Le problème du nucléaire n’est pas le nucléaire mais l’énergie.
Yves Cochet vient de publier une tribune dans Le Monde, sobrement intitulée « L’échec du nucléaire », où il réitère les critiques habituelles avancées par les écologistes : coûts exorbitants et non rentabilité, problème des déchets à long terme, démantèlement et imbrication avec le nucléaire militaire. Il ne manque que le risque de catastrophes. Ces sujets ne nous intéressent pas du tout, car on les discute en vain depuis l’apparition du mouvement antinucléaire un demi-siècle plus tôt, et cette tribune montre que les termes du débat n’ont pas pris une ride.
Comme les autres critiques avant lui, il n’aborde pas le côté positif et tangible, à savoir que le nucléaire permet de produire une énergie pilotable et abondante, concentrée, bon marché et décarbonée. Aujourd’hui encore, sa part dans le mix électrique français oscille entre 60 et 70%, mais c’est un « échec » selon cet ancien ministre. Le choix de ce terme, et la conclusion philosophique de son texte, nous font dire que les écologistes ont toujours du mal avec le principe de réalité. Rappelons qu’en psychanalyse ce principe consiste, selon Wikipédia :
« (…) à prendre en compte les exigences du monde réel, et les conséquences de ses actes. [Il] désigne avant tout la possibilité de s’extraire de l’hallucination, du rêve, dans lesquels triomphe le principe de plaisir, et d’admettre l’existence d’une réalité insatisfaisante ou non conforme à son idéalisation. »
Nous sommes dans un monde qui consomme beaucoup d’énergie et produit beaucoup de dégâts sur la nature : c’est sans doute très insatisfaisant, et très loin d’un idéal de sobriété comme celui des Amish, mais l’Histoire n’a pas voulu qu’il en aille ainsi. Un grand tournant a été pris il y a trois siècles, quand aristocratie et bourgeoisie firent main basse sur le pouvoir économique en instaurant les premières usines textiles. Depuis lors, rien n’a jamais pu arrêter le progrès technique, et bien des innovations, (dont le coup d’éclat d’Eddie Bernays), sont venues jalonner le chemin qui nous a conduit à l’ère de la Grande Consommation, désormais assistée de smartphones et d’IA.1 C’est ça la réalité. Elle est frustrante à bien des égards, mais le principe de réalité dit qu’il faut l’admettre, sinon on en reste au principe de plaisir : plaisir d’avoir raison dans sa critique, ou plaisir d’imaginer n’importe quel avenir pour se faire plaisir.
C’est bien sûr le rôle des militants de résister aux tendances les plus néfastes, mais l’exercice a ses limites. Tant qu’il s’agit de faits socio-économiques amendables par une législation appropriée, il est normal de ne pas accepter la réalité, c’est la condition sine qua non pour faire progresser de nobles causes. Mais s’agissant de l’énergie ? Celle-ci n’obéit pas à des lois et comportements humains qu’il est toujours possible de changer, (avec beaucoup d’efforts et de persévérance), mais aux lois de la physique qui sont immuables. Et ces lois disent que, pour produire l’électricité dont on a besoin, il faut certains moyens, des centrales nucléaires ou des éoliennes, qu’importe, mais il les faut impérieusement. Les lois de la physique ne nous laissent pas le choix : on ne produit pas de l’électricité avec des miracles.
Et l’on ne peut pas jouer des besoins comme d’un piano : ils sont dictés par le système, l’artefact le plus gigantesque jamais produit par l’espèce humaine,2 et qui trouve son origine dans la concurrence effrénée à laquelle se livrent les pays développés. Il en résulte que chacun tire la couverture à lui, et que les besoins en énergie ne font que grandir. Aussi exécrable que soit cette réalité, il faut l’admettre comme une fatalité : on n’aura besoin de moins d’énergie qu’après qu’on se sera adapté au fait d’en manquer, ce qui suppose une transition impossible à provoquer délibérément, car le manque est ce que l’on veut éviter à tout prix.3 (C’est manifeste avec l’eau qu’on ne commence à rationner qu’à partir du moment où elle manque.) La décroissance, qui prétend pouvoir réduire les besoins sans provoquer de manques, n’est qu’une vue de l’esprit, un idéal qui refuse de voir en face ce qu’est la réalité du système. Last but not least, le réchauffement climatique impose de produire de l’électricité non carbonée, mais Yves Cochet tient ce facteur pour négligeable puisque sa tribune n’en fait pas mention : là encore, c’est le principe de réalité qui se trouve malmené.
