Marinaleda, c’est un village andalou qui a derrière lui une formidable histoire, vraiment unique en son genre. Elle commence en 1976 à la mort de Franco.1 A l’époque il n’y a pas d’eau, pas de routes, pas d’électricité, pas d’école, seulement des travailleurs pauvres, salariés d’un latifundium détenu par un duc. En 1979, les villageois prennent pour maire un syndicaliste prof d’histoire : il va les conduire dans un combat très dur qui ne prendra fin qu’en 1991, lorsque l’État fera exproprier le duc et donner au village plus de 1200 hectares de ses terres.2 Ils réaliseront ensuite tous leurs rêves : auto-gestion, partage du travail, développement des activités et des infrastructures, logement pour tous à des prix imbattables, etc.
L’on parle beaucoup des mérites de « l’action collective », mais l’on s’attarde peu sur la condition essentielle et contraignante de son succès : que chacun accepte de lier son destin à celui des autres. Il est évident que cette condition n’est pas satisfaite partout, en particulier chez les riches et les classes moyennes. C’est pourquoi l’histoire de Marinaleda n’est pas « transposable » à « n’importe quelle ville », contrairement à ce qu’affirme son maire, Juan Manuel Sanchez Gordillo. (Sans cesse réélu depuis 1979.)
Que ces villageois aient eu besoin de 15 ans de lutte acharnée pour obtenir le droit à l’auto-gestion, c’est-à-dire à leur propre responsabilité, montre a contrario que l’individu, soumis à l’ordre socio-économique établi, ne peut pas être tenu pour « responsable ». (Pas plus que les serfs ne l’étaient sous l’Ancien Régime.)
Fondé sur le principe de la « libre entreprise », le capitalisme impose la déresponsabilisation de l’individu : il n’est responsable que « devant la loi », pas « devant les autres » auxquels il n’a aucun compte à rendre.3
Au sommet de la pyramide, l’on trouve les investisseurs, propriétaires des moyens de production et seuls décideurs de leurs finalités, et, au-dessous de ces grands manitous, les individus n’ont de comptes à rendre qu’au niveau hiérarchique supérieur. Finalement, tout le monde n’est responsable, (directement ou non), que devant la poignée d’individus qui trônent au sommet, mais pas « devant les autres ». Et cela explique fort bien qu’un lanceur d’alertes, comme nous l’avions vu dans « Le chantage à l’emploi », n’ait aucune aide à espérer : sauf exception qui confirme la règle, personne ne peut vouloir se solidariser avec lui.
Dans les sociétés capitalistes où l’individualisme écrase tout sur son passage, les responsabilités sont réduites aux faits ponctuels les plus intolérables, ou plutôt les moins acceptables pour le système, notamment la pollution des grands centres urbains et la commercialisation de produits nocifs pour les consommateurs, toutes choses réputées amendables. Ainsi, dans la mesure où elles sont poursuivies par la justice, les entreprises peuvent être jugées responsables des dégâts qu’elles commettent, mais jamais plus. Chacune ayant un destin absolument individuel, elles ne se reconnaissent aucune responsabilité vis-à-vis « des autres », pas même à l’égard de leur personnel réputé « libre » d’aller voir ailleurs s’il n’est pas content de son sort.
Le système est bien sûr aux antipodes de Marinaleda où la responsabilité de chacun consiste à assumer l’avenir de la communauté avant le sien propre, où il faut d’abord payer de sa personne les conséquences de l’action collective. Dans une telle « communauté de destin », chacun accepte de payer pour les autres, ce qui représente « l’impensable suprême » en régime capitaliste.
Il n’est pas donné au premier venu de pouvoir se solidariser avec autrui : il faut soit y être contraint, (cas de la majorité des Marinaleño.ña en 1976), soit faire preuve d’une force d’âme exceptionnelle, (cas de son maire), soit avoir le militantisme chevillé au corps. EDIT : ou craindre les conséquences d’une épidémie.
Tous les pays du monde sont gouvernés par des « élites » friquées qui excluent toute idée de « destin commun » : elles sont au contraire, et par définition, les premières personnes à refuser de lier leur sort à celui des autres. Cf. « Alain Minc, escroc intellectuel » :
« Les membres de l’élite se font au contraire un point d’honneur à ne rien faire comme les gens du peuple, à ne pas ressembler aux gens du peuple, à ne pas se mêler aux gens du peuple, à s’élever au-dessus de la masse qui fait le peuple, etc. »
Échantillon de l’actualité sur Facebook en ce matin du 17 mai 2019 :
- « Une fille de 16 ans demande à ses abonnés #Instagram si elle doit se suicider (D=Death) ou rester en vie (L=Life). 69% ont voté « Death » : elle se suicide. »
- Le Monde : « D’ici à 2050, la France devra absorber un choc climatique inévitable ».
