Hier matin, au retour de ma marche hygiénique, une très belle femme avait l’air de m’attendre dans le hall. En me voyant pousser la porte vitrée, elle tourna la tête, se leva, vint à ma rencontre et m’adressa la parole. Mais je ne pus rien comprendre, c’était manifestement une étrangère. Devant mon geste désolé, elle plongea la main dans son sac, en extirpa un casque audio qu’elle me vissa d’autorité sur la tête, et je pus comprendre qu’elle me demandait simplement : « Vous êtes Didier Mermin ? » Le casque était donc muni d’un traducteur, et c’est manifestement votre serviteur qu’elle venait voir. Après l’avoir invitée à me suivre dans ma modeste demeure, elle m’expliqua devant une tasse de café le but de sa visite. Malheureusement, c’est à partir de ce moment que l’histoire déraille et tourne au poisson d’avril, ce qui me désespère. Elle est pourtant tout ce qu’il y a de plus authentique, je n’ai strictement rien inventé. Vous n’allez donc pas me croire mais vous allez très vite comprendre.
Tout commence par ce « feuilleton » dont j’ai annoncé l’arrivée dans « Ligne éditoriale », et qui vise à dézinguer « le voyage dans le temps ». La demoiselle m’expliqua qu’il avait eu un « succès fou », qu’il s’était répandu « comme une traînée de poudre » chez les scientifiques, et que d’éminents experts s’en étaient dit « bouleversés ». Bigre ! Elle disait ça pour me flatter, ce n’est pas possible autrement, car ce sujet ne présente que peu d’intérêt, et les scientifiques n’ont rien à cirer de mes petites opinions. Mais comment pouvait-elle le savoir puisque le premier épisode n’avait pas encore été publié ? J’ai prévu de le faire dimanche prochain, 5 avril, et hier nous étions le 1er ! Lui faisant part de mon étonnement, elle m’expliqua ce qu’il m’était impossible d’admettre : elle venait du futur, de l’an 3952 pour être « tout à fait exact »…
Il en fallait plus pour me berner. Ayant annoncé ce feuilleton il y a un mois, tout le monde pouvait avoir pris connaissance de son existence, broder une histoire dessus, puis venir me la jouer en se faisant passer pour un « voyageur du temps ». A d’autres, la ficelle est un peu grosse ! Lui ayant fait remarquer que je ne pouvais rien vérifier de ses propos, elle me répondit qu’elle avait des preuves, car elle connaissait des détails non publiés.
– Vous pouvez me donner un exemple ? lui demandai-je en étant sûr qu’elle ne le pourrait pas.
– Le 1er avril ! Vous croyez que j’ai choisi ce jour au hasard ? Albert part un 1er avril, vous n’avez pas pu l’oublier.
J’en restai stupéfait ! Elle venait de citer quatre mots impossibles à deviner, Albert, départ et 1er avril, qui se trouvent bel et bien ensemble dans une même phrase ! Vous pourrez le vérifier par vous-mêmes en suivant ses pétulantes péripéties, lesquelles vous conduiront à d’époustouflantes surprises. (Petite pub gratuite, on n’est bien servi que par soi-même.) Je me découvris subitement en nage, fébrile, excédé par la chaleur. Je ne vous l’ai pas dit, mais la fille m’émoustillait fort depuis le début, et maintenant qu’elle m’annonçait connaître l’avenir, j’étais fasciné. Ce n’est pas possible, me répétai-je en boucle, c’est trop bon, trop fort, trop anormal ! Cela cache quelque chose, et c’est angoissant, car si quelque chose d’aussi anormal peut survenir, alors tout peut arriver, il n’y a plus ni limites ni garde-fous pour la raison. Cette fille connaît peut-être ma mort, elle pourrait jouer de mes angoisses comme d’un piano, et m’entraîner dans on ne sait quel sordide scénario. J’ai alors réalisé que son regard de braise, sombre, puissant et brillant, étincelait d’éclats électriques, surnaturels, et que toute la pièce en semblait baignée. L’écoutant me révéler d’autres détails du feuilleton, et mon excitation allant grandissante, j’en vins à imaginer que le diable existait vraiment, et qu’elle était sa créature. Je voulus en avoir le cœur net, en la ramenant à une réalité qu’elle ne pourrait connaître que si vraiment elle venait du futur :
– Et l’effondrement ?, lui demandai-je à brûle-pourpoint.
– L’effondrement ? Quel effondrement ? De quoi parlez-vous ?
– De quoi je parle ? Mais enfin, l’humanité qui va s’effondrer, le monde industriel, la biodiversité, tout ça, le système qui part en sucette, les morts par centaines de millions !
– Je ne vois vraiment pas de quoi vous parlez, je n’ai jamais entendu parler de choses comme ça.
– Ce ne sont pas des faits historiques pour vous ? Personne ne vous en a parlé ? L’histoire des peuples, de l’humanité, les grands événements, les guerres,…
– Ah si bien sûr, je connais assez bien l’Histoire, mais il n’y a rien dans la nôtre qui corresponde à un effondrement.
