Deux nouvelles contradictoires devraient susciter une dissonance cognitive dans tout esprit ayant conservé un peu de bon sens. La première est la déclaration tonitruante d’académiciens suisses qui se sont rangés derrière Extinction Rebellion, la seconde des estimations de croissance du PIB pour 2030. Laquelle de ces deux perspectives l’aura emporté dans dix ans ? La seconde bien sûr, avec toutes les émissions de CO2 qu’elle nécessitera. [EDIT le 4 avril 2020 : le « bien sûr » est de trop, il sous-estime le hasard.] D’où nos petites questions : comment des scientifiques, réputés intelligents et réalistes, peuvent-ils espérer quelque chose d’Extinction Rebellion ? Et pourquoi le pessimisme-fatalisme est-il si rare dans le paysage médiatique ?
C’est horripilant à la longue de se sentir pestiféré alors que les événements n’ont de cesse de confirmer notre point de vue. Les autres prétendent « savoir » l’avenir catastrophique qui nous attend, mais espèrent qu’il pourrait ne pas se réaliser : ils refusent de choisir entre « savoir » et « espoir », et imaginent pouvoir changer la face du monde. Malheureusement, ils ont pour adversaires les capitalistes qui agissent eux aussi pour un avenir meilleur, mais avec des objectifs opposés et des moyens infiniment plus puissants. Pas besoin d’être Nostradamus pour savoir de quel côté la balance va continuer de pencher.
A la décharge d’Extinction Rebellion et de l’icône Greta Thunberg, il faut reconnaître que l’épée de Damoclès suspendue sur nos têtes rend la situation intellectuellement infernale : il faudrait quelqu’un pour aller la décrocher mais personne ne le peut. Il est donc « logique », face au péril, d’espérer et d’exiger des « actions » fortes et décisives, mais il est tout aussi « logique » de comprendre que l’on n’a aucune chance. Au contraire des luttes sociopolitiques qui opposent le pouvoir à des foules bariolées de banderoles, la lutte pour le climat voit « l’Humanité » confrontée à une réalité planétaire : nous sommes dans une autre dimension, dans un « niveau de réalité » stratosphérique qui devrait donner le vertige : « l’Humanité » entière se trouve prise dans les mâchoires d’un piège démentiel, entre nécessité et impossibilité d’agir (efficacement).
Les capitalistes
Le principal obstacle à une action collective efficace est la stupidité intrinsèque des capitalistes soumis à la cupidité et la concurrence : elle les rend réfractaires à tous changements qui ne vont pas dans le sens de leurs profits. Des changements, ils en veulent et en redemandent, mais à condition qu’ils les avantagent eux, non la collectivité. Ils sont aveugles aux conditions systémiques grâce auxquelles ils font leurs juteux profits, ou bien, s’ils les perçoivent effectivement, c’est pour mesurer à quel point ils en dépendent, de sorte qu’ils se livrent aux pires bassesses pour les maintenir. Le système a toujours été verrouillé de l’intérieur, il n’y a rien à attendre des capitalistes : il faut tout leur arracher avec les dents, à grand renfort de conflits sociaux dont les gains sont toujours provisoires. Et ils ne font rien pour le climat. Quelques exemples :
- Le forum de Davos : hyper-concentration mondiale, annuelle et oratoire, des capitalistes les plus puissants de la planète : il n’en sort que des vœux pieux ou des trucs qui ne concernent qu’eux-mêmes.1
- La BNP : brasse plus de milliards que l’État mais ne fait rien pour réduire ses investissements dans les énergies fossiles. Et n’en fait pas la pub, évidemment. Elle se montre plus imaginative pour faire payer des frais à ses clients, et plus pressée de verser des dividendes à ses actionnaires.
- Le MEDEF est aux abonnés absents sur le RC comme sur tout ce qui concerne l’environnement. Même en cas de catastrophe industrielle, il n’envoie personne sur les « plateaux télé ». On ne l’entend que pour se plaindre du poids des salaires, des cotisations sociales, des impôts, du code du travail et des grèves, ainsi que de l’impitoyable concurrence internationale. (Sans jamais dire qu’elle fait le bonheur des multinationales françaises.)
- La FNSEA : a-t-on jamais vu le plus puissant syndicat agricole déclarer qu’il faudrait « changer de modèle » ?2
Les « réseaux sociaux » ne résonnent que du bruit des lobbyistes qui continuent leur job comme si de rien n’était. Nous sommes fin 2019, deux ans se sont écoulés depuis l’appel des 15000 scientifiques en novembre 2017, mais aucune initiative notable n’est venue des capitalistes.3 On ne les voit pas s’interroger sur le capitalisme transformé en machine à cash, ni sur le sort des populations, encore moins sur l’état de la planète et des petits oiseaux qui meurent en silence. Jamais aucun PDG ne s’exprime sur le RC, aucun ne répond aux appels désespérés qui montent de partout, aucun ne semble avoir ne serait-ce qu’un avis sur les questions que tout le monde se posent. A croire que rien ne les angoisse jamais. Ils ne sortent de leur silence qu’en de rares occasions qui se trouvent être celles où, comme pour Notre-Dame, ils peuvent faire briller leur générosité par des promesses de dons aussitôt oubliées.
