L’antispécisme est-il révolutionnaire ?

Antispécismes d’hier et d’aujourd’hui : des musiques très différentes.


Sans surprise, les messages du précédent billet n’ont pas été reçus cinq sur cinq, une lectrice en a refusé l’essentiel que nous avions énoncé ainsi :

« (…) ce phénomène consiste en l’apparition ex nihilo d’une nouvelle dimension dans le discours philosophique, puisque nos rapports avec les autres espèces n’avaient auparavant jamais été pris en compte pour parler de ce que nous sommes. »

Cette phrase serait « historiquement et factuellement archi-fausse », et l’on comprend aisément pourquoi : les penseurs n’ont pas attendu l’année 1970 pour parler de l’ontologie humaine en rapport avec les espèces animales. Cela signifie que le spécisme et l’antispécisme n’impliquent aucune nouveauté radicale, ces termes ne font que « mettre des étiquettes » sur ce qui existait de longue date. Ce point de vue n’est pas faux, mais il est très problématique, et nous reprochons aux militants de ne pas en avoir conscience.

L’antispécisme dans le monde

Pour soutenir son point de vue, notre lectrice se fonde sur la réalité historique et cite des exemples : les fameux procès d’animaux du Moyen Âge, les nazis qui ont été les premiers Occidentaux à leur donner des droits, et les innombrables références au monde animal qu’on trouve dans le langage et la littérature. Nous ajoutons ce podcast de France Culture selon lequel la corrida était déjà perçue comme « barbare » au temps de Louis XIV. Mais il y a mieux. La page antispécisme de Wikipédia nous apprend que :

« Certaines religions ou cultures majeures paraissent se rapprocher de l’antispécisme. La croyance en la réincarnation dans l’hindouisme (…), le jaïnisme, le bouddhisme et le sikhisme amène à proscrire la consommation des animaux et à éviter autant que possible de les tuer, de les faire souffrir. La notion d’être sensible, quelle que soit l’espèce à laquelle il appartient, est centrale dans l’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme. »

Il en va de même des peuples premiers dont les anthropologues ont montré qu’ils avaient avec les animaux des relations très différentes des nôtres. Historiquement, l’antispécisme est donc vieux comme Adam, et aujourd’hui, quand on « donne des droits » aux animaux, au lac Érié ou à la Camargue, il est permis de n’y voir qu’une résurgence à la mode juridique de chez nous.

Le spécisme dans la culture occidentale

Dans « Pourquoi on ne fait rien », nous avons montré l’indifférence des Occidentaux envers « la nature », et cité Philippe Descola :

« La nature, je n’ai cessé de le montrer au fil des trente dernières années : la nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non- humains qui est née par une série de processus, de décantations successives de la rencontre de la philosophie grecque et de la transcendance des monothéismes, et qui a pris sa forme définitive avec la révolution scientifique. »

Le discours chrétien1 ne se réfère à « la nature » que pour diaboliser l’homosexualité et sacraliser la procréation biologique dans le mariage. Son affaire, c’est la transcendance divine qui nous aurait donné la vie. Il définit l’être humain comme étant le seul capable de connaître Dieu : là réside l’origine première et la quintessence du spécisme occidental. La nature est peuplée d’êtres qui vivent dans l’ignorance ou le refus de Dieu : sorcières, païens, barbares non christianisés et peuples colonisés à convertir. Et la grande affaire des Occidentaux modernes, c’est l’humanisme et les droits de l’homme, non « la nature » ou les animaux.2

La nouveauté de l’antispécisme

Mais voici que surgissent dans notre monde, pas celui des peuples premiers, pas celui des religions orientales, pas celui du Moyen Âge ni des nazis, surgissent deux néologismes qui ne seraient porteurs d’aucune nouveauté radicale et révolutionnaire. Alors reprenons la citation de Gancille qui nous avait fait hurler d’indignation :

« Il y a bien une chose qui réunit anticapitalistes, libéraux, socialistes, écologistes, anarchistes, gauche et droite, conservateurs et progressistes, prolétaires et bourgeois : c’est l’adhésion pleine et entière au spécisme. »

Elle signifie que les individus « adhèrent » de façon « pleine et entière » au spécisme, mais son contradictoire ne serait ni « révolutionnaire » ni « nouveau » pour les individus ? L’idéologie spéciste remonte au judéo-christianisme, mais il serait faux d’écrire que les Occidentaux n’ont « jamais » fait référence aux animaux pour se définir ? Ils peuvent s’en sentir « proches », comme argumente notre lectrice, mais ils répugnent à leur ressembler parce qu’ils s’en font des images repoussantes, (cf. BalanceTonPorc, « l’homme est un loup pour l’homme », etc.), alors que les peuples premiers en faisaient des totems et des sources d’inspiration. Le spécisme occidental étant daté, ce « jamais » est un peu faux, mais il est indéniable que nous avons perdu la mémoire de notre origine animale, et c’est cela qui le justifie : la vraie origine n’étant plus, elle est absente des identités, des histoires, des idéologies et des mentalités, sauf de façon marginale.3