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L’incontournable réalité étant ainsi décrite, comment comprendre « l’échec du nucléaire » ? C’est un point de vue purement philosophique fondé sur une « vision » à long terme que notre ancien ministre justifie ainsi :
« (…) les penseurs et acteurs du nucléaire de masse sont des idéalistes irresponsables qui tentent d’annihiler l’histoire en construisant un empire industriel pour mille ans, sans considérer les conditions sociales et anthropologiques impossibles à réunir pour réussir ce pari fou. »
Vieille rengaine contre les experts qui jouent avec le feu, et du « ça ne pourra que mal finir ». Nous sommes bien d’accord que le système ne tiendra pas « mille ans », mais la réalité exige que l’on réponde à une autre question : comment produire hic et nunc l’électricité dont on a besoin ? Et c’est à cette question que des « idéalistes irresponsables » ont répondu à une époque où les ENR n’existaient pas, et où le charbon était encore la cause d’une pollution insupportable. (Et le tout dans un contexte de compétition internationale sans merci, où les « amis » politiques sont des ennemis économiques.) Ils ont pris la responsabilité de développer cette énergie : peut-on leur en tenir grief et les traiter d’irresponsables ? Si le nucléaire avait cumulé autant de morts prématurés que les énergies fossiles, cela se comprendrait, mais ce n’est pas le cas.
Sans doute eût-il été préférable, à l’époque où les pays occidentaux étaient en plein boum des Trente Glorieuses, que les responsables décidassent de mettre un terme au cercle vicieux de la croissance, et ce au nom d’un futur idéal à atteindre. Certes, mais pour vivre aujourd’hui en fonction de ce que l’on veut pour dans cent ans, il n’y a qu’une solution : l’immobilisme des traditions qui consiste à ne jamais changer sa façon de vivre. Seules en sont capables de rares tribus, (les peuples non contactés), mais pour nous ce mode de fonctionnement est impossible. Nous sommes obligés de répondre hic et nunc aux problèmes, et nous devons le faire, non pas avec tel ou tel moyen technique, mais avec le système, car c’est lui qui décide de ce qui est faisable et souhaitable en fonction de l’état de l’art et des rapports de forces.4 Dans ces conditions, être responsable ne consiste pas à dire : « attention, on fonce dans le mur », cela consiste à concevoir des solutions réalisables et à les mettre effectivement en pratique.
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Les vrais irresponsables sont ceux qui n’ont pas de décisions à prendre, en particulier ces écologistes claironnant que le nucléaire est un échec. Ils n’admettent pas la réalité, à savoir qu’il faut produire de l’énergie, d’une façon ou d’une autre, et que ne pas pouvoir le faire est un malheur, non la victoire des mauvais augures. Admettre la réalité n’empêche pas de se montrer critique, (c’est l’exercice préféré de votre serviteur), mais interdit de prendre la posture revancharde du : « on vous l’avait bien dit mais vous n’avez pas voulu écouter », une posture tacitement réitérée au moindre pépin. Ce genre de critique d’ordre philosophique est stérile. L’on n’ignore rien de ce que la technologie peut avoir de détestable, de grands esprits se sont penchés sur son cas, (Heidegger, Hans Jonas, Günther Anders, Ivan Illich, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Lewis Mumford, et bien d’autres), mais leurs brillantes analyses n’ont jamais eu la moindre incidence sur la réalité.
