Pourquoi je ne suis pas Charlie

« Je suis Charlie » n’est pas qu’un slogan, sinon Mohamed Sifaoui n’aurait jamais ressenti le besoin d’écrire un « article au vitriol » pour critiquer les opposants. On le critique ici pour son UTILISATION : jeter la suspicion sur ceux qui le refusent ou à qui on le refuse de facto. Note : pour les curieux, il y a cette petite étude relatée par Slate : « Un an après, on sait qui étaient les «Je ne suis pas Charlie» ».


Dans une vidéo remarquable où Pascal Boniface dénonce l’amalgame islam/islamisme, (sur lequel se fonde « l’islamophobie » bien réelle qui pourrit le « débat »), il dit que : « ne pas être Charlie, c’est approuver les attentats », (1’30). L’énorme majorité des gens est d’accord avec cette idée, simplement parce que le slogan « Je suis Charlie » tire son sens de l’attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, et signifie : « je condamne cet attentat ». Il va sans dire que nous condamnons toute forme de violence, et a fortiori les plus extrêmes, mais pour nous ce slogan est insupportable.

Son principal défaut est d’être slogan, une chose concrète faite de mots, de sorte que son existence ajoute un problème à la réalité, déjà bien compliquée, qu’il sert à condamner. Tout le monde ne pouvant être spontanément d’accord pour l’accepter, (puisqu’on peut avoir moult raisons de le refuser), il introduit une division supplémentaire dans la population, alors que nous devrions être tous unis dans une condamnation unanime. Grâce à lui, (ou à cause de lui), il est très facile de condamner explicitement l’attentat contre Charlie, notamment en le déployant comme une banderole sur les réseaux sociaux. Sa forme percutante ne laisse aucune place au doute car, comme l’a si bien dit Victor Hugo, « la forme, c’est le fond qui remonte ». Mais quid de ceux qui ne veulent pas s’exprimer de cette façon ? La réponse est simple : si la présence du slogan ne laisse aucune place au doute, son absence laisse toute sa place à la suspicion. Dès lors que vous ne vous proclamez pas « Je suis Charlie », et a fortiori si vous affirmez sa négation, alors on considère que vous « approuvez les attentats ».

De manière générale, l’on estime que quiconque s’exprime au sujet d’un attentat doit le condamner explicitement, sous peine d’être accusé d’un consentement implicite conformément à l’adage bien français : « qui ne dit rien consent ». Il semble à la majorité que la condamnation explicite est de simple bon sens, qu’elle relève d’un respect élémentaire dû aux victimes et leurs familles, et que le fait de l’expliciter ne devrait poser aucun problème. Oui, cela est évident, mais ça ne parle pas de l’absence de condamnation explicite : vaut-elle complicité avec les criminels ? Pourquoi ne pas la prendre comme un consentement avec l’opinion publique ?

Ces questions montrent qu’il y a deux manières de consentir tacitement, mais une seule est acceptable. Ce clivage provient du respect que l’on doit à autrui, et qui doit s’exprimer positivement en cas de malheur : l’absence de marques convenues vaut offense, et cela vous situe d’office du côté de ceux par qui le malheur est arrivé. C’est humain et tout à fait légitime, mais pas sans problème, parce que les marques de respect attendues ne sont pas n’importe lesquelles : elles doivent respecter une certaine forme pour que l’opinion les reconnaisse comme telles. Si vous affichez le slogan, il sera parfaitement compris, mais si par malheur vous vous exprimez sous une autre forme, ou si le slogan vous fait vomir, ou encore si vous avez mauvaise réputation, alors votre respect ne sera pas reconnu, et vous serez étiqueté « complice des assassins » quoi que vous pensiez par ailleurs.

C’est quand même problématique. D’abord parce que cela remet en cause globalement les personnes incriminées, (pas seulement leurs opinions sur les faits), ensuite parce que cette fameuse « liberté d’expression », qui normalement concerne la forme comme le fond, se trouve malmenée puisqu’elle se voit imposer une forme stricte. Ainsi Darmanin considère que le CCIF n’a pas condamné l’assassinat de Samuel Paty, car l’association musulmane aurait, selon lui, seulement déclaré que : « L’heure est au recueillement, le silence est d’or. »1 C’est à nos yeux une sage parole qui laisse à chacun sa liberté de conscience, (ce pilier de nos démocraties qui interdit à l’État de se mêler du for intérieur des citoyens), mais pour Darmanin il y a un manque qui jette le doute sur sa sincérité.

Quelle solution reste-t-il alors aux potentiels « complices des assassins » pour défendre leur bonne foi ? Le slogan ! Puisque le public en a fait un laisser-passer, ils n’ont qu’à l’afficher en tête de leurs publications, et personne n’ira leur chercher des poux. (Mais en pratique, si le CCIF se déclarait « Je suis Charlie », on y verrait évidemment une odieuse provocation ou une infâme hypocrisie : le slogan n’est pas permis à tout le monde.) Étant très facile à dire, écrire, montrer et justifier, le slogan ne peut pas en principe se refuser, et il joue très bien son rôle de drapeau : il rend visible une frontière nette entre ceux qui l’arborent et les autres que l’on peut soupçonner pour leurs opinions, sentiments, affiliations et intentions. Cela dénote la position radicale des porte-drapeaux sur le mode familier du « qui n’est pas avec moi est contre moi ».