Elle connaît « assez bien l’Histoire » mais pas « l’effondrement » ? Curieux. Mais j’ai vite réalisé qu’à son époque, qui approchait l’an 4000, il était plus que probable que notre histoire était oubliée ou déformée, ou encore connue des seuls spécialistes. Du coup, son ignorance s’expliquait très bien et jouait en sa faveur, en même temps qu’elle me privait de tout critère pour vérifier si elle bluffait. Il me restait cependant une autre question : comment avait-elle pu venir du futur puisque mon feuilleton montrait que c’est impossible ?
– Tu t’es planté chéri, le voyage dans le temps est possible, la preuve c’est que je suis là.
– M’enfin c’est pas possible ! Je me suis basé sur la relativité restreinte qui est largement prouvée !
– J’n’en sais rien, mais en tout cas on a découvert une faille dans tes trucs.
– Et c’est pour me dire ça que tu as fait tout ce voyage ? Il ne fallait pas te déranger pour si peu.
J’étais dépité, évidemment. Avoir fait tant d’efforts pour des prunes, ça m’appendra. En plus elle ne connaissait manifestement rien à rien. Essayant de lui tirer les vers du nez pour ce qui est de la technique, elle m’expliqua qu’elle utilisait une machine qui prenait la forme d’un objet banal de l’époque visitée, en l’occurrence une voiture.
– Je suis d’ailleurs garée tout près. Je peux te la montrer si tu veux, mais tu ne pourras pas faire de différences avec les autres.
– Et comment elle marche ta machine ?
– Mais qu’est-ce que j’en sais moi ?! Je programme le voyage sur mon portable, c’est tout !
Je n’ai pas demandé à voir le « portable », car je commençais à comprendre. Son histoire était d’une logique imparable et pourrait se résumer ainsi : réussir vraiment un « voyage dans le temps », c’est pouvoir se fondre dans la population de l’époque visitée au point de se rendre indiscernable, comme ça on peut faire croire ce qu’on veut. Mais puisqu’elle n’avait rien de particulier à m’apprendre, quel intérêt pouvait-elle avoir dans cette visite ? Elle m’expliqua alors le plus incroyable : mademoiselle faisait… du tourisme sexuel ! C’est dingue non ? Utiliser une telle invention juste pour s’envoyer en l’air ! Mais je n’étais qu’au début de mes surprises.
– Si tu veux en profiter, c’est deux cents euros.
– Pardon ?! C’est toi qui fais du tourisme sexuel, et c’est moi qui dois payer ?
– Tu m’as bien regardé ? C’est mon business mec, je ne suis pas une vraie touriste, je colporte mes atouts.
– Et ça marche ce… heu… ce business temporel ?
Une question avait immédiatement jailli dans mon esprit : que devenait l’argent ainsi gagné ? Comment le faisait-elle « remonter » dans son présent normal qui, je le rappelle, se situait en 3952 ? La solution ne devrait pas vous surprendre : elle avait un compte ouvert à notre époque et, de son « portable » à tout faire, elle effectuait des virements sur un autre de la sienne. Entre les deux, m’expliqua-t-elle, intervient le « facteur de Lorentz » qui provoque une dilatation monétaire comme la vitesse dilate le temps dans la relativité d’Einstein, et ça rapporte gros. Le temps est donc aussi de l’argent dans le futur, voilà quelque chose qui n’est pas près de changer.
Enfin bref, elle sortit de son sac un casque souple qu’elle m’installa sur la tête, puis un second qu’elle mit sur la sienne. Après m’avoir demandé mes goûts et tripoté un petit appareil, je commençai à voir le monde autrement. Ma modeste demeure se transforma comme jamais je ne l’avais vue, et ma Vénus voyageuse m’apparut sous un jour encore plus envoûtant, tandis qu’elle-même me voyait comme le fougueux étalon de ses rêves. Nous fîmes l’amour avec passion, ce fut torride et diabolique, infernal, proprement vertigineux. Mes lectures de Bataille refirent surface, réalité et désir se télescopaient, je me sentis comme dans un rêve, au bord d’un gouffre où l’on voudrait basculer pour ne plus en revenir. Et si l’on bascule, tout s’arrête, la magie n’opère plus : le monde tombe en poussière.
C’est ce qui s’est passé, du moins je le suppose, car au réveil ma Vénus venue du futur avait disparu, et mon appartement recouvré ses apparences. Mais, comme il sied à ce genre d’histoires, elle m’a laissé une preuve matérielle de son passage : une petite culotte abandonnée sur le canapé et assortie d’un mot doux. Il disait : « Tu as vraiment cru que je venais du futur ? J’ai piraté ton ordi, chéri ! Sans rancune j’espère. Bisous. »
Paris, le 2 avril 2020
EDIT le 6 avril 2021 : article sur SciencePost : « Bientôt des implants cérébraux pour des orgasmes sur demande ? »
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