Cette origine a fait cependant un retour spectaculaire avec la découverte de l’évolution par Darwin. Mais ce mot, découverte, montre bien qu’elle se trouvait ailleurs : c’était Dieu et l’éden réservés à l’espèce humaine. Et beaucoup de gens y croient encore, (surtout aux US), ce qui signifie que le darwinisme n’a pas suffi à nous redéfinir comme espèce parmi d’autres. Pour le citoyen lambda, notre origine réelle n’est qu’une connaissance abstraite, sans liens avec sa vie et son identité. C’est donc tout ça, l’idéologie spéciste, et face à elle, l’antispécisme est porteur d’une critique aussi radicale que le marxisme pour le capitalisme. Certes, nous sommes loin de la révolution d’Octobre, loin d’un Lénine en train plombé, mais certains s’y voient déjà…

Apparition ex nihilo de l’antispécisme

L’antispécisme a nécessairement des ancêtres, mais avant 1970 il n’était pas possible de les voir comme tels puisque le mot n’existait pas : il les a donc fait surgir ex tenebro, et depuis lors une infinité de choses peuvent être classées spécistes ou antispécistes : cette possibilité a bel et bien surgi ex nihilo : elle a été créée par les néologismes, et c’est une « révolution intellectuelle » qui va au-delà des prescriptions d’antan. Désormais, toutes relations avec les animaux, – qu’elles soient abstraites ou concrètes, actuelles ou historiques -, sont passibles de cette nouvelle dichotomie : cela déborde largement la maltraitance. Et c’est bien à cause de ça qu’un petit incident lors du pentathlon aux derniers JO peut déboucher sur une remise en cause des sports équestres :

« Pour elle, [une militante] il faut aujourd’hui rebattre les cartes et reconsidérer la question du consentement chez l’animal ou, tout du moins, interroger nos pratiques consistant à élever des animaux non-humains pour les asservir et leur imposer des choses qui ne participent pas à leur bien-être et où toute rébellion est sanctionnée par des actes de maltraitance. Elle propose une approche raisonnée de l’abolitionnisme: «Il faut faire les choses très progressivement en commençant par interdire les épreuves de sport équestre et en cessant la reproduction forcée. Et créer des réserves où les chevaux peuvent vivre dans les meilleures conditions possibles.» »

Autrement dit, il faudrait rendre les chevaux à leur état sauvage, et bien sûr en faire autant des autres espèces domestiquées. Cette remise en cause de la domestication montre que cet antispécisme-là est une métamorphose de celui d’antan : il n’est donc pas né ex nihilo, certes, mais le public non averti le voit surgi de nulle part : il le découvre par bribes et au hasard de sa navigation sur le Net.

Remise en cause de notre identité

En même temps qu’il va loin grâce à la puissance des concepts, l’antispécisme 2.0 nous touche de près : il remet en cause notre identité, et descend au cœur de notre affectivité puisque les gens de culture occidentale « aiment » les animaux. C’est du moins ce qu’ils disent même quand ils les mangent, les chassent, assistent à une corrida ou un spectacle de cirque. Aux yeux des antispécistes, c’est contradictoire, et c’est pourquoi ils voient de la « dissonance cognitive » chez ceux qui les critiquent. L’absurdité de cette interprétation nous fait bondir mais, dans notre bulle 2.0, il semblerait que nous soyons seul à la percevoir. Alors expliquons en prenant l’exemple de l’appartenance religieuse.

Même un athée convaincu peut admettre qu’il est chrétien s’il est né en France, un pays de chrétiens, réputé chrétien, historiquement chrétien. Il peut admettre que d’autres le classent comme chrétien en dépit de ses convictions athées, mais seulement au titre de la liberté d’opinion, et à condition que cela ne tourne pas à l’accusation. Mais si on l’accuse d’être chrétien, il est logique qu’il s’en défende puisqu’il se dit athée : cela n’a rien à voir avec la « dissonance cognitive » ni « l’égocentrisme ».

