[ripopée] Loi de la diffusion

Quand une personne abandonne un sac en plastique au bord de la route, que fait-elle « exactement » ? Pas grand chose en vérité. Elle abandonne un sac en plastique, voilà tout. Pour affirmer qu’elle « pollue », il faut replacer son geste dans un cadre immense conçu par les scientifiques, et qui commence par « l’environnement », quelque chose qui englobe mais dépasse le petit bosquet où le sac a été abandonné. Il faut ensuite, par une opération mentale additive, lui adjoindre les autres personnes qui font de même. Il faut ensuite penser qu’il restera sur place durant des siècles, et qu’il tombera en morceaux jusqu’à se réduire en fragments microscopiques qui finiront absorbés par la faune locale. Il faut aussi imaginer qu’il pourrait être emporté par une crue d’un ruisseau tout proche, et finir dans l’océan où il sera mangé par les oiseaux et animaux marins. Rien de tout cela n’est « visible ».1

Tout oppose le geste initial et celui habillé de ses conséquences. Le premier peut être perçu, il ne signifie rien, il est unitaire, local, et arrive par hasard. Il peut dépendre d’une mauvaise habitude de son auteur, relever d’une négligence ponctuelle ou de circonstances particulières. Le second ne trouve son existence que par la pensée, est invisible de l’auteur, prend le sens d’une pollution, se présente comme fragment d’un tout non localisé, et répond aux lois naturelles qui prolongent le geste initial.

Il paraît que les fumeurs japonais transportent sur eux une petite boîte pour récupérer leurs mégots. Ont-ils adopté cette pratique par souci écologique ? C’est peu probable. Dans ce pays où le « consensus social » est très fort, ils auraient trop honte de souiller trottoirs et caniveaux. Au Japon, la propreté est systémique, un exemple à méditer.

« Il n’y a de loi que ce qui cloche » aurait dit Lacan, (qui pouvait donc, à l’occasion, se montrer compréhensible du commun des mortels). Cela étant posé, considérons la photo suivante :

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N’y voit-on pas d’abord « quelque chose qui cloche » ? C’est évidemment l’accumulation des déchets qui va jusqu’à masquer la présence du fleuve. Mais qu’y a-t-il qu’on ne voit pas ? Ce qu’a dit Lacan : une loi.

Quand on reproche aux consommateurs de polluer, l’on fait commencer la diffusion de la pollution au moment où elle « entre » dans « l’environnement ». Mais c’est une vision analytique qui découpe le phénomène de façon arbitraire. En réalité, la diffusion de la pollution, ayant d’abord pour vecteur les produits industriels en tous genres, commence à la sortie des usines, mines et champs de pétrole, emprunte les réseaux de transport pour rejoindre d’autres usines, des entrepôts ou des magasins, se disperse dans les lieux d’habitation, et n’entre dans « l’environnement » qu’après avoir erré comme une bille de flipper dans « l’anthroposphère ».2

Rien de plus naturel, et malheureusement d’irrépressible, que la diffusion de quelque chose dans un milieu. Si les détritus de la photo avaient, pour une raison quelconque, suivi un autre chemin, ils n’auraient certes pas pollué ce fleuve-là, mais auraient diffusé quand même, car rien ne peut s’évaporer comme Jésus de son tombeau. Ils auraient donc pollué un autre fleuve ou d’autres sites de par le vaste monde, ou encore l’atmosphère à la sortie d’un incinérateur, (avant d’être dispersés par les vents et de retomber au sol), mais auraient continué, par un chemin ou l’autre, leur inexorable diffusion.

Quand on comprend que cette diffusion obéit à une loi physique, l’on comprend du même coup que rien ne peut l’entraver, et donc qu’il n’y a rien à faire sinon la stopper à la source en arrêtant les usines. L’on peut aussi rêver d’une industrie qui cesserait de produire des polluants, mais cela nous entraînerait trop loin et nulle part.

L’illusion que la pollution pourrait être contenue vient du fait qu’elle est produite par des moyens « sous contrôle ». Les catastrophes où elle se montre de façon fracassante, par exemple à Seveso en 1976, révèlent a contrario l’existence de ce contrôle, lequel ne faillit que sporadiquement lors de malheureux « concours de circonstances ». Les enquêtes révèlent à chaque fois une cascade de défaillances, d’incidents et d’anomalies, (généralement précédées d’alertes restées sans effets), mais l’on jure devant Dieu qu’on ne le reverra jamais plus. Ce n’est pas vraiment mensonger, car la maîtrise des processus progresse d’année en année, mais chaque catastrophe laisse intact et même renforce le credo de base : « Oui, on manipule des produits toxiques et dangereux, mais sous contrôle. » (D’où l’interrogation qui en découle logiquement : pourquoi ne pas alléger les mesures législatives « tatillonnes » puisque « tout est sous contrôle » ?…)

Malheureusement, la loi de diffusion ne l’entend pas de cette oreille. Elle se fiche royalement que vos produits soient ou non « sous contrôle », qu’ils soient utiles ou futiles, toxiques ou inoffensifs, qu’ils s’échappent dans la nature par ici ou par là, sous telle forme ou telle autre, aujourd’hui ou demain, par temps de paix ou de guerre, par accident ou négligence, de façon légale ou illégale, visible ou invisible, à cause d’un producteur, d’un transporteur ou d’un consommateur. Quoi que vous fassiez ou ne fassiez pas, la diffusion a été amorcée par la production, et ne prendra fin qu’à la dislocation complète des produits.