Pour votre serviteur, c’est tout bonnement désastreux et détestable. En effet, alors qu’en notre for intérieur nous éprouvons tout ce que l’opinion publique exige, nous tenons en horreur l’obligation de se joindre à l’émotion populaire, et estimons que personne ne devrait y être contraint. Ce n’est pas une question d’empathie, de religion ni d’idéologie, uniquement la conséquence d’un esprit critique qui conserve instinctivement un recul devant tout événement public, qu’il soit horrible ou non. C’est formidable qu’une foule s’indigne d’un attentat et rende hommage aux victimes, c’est même émouvant, mais a-t-on vraiment besoin que chaque individu en fasse autant ? Et sous la forme précise d’un slogan ? A-t-on encore le droit de s’indigner qu’il soit de type publicitaire ? Ne peut-on s’offusquer à constater que des sentiments personnels soient tenus d’emprunter une forme aussi vulgaire et impersonnelle pour être reconnus ? (Quand tout le monde dit je, le je n’existe plus.) Les « Je suis Charlie » ont-ils conscience qu’ils imposent une « pensée » binaire, frustre, exclusive et identitaire ?

Quand on y réfléchit un peu, hisser un tel drapeau se comprend sous le coup de l’émotion, car c’est alors un signal, un tocsin individualisé, mais il ne peut pas être chargé du seul sens que les « Je suis Charlie » prétendent qu’il aurait naturellement : celui d’une marque d’« empathie ».2 (Empathie pour ne pas avoir à dire respect, ce dernier terme étant d’un emploi plus que délicat dans le cas de Charlie.) Participer à une marche blanche, déposer des fleurs et allumer des bougies, oui, ce sont là de vraies marques d’une empathie chaleureuse et reposée, mais afficher « Je suis Charlie », non, c’est trop facile, trop rapide, trop superficiel, trop mode et trop commode, genre : « Génial ! En deux clics je peux changer ma photo de profile et exprimer mon empathie pour Charlie ! Merci Facebook ! »

Pessin

Aujourd’hui l’islamisme, demain l’écologisme ? Ce n’est pas impensable, d’autres avant nous l’ont imaginé. Dans tous les cas, la violence nous écœurent, et nous plaignons sincèrement les survivants traumatisés et parfois mutilés. Mais nous haïssons la bouillie idéologique des abrutis qui prétendent avoir les remèdes, jettent l’opprobre sur des gens sincères et mettent de l’huile sur le feu. « Je suis Charlie » n’est qu’un grumeau au milieu de leur fucking bouillie où tout le monde est malheureusement obligé de patauger.

Paris, le 5 novembre 2020

PS : bien sûr que l’islamisme existe en France, qu’il est de nature fasciste et qu’il faut le combattre, mais que vient faire le coran dans l’histoire ? Les motifs idéologiques que se donnent les criminels n’ont strictement rien à voir avec les faits auxquels il faut mettre fin. N’importe quelle idéologie, d’origine religieuse ou non, peut pousser des gens à monter aux extrêmes. Aux US en ce moment c’est le « suprémacisme blanc », en Europe c’était les extrêmes politiques pendant les fameuses « années de plomb », (60 à 80), qui ont vu naître puis disparaître Action Directe en France, Fraction Armée Rouge en Allemagne et les Bridages Rouges en Italie. On pourrait avoir aussi des extrémistes anti-avortement qui cibleraient des médecins, et nous avons déjà des extrémistes anti-juifs, anti-musulmans, anti-étrangers, anti-noirs et anti-arabes qui ne manquent pas une occasion de passer à l’acte.

1 En réalité, le CCIF a fait ce tweet : « L’horreur renverse et paralyse. Le deuil devrait imposer le silence. Alors que certains veulent déjà récupérer cet acte sidérant à des fins racistes, personne n’empêchera la conscience humaine de prendre le temps de la douleur et de la tristesse. #Conflans »

2 Cf. article de Mohamed Sifaoui mis en lien dans le chapeau : « Les « Je ne suis pas Charlie! » savent-ils qui ils sont? » Le mot empathie est présent cinq fois, le mot respect n’est pas du tout utilisé..


Illustration : « Contre-caricature de Dedko pour Charlie Hebdo » sur Eteignez Votre Ordinateur. L’article ne contient que les deux images, aucune explication.

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Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2020/11/05/pourquoi-je-ne-suis-pas-charlie/

Un commentaire sur “Pourquoi je ne suis pas Charlie

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  1. La vidéo de Pascal Boniface est remarquable … de confusion. Il confond race et religion. Il se contente d’affirmer que islam n’est pas islamisme sans le démontrer. L’étude qu’il cite sur le voile et l’exemple d’une personne ne prouve pas grand chose en soi. Un musulman peut être islamiste ou non, mais l’islam, si on veut bien lui donner le sens de plus petit dénominateur commun des musulmans est par nature un projet eschatologique mondialiste totalitaire. C’est écrit dans presque chaque ligne du Coran. Je veux bien qu’on soit en désaccord, mais alors, il faut de vrais arguments et pas simplement l’invocation d »un sociologie en faillite (cf la crise actuelle des SHS). La question à laquelle tout ça se « réduit » c’est : l’islam est-il sécularisable. La réponse appartient à chacun. Pour ma part, la réponse est simple : oui, mais uniquement si le rapport de force est en faveur de ce processus.

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