Un concept parfaitement inutile.
EDIT le 28 août 2021 : même si l’argumentation ci-dessous n’est pas convaincante, il reste que la décroissance n’est pas soluble dans le capitalisme. Cf. « Climat et capitalisme ».
Tout le monde ayant compris, (enfin, on l’espère), qu’« une croissance infinie dans un monde fini » ne pourra pas durer indéfiniment, et que sa variante verte est un miroir aux alouettes, il ne reste qu’une solution logique pour sauver la planète : la décroissance. L’idée principale est de chercher à « faire mieux avec moins », et à « décroître pour plus de bien être », parce que bien sûr, personne ne s’amuse à imaginer l’avenir pour qu’il soit pire que le présent. L’on cherche tout naturellement des solutions à ce capitalisme qui ruine aussi bien « la nature » que les sociétés humaines. C’est pourquoi « la décroissance » se présente comme un rejeton du socialisme débarrassé de son productivisme et augmenté de l’écologisme, mais ce n’est pas un avantage pour elle.
Comme toute théorie pensée pour un futur meilleur, elle ne peut avoir que des visées politiques, et cela la destine soit à rester dans l’opposition, soit à prendre le pouvoir. Dans le premier cas, elle ne sera qu’une étiquette de plus qui divisera davantage les écologistes, dans le second, elle reviendra rapidement de ses illusions, et finira ses jours comme un certain Icare. C’est du moins ce qui est arrivé au socialisme de Mitterrand qui a trahi tous les espoirs de la gauche, à quelques exceptions près. Des « 110 propositions pour la France » qui ont fait la victoire du 10 mai 81, la quasi totalité n’a jamais reçu l’ombre d’un début de réalisation, et beaucoup ont été balayées, par exemple la numéro 22 : « Le contrat de travail à durée indéterminée redeviendra la base des relations du travail ». (Notons en passant que « les 35 heures » sont encore et toujours une horreur pour une majorité de patrons.) Et que reste-t-il aujourd’hui des 150 propositions de la CCC ? Certaines ont été officiellement abandonnées en dépit de la promesse initiale, d’autres ont été « adoptées » mais de façon à ne gêner personne, et le reste est déjà oublié.
En revanche, les actions menées sur le terrain peuvent être couronnées de succès, mais le plus souvent après des années de luttes acharnées. XR a obtenu la suppression de 300 panneaux publicitaires à Montpellier, Reclaim Finance l’engagement des banques de ne plus financer le charbon, et BLOOM l’interdiction de la pêche électrique : autant d’exemples compatibles avec la décroissance, mais où sa théorisation n’a joué aucun rôle. Cela nous fait dire qu’il est inutile de pérorer pour savoir si elle est possible ou non, inutile d’en vanter les mérites, inutile de faire des thèses de doctorat farcies de pourcentages : ses chances de réalisation sont nullissimes, et seules comptent au final les mesures techniques effectivement prises par le pouvoir en place.
La théorie de la décroissance n’est pas seulement inutile, elle est radicalement fausse et archi-fausse : elle repose sur de vieux préjugés que la réalité n’a de cesse de démentir. Commençons par une petite excursion dans l’Histoire : elle montre que ce sont toujours les peuples les plus avancés techniquement qui ont envahi les autres. Guerres coloniales, guerres de l’opium contre la Chine pour lui imposer « le libre échange », guerres récentes des Américains un peu partout dans le monde, guerre de l’ex-URSS en Afghanistan, guerre de l’Arabie saoudite au Yémen, guerre interminable d’Israël contre les Palestiniens, et les deux guerres mondiales qui ont commencé par des invasions allemandes : l’agresseur-envahisseur est toujours le plus fort. (Ou celui qui croit l’être, parfois ça rate et il finit perdant.) L’on voit bien que la Chine, désormais capable de construire des porte-avions et d’envoyer des engins vers Mars, ne risque plus de se faire dicter sa conduite. Suivre le progrès technique est donc une nécessité pour toute nation qui veut protéger ses frontières, et conserver son indépendance et sa culture. Mais il se trouve que le progrès technique est le moteur principal de la croissance, car il augmente la productivité : la croissance repose donc sur un impératif de sauvegarde nationale à propos duquel la décroissance n’a rien à dire, ce qui fait de celle-ci une pure illusion. Cet argument n’a rien de spécieux, Israël lui doit sa survie : si les premiers colons en étaient restés à la sobriété des kibboutz, le rapport de forces aujourd’hui serait inversé.