N’en déplaise aux pangloss en tous genres, cette loi de la diffusion signe l’impuissance ontologique des humains faces à la pollution. Elle révèle que son contrôle ne peut que nous échapper, non pour des raisons techniques, réglementaires, culturelles, mentales ou morales et tout ce qu’on veut, mais parce qu’il est impossible de se soustraire aux lois de la nature : l’on peut seulement en jouer, avec plus ou moins de bonheur. (Se rappeler Icare, autre mythe négligé.)

Puisque désormais il s’avère que l’on a beaucoup joué mais pas sur les bons numéros, nous ne commencerons à être (timidement) optimiste qu’après que le pessimisme aura été établi en vertu cardinale.

L’optimisme reste cependant une qualité individuelle primordiale pour agir, supporter les vicissitudes, aider et secourir son prochain, améliorer sa condition, etc. Mais la société, ayant d’autres finalités que celles des individus, n’a pas à être optimiste, elle doit nourrir un esprit critique strictement nécessaire à sa survie et au bien être de tous ses membres.

A en juger à ce que montrent les médias et les réseaux sociaux, l’on distingue deux catégories : ceux qui veulent comprendre sans faire, et ceux qui veulent faire sans comprendre. Votre serviteur se range bien sûr dans la première. Il serait tenté d’ajouter : comprendre, c’est comprendre qu’on ne peut rien faire. (Contre certaines choses s’entend, sinon il est toujours possible de jouer aux cartes ou de cultiver son jardin.)

L’action l’emporte toujours sur la raison, l’une et l’autre ne jouent pas à armes égales.

Rubrique ~ Nos Conseils Pratiques ~ : la conversation vous ennuie et vous aimeriez que vos amis changent de sujet ? Rien de plus facile, citez un exemple ! Même s’il n’a qu’un rapport lointain avec les thèses débattues, la conversation déviera sans coup férir et l’ennuyeux sujet sera aussitôt oublié.

Publié le 28 avril 2020

1 Une récente étude affirme d’ailleurs que « la majorité du plastique des océans n’est plus visible ».

2 On verra plus tard pour une définition de l’anthroposphère, et si ça devient indispensable à notre propos.


Illustration : « Not Fun Facts About Pollution »

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4 commentaires sur “[ripopée] Loi de la diffusion

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  1. E echo a votre beau et pertinent texte : quid de l’usine nature ?
    Hubert Reeves : la nature ne fait pas de déchets
    Nos villes ne savent plus quoi faire de leurs déchets. Nous dépensons des milliards pour tenter de les recycler. Et si on s’inspirait de la nature ?l
    Par Hubert Reeves
    (…) Comment la nature est-elle arrivée à gérer aussi habilement, depuis plusieurs milliards d’années, l’ensemble des activités infiniment diverses qui se passent sur la Terre. A-t-elle des secrets que nous pourrions lui emprunter ?

    Elle en a à coup sûr ! Il en est un que nous pouvons résumer ainsi : la nature ne fait pas de déchets. Elle utilise et recycle tout. Par exemple, dans la forêt, les animaux morts deviennent la nourriture de charognards et de nombreux insectes. Les feuilles mortes sont happées dans le sol par les vers de terre qui les mangent et restituent à la terre ce que nous qualifions d’excréments et qui sont de fait des éléments fertilisants. Celles qui restent en surface se décomposent sous l’action de bactéries et se transforment en humus qui nourrit les plantes mangées par les herbivores, eux-mêmes mangés par les carnivores … La chaîne est sans fin. (….)

    Mexico et Rio génèrent plus dix mille tonnes de déchets par jour
    La masse des déchets qu’ils accumulent atteint des proportions gigantesques et s’accroît à une vitesse telle que de nombreuses villes sont largement dépassées par la situation. Mexico et Rio de Janeiro en génèrent aujourd’hui plus dix mille tonnes par jour, ce qui représente une file de camions longue de dix kilomètres. Des décharges immenses sont souvent déjà débordantes dans plusieurs pays d’Asie et d’Afrique. Elles constituent des lieux de grande insalubrité. Ces paysages de désolation illustrent dramatiquement les difficultés des humains à gérer leur planète.(…)

    Ces propos ont pour but de porter l’attention sur un des aspects généralement peu connus de la crise écologique contemporaine. Le mot « écologie » se réfère à la tenue de la maison (Oikos en grec est la maison). C’est bien de notre tenue de la maison terrestre qu’il s’agit ici

    Aimé par 1 personne

  2. Bonjour,
    Et encore merci pour ces considération pleines de pertinence.
    L’article « L’Invention du capitalisme » est suave, et me parait tout a fait concorder avec un autre chercheur en la matière, Marshall Sahlin dans « Âge de pierre, âge d’abondance: L’économie des sociétés primitives ».
    de

    Aimé par 1 personne

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