d’autres causes que l’effet de serre6. Enfin, comme ces choses deviennent très vite très compliquées aussitôt qu’on cherche à raisonner à leur sujet, il est impossible d’en discourir comme il le faudrait pour clore le bec des sceptiques, c’est-à-dire de façon simple, brève, percutante et incontestable.

Si l’on avait « toutes les données, toutes les clefs en main », ce serait une évidence pour tout le monde que « l’Humanité » est embarquée dans un « système » qui n’a pas de gouvernail, (à l’image de l’Amoco Cadiz qui avait perdu le sien), et Cousteau n’aurait jamais lâché : « on verra ce qu’on verra ». C’est tout vu : « le système » d’aujourd’hui est (foncièrement) le même qu’en 79, date à laquelle il était déjà (foncièrement) le même que 40 ans plus tôt, et il sera (foncièrement) le même en 2050.

Paris, le 3 octobre 2019

Publié le 6 mars 2020

PS : Détail hautement significatif : Chirac a supprimé en 1986 le poste de « secrétaire d’État chargé de la prévention des risques technologiques et naturels majeurs ». C’est dans la fiche de Haroun Tazieff. Le « gouvernement Macron » n’est pas le seul coupable dans le sinistre de Lubrizol, ses prédécesseurs sont de la même trempe. Les capitalistes écrivent la partition, l’État l’exécute en tant que chef d’orchestre.

1 Dire que : « l’être humain, en tant qu’animal, doit ressentir pour agir », revient à pointer le fonctionneent de notre cerveau qui est celui d’un animal. Opposer un être humain « doué de Raison » à des animaux qui en seraient dépourvus n’est qu’une aimable fiction philosophique : le RC révèle notre véritable nature.

2 Jancovici alerte du fait qu’avec 5° C en moins, l’Europe était couverte d’une calotte glaciaire de trois kilomètres d’épaisseur : certes, mais l’avertissement vient un peu tard, et 5° en moins ce n’est pas 5° en plus : la comparaison ne permet pas d’imaginer les conséquences à craindre.

3 Le RC est trop lent pour apparaître comme une évidence à la masse des individus, (et donc aux politiques), mais trop rapide par rapport à la vitesse de réaction du système.

4 La vidéo citée n’est pas celle qui a servi à ce billet, de sorte qu’on n’y trouve pas certaines références. (La vidéo utilisée a été verrouillée.)

5 En 1979, le RC n’est pas une hypothèse pour les scientifiques, mais un fait avéré. Reste que le grand public était loin d’en avoir connaissance, on n’en parlait pas dans tous les journaux. Ce ne pouvait être un sujet sérieux que pour les amateurs de vulgarisation scientifique. Ce serait intéressant de savoir combien d’articles Sciences & Vie, le magazine le plus populaire à l’époque, lui a consacrés dans les années 70.

6 Effet de serre : un effet mal nommé. De son vrai nom, barbare comme il se doit, il s’appelle « forçage radiatif ».


Illustration : Daily Wallpaper : « Life after the apocalypse » (Vladimir Manyuhin)

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Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2020/03/06/il-est-trop-tard-1-5-on-ne-se-rend-pas-compte/

2 commentaires sur “Il est trop tard (1/5) : on ne se rend pas compte

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  1. J’ai bien vu que ce billet à été publié en 2019, mais rétrospectivement, ne peut-on dire que le Covid est notre « meilleure » (seule?) chance de stopper cette mécanique infernale ?
    Pourquoi personne n’en parle

    Aimé par 1 personne

    1. Je ne peux pas vous répondre comme ça, à la va vite dans un com’, mais je réfléchis, (un peu et très lentement), à cette question. Pourquoi personne n’en parle ? La réponse est facile : parce que ça n’intéresse quasiment personne, seulement quelques blogueurs et leurs lecteurs et lectrices.

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