Les consommateurs
S’il est loisible d’imaginer que « les consommateurs » en viendront à se liguer pour faire pression sur les pouvoirs publics, l’on imagine mal les conséquences concrètes qui pourraient en résulter. Les conflits sociaux ne peuvent aboutir que si les protestataires ont des revendications précises : augmentation des salaires, baisse de la durée de travail, etc. Mais quand ce n’est pas le cas, ce qu’on a bien vu avec les Gilets Jaunes, les protestations ne mènent à rien, sinon à une répression accrue. Or, en ce qui concerne le climat, l’on ne connaît pas de revendications concrètes qui pourraient motiver les foules à descendre dans la rue. Décréter « l’urgence climatique », l’inscrire même dans la Constitution, est une mascarade et un signe d’impuissance, non un moyen réel. Comment trouver des revendications valables dans la litanie des problèmes qui attendent leur solution, des problèmes tous aussi importants les uns que les autres ?
Il n’y a donc rien à attendre non plus des consommateurs, ils ne savent pas ce qu’ils pourraient exiger, ils ne peuvent pas être une « force sociale » comme l’étaient autrefois les communistes. Il faudrait du reste demander leur avis à tous ces bureaucrates patentés qui investissent et désertent une fois par jour La Défense, haut lieu du capitalisme à la française : tous se diraient inquiets pour l’avenir, mais combien seraient prêts à lâcher leur job qui est au cœur du système ? Hormis les inévitables pionniers qu’on trouve dans tous les domaines, personne n’a les moyens de bouleverser sa vie, (et celle de sa famille), pour consommer vraiment moins, et aucun ne fera jamais grève pour en finir avec les méthodes capitalistes qui les font vivre.
Ajoutons à cela qu’un sondage de l’ADEME a montré que le réchauffement climatique et ses risques ne sont même pas dans toutes les têtes. Grosso modo, seule une moitié de nos concitoyens y croient vraiment, et les autres, sans aller jusqu’à le nier, le minimisent d’une façon ou d’une autre.
Les gouvernements
Les gouvernements ont deux jobs : maintenir l’ordre public par la matraque, et légaliser les activités capitalistes. Ce sont les mieux placés pour agir parce qu’ils détiennent les clefs de l’ordre social, mais aussi les plus mal placés parce qu’ils sont sous contrôle des grands capitalistes et de leurs actionnaires. A cela s’ajoute, d’une part, le fait qu’ils subissent des pressions clientélistes ou électoralistes en opposition avec l’intérêt général, d’autre part, que les plus ardents « défenseurs de l’environnement » peuvent aussi militer pour de mauvaises solutions, notamment la sortie prématurée du nucléaire.
Morale de l’histoire
Actuellement, personne n’est responsable du climat, personne n’a les moyens et personne n’a de solutions. La lutte contre le réchauffement climatique ne commencera sérieusement qu’après l’effondrement définitif des marchés. Tant que les capitalistes exigeront que les ressources, le travail, les revenus et richesses de chacun, les capitaux, etc., doivent être répartis en fonction des prix du marché et selon la loi du profit, il sera impossible de les répartir autrement, donc impossible de changer en profondeur les sociétés et de réduire globalement la consommation (de tout). Et comme les marchés ont vocation à s’éterniser, l’on devine que les changements sérieux ne sont pas pour demain.
Paris, le 18 décembre 2019
Publié le 17 avril 2020
Illustration : financité.be
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1Pour la cuvée 2020, les chefs d’entreprises réunis à Davos se disent inquiets et le font savoir, ce qui dénote une « prise de conscience » à défaut d’un début de changement. En effet, comme le dit en conclusion ce bref article, ils attendent que les risques environnementaux soient « modélisés avec davantage de précision, et incorporés dans la gestion des risques et les projets des entreprises ». Autrement dit, ils veulent savoir où-quand-comment investir, donc rien de neuf sous le soleil.
2Loin de vouloir changer de modèle, la FNSEA a obtenu que la gendarmerie crée la « cellule Demeter » pour traquer les militants qui s’opposent à l’agriculture industrielle.
3Pour être honnête et précis, il faut reconnaître que les capitalistes agissent déjà, mais cela ne va pas plus loin que la réduction des émissions de GES par unité produite ou à chiffre d’affaire constant. Le progrès technique permet de produire la même chose avec moins d’énergie et d’émission de GES, donc ils en profitent, mais l’effet rebond joue à fond.
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