Le progrès technique doit cependant faire tache d’huile dans la société pour produire pleinement ses effets. Cela exige la liberté de production et de commerce, sinon il se retrouve limité au pouvoir opérationnel de l’État central, comme ce fut le cas dans l’ex-URSS et la Chine impériale1 avec les conséquences que l’on sait.2 Il en découle ces questions que la théorie de la décroissance ne pose pas : un, peut-on contrôler le progrès alors qu’il doit diffuser librement ? Deux, pourrait-on le contrôler sans se faire distancer, c’est-à-dire en restant capable d’empêcher certaines agressions ? Trois, peut-on séparer le progrès nécessaire de celui qu’on juge superflu ? Cette dernière question est la plus impitoyable, car beaucoup d’innovations sont superflues à leur naissance, puis deviennent nécessaires à force de s’étendre.
La croissance mondiale repose sur le fait que les nations les plus puissantes imposent leurs progrès aux autres, que ce soit par la guerre, l’OMC ou des « accords » commerciaux. C’est déplorable mais indéniable, et le phénomène n’est pas prêt de s’arrêter, il se poursuit de nos jours avec les technologies du numérique. Il est risible de lui opposer la « simplicité volontaire », une philosophie à usage personnel qui ne saurait s’appliquer aux nations, et déjà connue de la Grèce antique. Désormais, au sein des familles, les mômes sont biberonnés aux produits high-tech, car la sobriété a depuis des lustres déserté nos demeures. Celles-ci se font coloniser depuis toujours par le dernier-né de la technique : horloge, radio, téléphone, télévision, chaîne hi-fi, répondeur, magnétoscope, ordinateur, webcam et assistant vocal. On est passé de la montre de gousset au smartphone, du binocle au casque à réalité virtuelle, de l’eau courante à la domotique pilotée par IA, mais il faudrait croire que la « simplicité volontaire » a un bel avenir devant elle… L’assistant vocal n’est encore qu’un gadget, mais il va devenir de plus en plus « intelligent », et un jour il fournira les informations les plus précises qui soient pour répondre à un problème administratif ou organiser ses vacances. Au lieu de passer trois heures sur Internet pour y dénicher laborieusement des bribes d’informations, un dialogue avec lui conduira en quelques minutes à l’information utile. Et il finira par devenir nécessaire à beaucoup de gens, comme toutes les inventions qui s’incrustent dans la société parce qu’elles répondent à un besoin.
Que ces besoins semblent engendrés ex nihilo par le progrès technique n’en fait pas des « besoins superflus », ces deux termes sont un oxymore. Les personnes qui se privent de certains moyens techniques le font parce qu’elles n’en ressentent pas le besoin. C’est le cas de votre serviteur qui, sans le moindre effort de « sobriété volontaire », se passe volontiers de smartphone et de beaucoup d’autres appareils, mais n’imagine pas comment il pourrait vivre sans ordinateur et connexion à Internet. Les seules choses dont personne n’a besoin sont celles qui n’existent pas. Quand une innovation se présente, (et pour peu qu’elle ne soit pas stupide3), elle trouve mécaniquement des utilisateurs comme un virus des cellules à infecter. Ensuite, si elle ne disparaît pas à cause de la concurrence, elle est perfectionnée par les industriels et fait tache d’huile, l’environnement se modifie à mesure qu’elle s’étend, de plus en plus d’individus sont touchés et finissent par l’adopter, parce qu’à leur tour ils en ressentent le besoin.
Les « objecteurs de croissance » argueront que le renouvellement frénétique des produits est superflu, mais sur ce point aussi ils ont tort. Ce phénomène résulte d’une conjonction d’autres qui sont imparables :
- Les producteurs doivent innover plus vite que leurs concurrents sous peine de « perdre des parts de marché ».
- Tout segment du marché comporte des crétins finis qui n’ont qu’une idée en tête : s’offrir le dernier cri. Ils servent à amorcer la pompe, car ensuite les innovations peuvent être commercialisées à moindre prix pour le plus grand nombre.
- Les clients comptent aussi des entreprises qui ont besoin d’innovations pour rester compétitives. Là, il ne s’agit plus de « sobriété volontaire », il faut au contraire avaler tout ce qui passe, et le marché des entreprises n’est pas isolé de celui du grand public.
- La mode et les normes bourgeoises, les relations professionnelles et la vie familiale font qu’on se laisse influencer. Personne n’a envie de se sentir isolé ou différent des autres, sauf pour paraître « mieux ». Être « décalé », seuls les artistes, les originaux et les retraités peuvent se le permettre.