- Livre : « L’écologisme, nouveau totalitarisme ? » L’auteur affirme que : « l’écologisme définit une idéologie plus radicale dans ses prétentions liberticides, anti-économiques et finalement humanicides qu’aucun totalitarisme des siècles précédents ».
- JM Jancovici citant Le Figaro : « les koalas sauvages n’étaient plus que 80.000, contre plus de 10 millions il y a environ 200 ans ».
- Usbek & Rica (article de 2017) : « Génocide silencieux et fraude scientifique : l’accablant documentaire sur le glyphosate ».
- Article de Le Matin : « Des études ont montré que les fréquences utilisées par la 5G font grimper la température corporelle des insectes. »
- Photo d’un camion portant ce slogan : « Making our planet more productive ».
- Vidéo : « On est tous gilet jaune. On lâchera rien. »
- France Inter : « Moins consommer, moins gaspiller, changer de fiscalité : les préconisations pour sauver la biodiversité ».
- Terra Darwin : « Savez-vous que vos mails polluent autant que les avions ? »
- The Conversation : « Avion et climat, le tabou des aides publiques ».
- Huet : « Climat : avril 2019 quasi record de chaud ».
- France Info : « L’urgence environnementale exige un changement radical du monde agricole ».
L’internaute citant France Inter précise :
« J’ai 62 ans et, comme une équipe de foot qui se bat jusqu’à la dernière minute du temps supplémentaire, j’y croirai encore et toujours. En pleine conscience, je resterai pugnace jusqu’à la fin de mes jours, pour mes enfants, petits-enfants et les générations après moi. »
C’est beau mais désespéré.
Publié le 17 mars 2020
Lire aussi sur Reporterre : « Marinaleda, l’utopie réalisée en Espagne » en date du 26 mars 2013.
1 En réalité, Franco est mort en novembre 1975. La locution « à la mort de Franco » signifie que cet événement était une condition nécessaire à la suite de l’histoire.
2 Version Wikipédia : « En 1991, le duc de l’Infantado lâche enfin du terrain. » D’une grande générosité ce duc, l’on se demande bien pourquoi il a attendu si longtemps pour « lâcher du terrain »…
3 Le capitalisme n’est jamais que l’Ancien Régime privatisé : les entrepreneurs ont remplacé les seigneurs féodaux. (Cf. Carlos Ghosn célébrant son anniversaire à Versaille.)
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Sujet profond. Attention, si vous me lisez, je préviens, ça va piquer. Ce que j’écris n’est pas du trolling mais le fruit d’années de réflexions et de débat. Ça ne veut pas dire que j’ai raison, mais ça veut dire que c’est étayé même si je ne peux pas donner tous les arguments dans une commentaire de blog de quelques paragraphes.
Je voudrais commencer en donnant mon témoignage : depuis plusieurs années, je ne me sens plus français. Je n’ai plus de « communauté de destin » avec les français. Je l’ai naïvement cru étant jeûne mais j’ai réalisé que j’étais juste le dindon d’une farce.
Du coup, j’ai du mal à blâmer les élites, juste parce qu’elles m’ont précédées dans cette réalisation et parce qu’elles sont soit disant « au dessus de moi ».
Les capitaines d’industries ont des comptes à rendre, à leurs actionnaires. Et qui sont-ils ? ce sont des fonds de gestion qui gèrent l’épargne de tout un chacun, et les retraites aussi (aux USA c’est directement le cas, en France c’est géré par l’état mais je ne crois pas que ça fasse grande différence au final).
Donc bon … de ce que j’en comprends c’est un peu plus compliqué qu’une simple opposition puissants / opprimés, même si c’est une rengaine qu’on entends tout le temps en France.
De plus, nous avons institué le droit du sol. Le droit du sang n’a plus lieu. J’ai une communauté de destin « de facto » avec ceux avec qui je partage ma lignée, mon « pool génétique ». Les aspect biologiques sont évacués du débat, mais de nos jours, grosse louche, nous ne faisons plus d’enfants, nous ne mélangeons plus nos lignées. Et en plus donc, il n’y a plus de droit du sang, ni de justice privée (la Fayde, qui a la même racine que feudal).