Les écologistes diront qu’Angela Merkel a choisi une sortie du nucléaire immédiate, rapide et radicale, que l’on peut dire inspirée de la philosophie. C’est exact, mais l’on ne sait rien des conséquences à long terme, et c’est bien le diable si, d’ici une décennie ou deux, l’on ne découvre pas que c’était un « pari fou ». Le nucléaire a beau être une technologie dangereuse et difficile à gérer, il n’en a pas moins de gros avantages sur les ENR. En conséquence, et du fait que ce choix n’empêchera nullement les besoins d’augmenter, l’Allemagne s’est condamnée à devoir produire toujours plus d’électricité sans lesdits avantages, donc avec des moyens matériels encore plus conséquents. Ces moyens étant unitairement plus petits, ils semblent moins risqués et plus faciles à contrôler, mais les apparences sont trompeuses : le plus gros n’est pas le plus dangereux. Yves Cochet et les antinucs sont victimes d’un biais de sélection qui, depuis Hiroshima et Nagasaki, leur font imputer le plus grand danger à la puissance physique unitaire des objets. Il serait temps qu’ils changent de focale, car les dangers du nucléaire, plus potentiels que réels hors accidents graves, sont dépassés à plates coutures par ceux du plastique. Et pourtant, quoi de plus inoffensif qu’un bout de plastique ? Même les vêtements et les biberons en sont farcis…
Un gigawatt à la sortie d’un réacteur, c’est donc énorme si l’on veut, (Yves Cochet parle de « force hallucinante »), mais pas plus que 100 éoliennes de 10 mégawatts, et c’est beaucoup moins intensif en matières de toutes natures qui finiront par diffuser et polluer. Quoiqu’il en soit, toutes les solutions promettent d’être mauvaises pour l’environnement, car l’énergie à produire est gigantesque. C’est ça le problème, ce n’est pas le nucléaire, mais il faut accepter la réalité pour en prendre conscience.
Paris, le 9 décembre 2021
Voir aussi :
- Texte intégral de la tribune « Yves Cochet : l’échec du nucléaire »
- « Question de morale : pour ou contre le nucléaire ? »
1 A propos de l’IA : saviez-vous qu’un tout nouveau smartphone pas cher, (170 euros), dispose d’une IA qui « apprend de vos habitudes de sommeil pour faire en sorte que [sa] recharge (…) se termine juste avant que vous sortiez de votre lit » ? A lire ici.
2 A propos du plus grand artefact, Yves Cocher écrit : « Au cours de l’évolution, l’espèce humaine n’a jamais construit un artefact de cette amplitude-là, au point que l’on peut qualifier le phénomène nucléaire de « supraliminaire », c’est-à-dire qui dépasse les capacités cognitives du cerveau humain, notamment dans ses conséquences funestes. » Il devrait mettre à jour ses données, car les plus grands artefacts connus sont « le système » occidental mondialisé et Internet. Et il n’y a pas que le nucléaire qui soit « hallucinant », bien d’autres technologies le sont tout autant. En effet, si le nucléaire joue au niveau de l’atome, c’est avec ses gros sabots qui ne permettent que de les casser. Depuis lors, on a fait beaucoup mieux : on les observe un par un, et l’on va de prouesse en prouesse au niveau nanométrique. Tout cela semble inoffensif, (comme le plastique), parce que les puissances unitaires en jeu sont très faibles, mais ces objets sont reproduits à des milliards d’exemplaires et leur évolution est hors de contrôle.
3 Nécessité fait loi dit le proverbe, c’est pourquoi on peut toujours s’adapter à un manque, mais avec quelles conséquences sur la population et l’environnement ? L’incertitude est totale, l’on n’a aucune raison d’être rassuré.
4 A propos des rapports de forces : un pays moderne peut-il choisir de décroître dans un contexte international de croissance ? La réponse est résolument non. Comme cela est arrivé à la Grèce, il passerait immédiatement sous contrôle d’agents économiques étrangers, et sa population serait lésée sans que le système n’en soit affecté.
Illustration : « Énergie éolienne : le vent tourne » (billet de blog anti-éolien). Ce choix reflète un parti pris, mais c’est pour montrer que l’éolien est aussi critiquable que le nucléaire.
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