[ripopée] La société du spectacle

A propos de Demain : nous aimerions tellement être l’un de ces pionniers qui font « le monde de demain », que ce film nous inspire surtout de la frustration. Et comme si cela ne suffisait pas, il nous donne l’impression de n’être qu’un scribouillard inutile, nous renvoyant à la figure notre impuissance à changer ce que nous sommes : une personne dûment formatée par le système, et dont la prétention à penser contre lui pourrait n’être qu’un leurre.

Alors pourquoi ce film a-t-il suscité tant d’enthousiasme ? Parce que les spectateurs n’y voient pas des possibles singuliers hors de leur portée, mais « du possible », comme on dirait « de la bonne soupe ». Ils font abstraction du vécu des personnages réels qui seul a pu faire apparaître ce possible dans leurs histoires personnelles. Donc pas de frustration, pas de : « mais qu’est-ce que je fais là sur mon siège, je devrais être avec eux ! » Ils se croient « avec eux », un film c’est fait pour ça. Ils rêvent. Ils ne se rendent pas compte, qu’une fois sortis de la salle, la route sera longue pour réaliser ce possible, aussi longue que dans Le Château de Kafka.

Qu’est-ce qui est le plus (dé)motivant : de mirifiques perspectives que l’on ne sait pas comment atteindre, ou le présent blog qui explique que l’avenir est fait d’une infinité de possibles, et rappelle que chacun a la liberté d’imaginer ce qu’il a envie d’imaginer ? Ne pas oublier Tantale et son fameux supplice, et ne pas confondre pessimisme avec fatalisme.

On doit le succès de Demain au smog médiatique. Produit par une avalanche continue de mauvaises nouvelles, il diffuse des idées obscures et sinistres qui sont assez vagues et générales pour tout dire et ne rien dire. Il semble certain que quelque chose va s’effondrer, mais l’on ne sait pas trop quoi, cela dépend des commentateurs : biosphère, humanité, civilisation, mode de vie, industrie, climat, ou un peu de tout ça en salade niçoise. Il en résulte une sinistrose renforcée par les alarmistes du climat qui vous martèlent les tympans qu’il faut coûte que coûte faire quelque chose hic et nunc, sinon on va tous y passer. Dans ce « climat délétère », comme on dit quand tout semble aller de travers, une pilule d’optimisme ne peut pas faire de mal.

La citation suivante est la thèse numéro 2 de « La Société du spectacle ». Nous l’avons augmentée de commentaires pesants pour montrer lourdement qu’elle s’applique réellement :

« Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun [le flot continu jaillissant des médias], où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement [par exemple dans Demain] se déploie dans sa propre unité générale [conférée par les médias] en tant que pseudo-monde à part [le monde des médias], objet de la seul contemplation [et de commentaires futiles allant du dégoût à l’enthousiasme]. La spécialisation des images du monde se retrouvent, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé [qui a sa propre dynamique], où le mensonger s’est menti à lui même [en est venu à être la vérité]. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie [donc chose abstraite], est le mouvement autonome du non vivant. »

Le monde des médias étant autonome et séparé, le statut de la parole n’y a plus aucune valeur. Il ne connaît que des choses vues ou entendues qui sont toujours vraies, mais vraies en ce sens qu’il est toujours vrai qu’elles ont été vues ou entendues, (avec preuves par le son et l’image). L’on peut aussi bien dire que tout y est faux ou mensonger. Wittgenstein : « Dans un monde où tout est bleu, le bleu n’existe pas. »

En bonne place dans ce tableau cubiste qu’est le monde des médias, Demain est un mensonge. Il disloque des vécus bien réels en choses abstraites, condition sine qua non pour faire croire qu’ils pourraient être les nôtres.

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Paul Veyne a écrit un livre fort intéressant pour répondre à sa question titre : « Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? » Mais le sous-titre est encore plus intéressant : « Essai sur l’imagination constituante » : cela suggère, qu’à trouver dans leur passé des explications à leur présent, les humains constituent leur avenir, (sans forcément en avoir conscience).

Les histoires mythologiques n’ont pas les prétentions de Demain : il est impossible de croire qu’un être humain puisse vivre comme les personnages des contes. C’est là leur force dans laquelle les modernes ne veulent voir qu’une faiblesse. Les mythes racontent des fictions mais ne mentent pas, Demain raconte la réalité mais vous ment.

Pour pouvoir discerner un modèle dans une histoire, il faut qu’elle soit une fiction : la réalité doit lui faire défaut pour que vous puissiez la transposer librement dans votre propre monde, selon votre imagination, votre manière d’être et de penser.

Considérations terre-à-terre :

  • D’une histoire réelle l’on ne peut retenir que des techniques.
  • Pour comprendre la Relativité, ce n’est pas la vie d’Einstein qu’il faut lire.
  • Pour imaginer comment les Français de France pourraient vivre demain, ce ne sont pas sur les Américains de Detroit qu’il faut se pencher.
  • Les techniques peuvent se transmettre sans raconter d’histoires faussement édifiantes.

Bref, les histoires réalistes ne feront jamais le « grand récit » dont certains rêvent tout haut…

Publié le 19 mai 2020


Illustration : « Cover of the 1983 edition of Guy Debord’s Society of the Spectacle »

Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2020/05/19/ripopee-la-societe-du-spectacle/

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