Ce n’est pas que le capitalisme et l’accumulation de « richesses » par certains qui pose problème, ce ne sont pas que les inégalités qui posent problème. C’est tout notre conception de ce qu’est une société qui est en cause selon moi. Le droit positif, l’état de droit, les fondements philosophiques de la liberté.Il suffit d’aller voir la hiérarchie des normes du droit pour se convaincre qu’en haut de cette pyramide idéologique, il y a des concepts théologiques.
Toutes les notions actuelles proviennent d’une sécularisation de préceptes chrétiens. La notion d’individu découle directement de celle de l’âme et de son libre arbitre augustinien. Le droit de vote vient de la, et toute l’architecture moderne (l’état, son armée, son système de financement soit les impôts, sa monnaie, et sa légitimité « démocratique »).
De mon point de vue, toute cette architecture est en train d’exploser. Pour 2 raisons : 1/ elle a « aboutit », elle donne ses fruits, et nous les récoltons en ce moment même, 2/ les progrès de la science sur la fonctionnement social de l’homme réfutent jour après jour les conceptions « chrétiennes » de « l’individu ».
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Ca va piquer ? Pas tant que ça à mes yeux. D’abord je sais depuis longtemps que vous n’êtes pas « fan » des droits de l’homme, et vous exprimez vos opinions de façon fort civilisée. Ensuite, je suis bien d’accord que le problème de fond est « notre conception de ce qu’est une société ». Mais là, il vaut mieux ne pas trop creuser, car « ce que c’est une société », ça pique ! C’est méchamment conservateur, réac, machiste, sectaire et tout ce qu’on veut. La liberté et le tolérance ne sont possibles qu’au prix du délitement des liens sociaux. C’est regrettable mais c’est comme ça.
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Merci pour votre compréhension.
Je précise une chose : je comprends bien que les droit de l’homme sont avant tout un contrepoids au régimes dictatoriaux, et je ne suis pas plus fan de ces derniers.
J’ai donc réfléchis à la question et ma conclusion (temporaire) c’est qu’il faut équilibrer les droits de l’humain avec les droits des peuples (qui serait le pendant politique de la notion de pool génétique en biologie, ou de haplo-groupe).
Seulement, cette notion de peuple (qui existe pour les peuples dit « autochtones » uniquement à l’heure actuelle) n’est pas une mince affaire à définir proprement. Mais elle revient à cette question de « communauté de destin » que vous évoquez dans ce billet.
Avant (avant 1800 pour faire simple) la communauté de destin était de facto la même chose que la communauté d’implantation géographique (en gros). On ne voyageait pas aussi facilement à travers le monde.
Je tiens aussi à préciser autre chose. Les droits de l’homme ne parlent que des individus. En plus de la nation de « peuple » (ou de clan éventuellement) il faudrait articuler avec la notion d’humanité, de sentience (pour les animaux), même de « vivant » (incluant les plantes) et même (idéalement) des microbes (après tout, notre flore commensale n’est pas qu’une couche externe ou interne, ils participent de nos émotions et influencent nos pensées et notre personnalité). Je sais qu’il y a 2 pays qui commencent à reconnaître les droits des animaux. Je ne dis pas non plus qu’il faut donner des droits aux plantes ou au microbes, ou aux écu-systèmes (quoi que) mais qu’il faudrait qu’on réfléchisse un peu au delà nos simples individualités. Tout est interconnecté, on ne peut pas (visiblement) fonder une civilisation entière sur cette seule notion d’individu humain.
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Donner des droits aux écosystèmes, ça marche très bien, je cite trois cas dans le billet suivant : lac d’Annecy, lac Erié et parc de Yellowstone. https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2022/03/10/lantispecisme-repoussoir-de-la-cause-animale-2-2/
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Oui, il y a une nouvelle noblesse, celle de la bourse, et pour faire vivre celle-ci (et le 1% le plus riche) nous détruisons la planète, et hélas les gouvernements sont complices de cette destruction. Je me demande même si Poutine ne va pas servir de prétexte pour piétiner l’écologie et reculer les mesures nécessaires non seulement à faire baisser le CO2, mais aussi gérer les ressources planétaire à plusieurs siècles en avance. Les gouvernements font tout pour accélérer l’agitation productrice du monde, au non du PIB et de la croissance.
Vivement une grosse catastrophe écologique pour réveiller le peuple, virer ces gouvernements néolibéraux et construire un autre monde plus humain.
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