- La société exige que certains produits évoluent pour plus de sécurité et moins de pollution, ce qui joue parfois en faveur d’un renouvellement massif. Dans les pays pauvres, on fait avec ce qu’on a : c’est de la vraie sobriété, mais bien sûr non choisie ni désirée.
***
Comme on se tue à le répéter sur ce blog, le système s’adapte mais ne se laisse pas amender, et tout ce que l’on tente de faire pour en dévier la course conduit finalement à le renforcer. Si la décroissance devait avoir du succès, elle conduirait seulement à améliorer l’efficacité énergétique et matérielle des produits et processus, non à « réduire les besoins ». Les « solutions » industrielles font apparaître des « problèmes », lesquels suscitent le besoin de leur trouver des « solutions » : c’est irrépressible. Mais les « solutions » finalement « sélectionnées » sont celles qui ne menacent pas le système, non celles qui répondent aux critères d’un monde idéal ou de la « sobriété volontaire ».
Mais comment « réduire les besoins » dans un système qui n’a de cesse d’en produire de « nouveaux » ? La vérité est sous nos yeux : animal sociable par excellence, l’être humain a un besoin viscéral de communiquer avec ses semblables, mais la technique en ce domaine lui a donné des moyens non naturels. En effet, il n’est pas naturel que la voix d’une personne puisse être perçue à des centaines de kilomètres à la ronde, mais c’est pourtant ce qu’a permis la radio. La télévision a amplifié le phénomène en transmettant l’image, puis le smartphone est arrivé qui fait de chacun un « émetteur de télévision » potentiel, mais son succès a pour origine le même et unique besoin de communiquer, besoin qui n’est donc ni « nouveau » ni « superflu ». C’est pourquoi il n’est pas possible de « réduire les besoins » : ce ne sont pas eux qui augmentent mais les moyens qui s’étoffent, afin d’« offrir » une « meilleure adaptation » aux conséquences toujours imprévues du progrès technique. Alors qu’autrefois le besoin de communication était pleinement satisfait en allant papoter au bistro du coin, sans autre adjuvant qu’une bouteille de rouge, (et un jeu de cartes pour les plus accrocs), désormais « il faut » tout l’attirail high-tech. Ce n’est pas une nécessité qui aurait surgi avec le smartphone : longtemps avant lui, le téléphone était déjà indispensable pour parler à sa famille éloignée, pour prendre des rendez-vous et maintenir des liens avec les amis dispersés. Et pourquoi le téléphone était-il « indispensable » ? Parce que « la mobilité » a été rendue plus que jamais nécessaire pour l’industrie : à l’époque de Giscard-Mitterand, on en faisait l’alpha et l’oméga de la réduction du chômage. Le but a finalement été atteint : l’on croise partout dans Paris des jeunes sur leur scooter qui tripotent un smartphone : ils conjuguent communication et mobilité pour livrer de la bouffe à des bourges plantés dans leur canapé. Vous avez dit « plus de bien être » ?
Petite touche finale : le premier bouleversement des moyens de communication ne date pas du téléphone mais de l’écriture : elle a permis aux humains de franchir « le mur du temps », de communiquer entre eux par-delà les générations à des millénaires de distance.
Paris, le 11 juin 2021
Sur le même sujet : « Notre fameux mode de vie »
1 Cf. Alain Bihr qui explique fort bien les blocages de la Chine impériale dans « Pourquoi le capitalisme n’est-il pas né en Chine ? ».
2 Sans parler de la Corée du Nord qui n’existerait plus depuis belle lurette sans la protection chinoise.
3 Dans cette vidéo, cinq armes particulièrement stupides et rigolotes.
Illustration : image Wikipédia retouchée du volcan Maipo.
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L’idée de décroissance comme solution pour réguler calmement le monde est totalement inefficace, je partage bien sûr votre avis, mais est-ce bien la seule utilité de mot à fort impact répulsif ? (voir les réactions des dirigeants à ce mot)
L’habituation au mot, puis à l’idée de décroissance génère chez certaine personnes des questions « malaisantes ». Saurais-je décroitre, pourrais-je décroitre, voudrais-je décroitre, comment décroitre, que veut dire décroitre, qui veux décroitre avec moi, va t’on décroitre ?
Socrate me dit concrètement que les questions sont bien plus impactantes encore que les réponses. Les questions persistent longtemps, dérangeantes comme des furies ; les réponses, elles, se perdent dans le vent.
Il est possible que ce « coin » de questions dérangeantes aide certaines personnes finalement à se préparer et muter.
Mes réponses à ces mêmes questions m’ont contrarié longtemps et m’ont aidé, moi, a muter
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