Votre serviteur est donc spéciste comme il est chrétien, c’est-à-dire pour avoir toujours vécu dans une culture chrétienne et spéciste, mais il se défend d’être spéciste au sens de Gancille, c’est-à-dire à la façon d’un chrétien convaincu. En fait, il n’y a aucune trace de spécisme ni d’antispécisme dans notre identité, pas plus qu’il n’y a du christianisme ou de l’athéisme dans les familles indifférentes à la question religieuse, ou de la cruauté chez les petits paysans traditionnels. Aucune trace non plus dans notre histoire, culture et mode de vie tels que nous les pensons depuis toujours.

enjeux-2

Mais voici que les réseaux sociaux tremblent de la voix grondante d’un nouveau Yahvé, une voix qui ne se fait pas entendre pour distribuer des bons points, (ce n’est pas son genre), mais pour nous accuser d’être spéciste, et ainsi remettre en cause notre identité. La réaction ne peut être que virulente, autant que celle d’un innocent accusé d’assassinat, car personne ne tolère de se faire dicter ce qu’il est. Accepter de se laisser dicter son être, – fait de mots selon Beckett -, c’est se soumettre au principe de la dictature, que ce soit pour une bonne cause ou non, que la dictée soit juste ou non. C’est une question de logique et de psychologie : on ne peut pas être ce que l’on est et en même temps accepter d’être « un autre » : c’est concevable sur le divan d’un psychanalyste, insupportable dans la vie. (Les victimes du racisme en savent quelque chose.)

***

C’est Molière qui manque à notre époque : nul doute qu’avec lui on rirait bien de tous ces trucs en isme qui n’en finissent pas de nous mettre « la tronche en biais ». Le problème, c’est qu’il est difficile d’en rire sans passer pour un vilain réac, car beaucoup de ces trucs en isme nous viennent des sciences sociales et progressistes. Mais tout le monde ne voit pas que, de la science aux militants comme Gancille, la distance est la même qu’entre Marx et des chefaillons du KGB. Fin du message. A chacun d’en faire ce qu’il voudra.

Paris, le 7 septembre 2021

1 On ne parle que du discours chrétien à destination du croyant lambda : impossible de refaire l’exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament pour vérifier ce qu’il en est.

2 Les Occidentaux ne cherchent plus à christianiser les autres peuples mais, sous l’égide des Américains, ils prétendent (ou espèrent) « convertir » les dictatures à la démocratie. Mais pas toutes, seulement celles qui ne font pas partie de leurs amis, notamment la Russie et la Chine.

3 L’antispécisme est d’ailleurs microscopique à l’échelle de la francophonie : ce terme ne remonte que 142.000 pages sur Google, à comparer aux 400.000 d’islamogauchisme et aux 14.900.000 de christianisme.

***

Sur le même sujet :


Illustration : allégorie de monsieur Gancille dispensant en toute humilité la bonne parole sur les réseaux sociaux.

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2 commentaires sur “L’antispécisme est-il révolutionnaire ?

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  1. Petit témoignage très personnel. Je suis né français en France, et donc « chrétien culturel » si on peut dire, ou chrétien sécularisé. Je ne suis pas baptisé. Pendant longtemps j’ai considéré que le catholicisme était ne religion « européenne » puisque c’est ce qu’on laisse entendre. Mais il y avait 2 ou 3 trucs qui ne collaient pas : je n’ai jamais cru à cette histoire de « bien et mal ». Un jour j’ai tiré le fil de cette pelote, pour m’apercevoir qu’en fait, le christianisme m’était aussi étranger que l’islam et que j’étais loin d’être le seul dans cas. Le christianisme est un implant moyen-oriental dans notre ancienne culture païenne. Je crois que la république est simplement un retour à notre nature (oui je sais, c’est un mot méchant mais je n’en ai pas meilleur). C’est pour ça qu’on eu une révolution sexuelle: pour se libérer du carcan clérical. C’est pour ça qu’on a eu une révolution scientifique : pour se libérer des dogmes cléricaux.
    Je vois l’antispécisme comme une autre libération de l’influence de l’église de Rome, qui a voulu imposer sa vision de l’homme « à part de la nature ». En fait, c’est simplement le vieux truc de l’homme nouveau que les soviétiques ou les nazis ont repris, mais qui vient du christianisme à la base.
    Bref, pour moi, le boulot de dé-christianisation n’est pas fini. L’anti-spécisme apporte sa petite pierre, mais il tombe dans les travers de la modernité, à savoir, une interprétation systémique et accusatoire : c’est « la société » qui est spéciste, au lieu de bien identifier la racine du truc : le christianisme et ses différentes excroissances sécularisées.
    On est loin d’en avoir fini avec l’obscurantisme chrétien (imaginez si on se faisait conquérir par l’islam, il faudrait des siècles pour nettoyer le merdier) qui imprègne encore tellement de choses.

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    1. Le christianisme comme « implant moyen-oriental », je ne l’avais encore jamais entendue celle-là ! Mais je suis bien d’accord. C’est très original, et cela conduit à penser que l’on n’aurait pas connu ces deux « révolutions », sexuelle et scientifique, si l’obscurantisme chrétien ne s’était pas imposé : là aussi je suis d’accord. Et puis, le vrai antispécisme, (digne de ce nom et auquel j’adhère tout à fait), est effectivement en « rupture » avec le christianisme et sa vision de « l’homme », d’où « la femme » est exclue du reste.

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