Pourquoi est-il si pénible de tomber sur des leçons de morale aussitôt qu’on aborde « l’effondrement » et le climat ? Par exemple ce texte de Loïc Steffan1 qui commence bien mais continue ainsi :
« Les questions écologiques de ressources, de capacité porteuses nécessitent une mobilisation globale de la société. Il faut sensibiliser au maximum pour que tout le monde s’en empare et agisse. C’est vraiment crucial. »
Se voyant pris dans la nasse par ce « tout le monde », votre serviteur, en dépit de son grand âge, se sent culpabilisé de ne rien faire. D’autant plus que tout est vrai dans cette citation : oui il faut une « mobilisation globale de la société », oui il faut « sensibiliser au maximum », oui il faut que « tout le monde s’en empare et agisse », oui « c’est vraiment crucial ». Mais n’est-ce pas plutôt parce qu’il faudrait tout cela que l’on peut être sûr de ne pas y arriver ?
Il vaut mieux en rire. S’il devait s’avérer, un jour, « aux yeux des historiens du futur », que l’humanité a été sauvée parce que ce genre de belles paroles ont porté leurs fruits, alors leurs auteurs devraient passer à la postérité pour avoir été de nouveaux Titans. Si l’humanité doit survivre, ce sera grâce aux petites gens humbles mais opiniâtres face à la nature, (par exemple les peuples autochtones), non par les racontars des ambitieux qui prétendent « s’élever » au-dessus de leur condition. (Et surtout au-dessus des autres.)
Il nous semble tout aussi « crucial » de rappeler la fable de Kafka : « Devant la loi ». Il y est question d’un « homme de la campagne » dans lequel le lecteur reconnaîtra bien sûr l’archétype des « petites gens humbles mais opiniâtres face à la nature », les sans-grades, les sans-papiers, les fameux « sans-dents », ceux que l’on considère avec mépris pour leur manque d’ambition (visible). Kafka ne dit pas si « la loi » fait référence aux « lois non écrites » de Sophocle, aux lois codifiées des juristes ou à celles qui concernent notre sujet : les lois de « la nature » et de « l’environnement », ainsi que celles qui régissent la vie de milliards d’hommes et de femmes. Il ne le dit pas car ce serait inutile : la loi est ce que l’on ressent quand on prend conscience que sa propre volonté n’est pas seule au monde à s’exercer. Il y a aussi celle de tous les êtres qui vous entourent, et ceux-ci n’ont aucune raison d’altérer la leur pour se plier à la vôtre, c’est-à-dire aucune raison de vous laisser entrer.
Aux côtés de Pablo Servigne et Cyril Dion, il faut donc ajouter Loïc Steffan en troisième larron. Son blog a au moins le mérite d’annoncer clairement sa couleur moralisatrice : porter un « Regard éthique, économique et social sur l’actualité », mais ce qu’on y trouve laisse pantois. Par exemple cet article2 au titre bizarre : « Barrières psychologiques pour agir pour le climat », où l’on apprend que les individus :
« sont entravés par sept catégories de barrières psychologiques ou dragons de l’inaction : une connaissance limitée des problèmes, des visions idéologiques du monde qui empêchent des comportements ou des attitudes pro environnementales, la comparaison avec d’autres personnes clefs, les coûts irrécupérables et les dynamiques comportementales, le discrédit des experts et des autorités, les risques perçus du changements, et des changements considérés comme positifs mais inadéquats. »
Dans son texte, tout n’est que dissection scientifique de la psychologie de l’individu, mais à la sauce managériale, ce pendant détestable des recettes de grand-mère. Nous en recommandons la lecture à celles et ceux qui ont envie de se sentir nu(e)s sur l’acier d’une table d’opération refroidie à l’azote liquide. Ils y trouveront des trucs comme ça, d’une profondeur qui donne le vertige :
« Les humains sont notoirement moins rationnels qu’on ne croit généralement (H. Simon, 1957, Tversky et Kahneman, 1974). Cela reste aussi vrai pour penser au changement climatique que dans d’autres domaines. Nous allons présenter certains mécanismes par lesquels la pensée n’est pas totalement rationnelle et comment ils empêchent l’atténuation de nos émissions et notre adaptation. »
La « pensée n’est [donc] pas totalement rationnelle », (quel scoop !), mais, quand vous aurez compris les « mécanismes » qui l’empêchent de l’être, logiquement elle devrait l’être. Le tout sans se demander si, dans ces circonstances et pour ce sujet, il est « rationnel » de miser sur une « pensée rationnelle » qui donc ne l’est pas en vertu de son hypothèse de travail. Ajoutons que ce « pas totalement » est drôlatique à situer « la pensée » dans une zone de pénombre, entre chien et loup, laissant entendre qu’elle pourrait être, parfois, au crépuscule (?), à l’heure du thé (?), dans les grimoires (?), « totalement rationnelle », et à d’autres moments ou sous d’autres plumes se montrer parfaitement irrationnelle.
L’ambitieux programme consiste donc à « défaire » la psychologie humaine pour trouver des méthodes qui permettraient de la « retisser » dans le bon sens. L’on songe à Descartes et au judéo-christianisme, mais aussi à Pénélope qui défaisait sa toile la nuit pour la refaire devant ses prétendants. Dans tous ces cas l’intelligence est en jeu, mais, dans celui de Pénélope, les Grecs voyaient ce qu’ils appelaient la « mètis », la « ruse de l’intelligence », non « la rationalité ». Il faut dire que l’une et l’autre n’opèrent pas dans le même monde : celui de Pénélope est le vécu qui présente des situations singulières auxquelles il s’agit de faire face avec des solutions singulières, lesquelles ne répondent par définition à aucune méthode préconçue. Celui de Loïc Steffan relève de la « connaissance pure », abstraite et détachée du vécu, où le langage joue le rôle d’un espace mathématique en physique : l’on y déploie des concepts pour « quadriller » l’espace des faits, et requalifier ceux-ci de façon ad hoc en donnant l’impression de ne dire que des choses intelligentes. Il faut bien reconnaître que le résultat est « bluffant » comme on dit, car le lecteur n’a aucune envie de vérifier par exemple que : « des visions idéologiques du monde (…) empêchent des comportements ou des attitudes pro environnementales » : ça paraît si évident que ça ne peut pas être faux.
L’on ne doute pas que la méthode analytique soit efficace pour atteindre des buts bien précis, mais en appeler à elle pour changer des comportements « irrationnels » dont les siècles précédents ont imposé la « rationalité » à toute la planète, c’est se tourner vers le diable pour embrasser Dieu.
Publié le 21 avril 2020
1 Texte de Loïc Steffan posté le 4 avril 2019 sur Facebook par Jean-Marc Jancovici. Merci Jean-Marc pour tous ces excellents sujets de discussion.
2 A la date du 27 février 2020, les certificats de sécurité ne sont pas à jour sur le blog de Loïc Steffan, ce qui occasionne une erreur de sécurité, mais ce n’est pas dangereux.
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