Le philosophe et astrophysicien a raison d’affirmer que l’économie est facile à modifier, mais…
Suite de la 1ère partie : De la réalité des conventions en économie
2) L’économie est-elle si facile à modifier ?
Quand Aurélien Barrau dit que « l’économie est facile à modifier », c’est par comparaison avec les réalités scientifiques, et pour s’étonner qu’elle ne tienne pas compte de celles-ci. Dans son débat avec Étienne Klein, il explique :
[57’20] « Quand on parle des réalité climatiques, des réalités biologiques, des réalités médicales, des réalités géologiques, là on peut rien faire. (…) On n’a pas un pouvoir d’action sur la quantité de CO2, on a un pouvoir d’action immédiat sur le cours relatif des monnaies, pratiquement sur tout ce qui relève de l’économie, c’est-à-dire de conventions. C’est donc très étonnant de faire face à la chétivité de notre capacité déconstructive sur ce qui relève des conventions, alors même que l’on se croit en droit de revoir des vérités qui sont pratiquement impossibles à déconstruire, puisqu’elles relèvent de phénomènes qui nous dépassent. »
Il établit la même comparaison dans sa conférence à Polytechnique :
[41′] « C’est très très très facile de changer l’économie, alors que les véritables réalités biologiques, médicales, géologiques, sociales, qui sont en train de nous rappeler à cette espèce de fin du monde que nous vivons, ça on ne pourra pas les changer par un acte de langage. »
Il oppose (avec raison) les « véritables » réalités scientifiques à celles de l’économie qui, construites sur des conventions en principe « facilement » modifiables, apparaissent comme factices, avec l’idée sous-jacente que l’on pourrait, (une fois l’étonnement passé), changer les unes pour les rendre compatibles avec les autres.
D’une certaine manière, l’économie est effectivement « très facile à modifier », c’est ce que l’on fait depuis la révolution industrielle. De l’instauration du néolibéralisme à « l’uberisation » en cours, les innovations techniques changent rapidement les conditions de la vie sociale et économique. Par exemple, le recours généralisé à la sous-traitance a déconnecté l’emploi juridique du travail physique : celui qui vous embauche n’est pas toujours celui qui vous fait travailler. De leur côté, les CDD autorisent à réduire « l’emploi » à la journée alors que cette notion supposait une longue durée. De manière générale, la langue est rendue aussi élastique que le latex pour mouler les conventions sur les besoins des entreprises : c’est ainsi qu’un contrat « à durée indéterminée » peut avoir une durée parfaitement déterminée par la fin de la « mission » assignée au signataire.1
Il semble donc que l’économie soit « facile à modifier » puisque ses notions, pratiques et innovations épousent tous les besoins, tous les « goûts » et toutes les époques, mais ce n’est bien sûr pas dans ce sens que l’entend notre philosophe, car l’économie ne se modifie ainsi que pour mieux entretenir ses fictions. Ce constat, qui voit dans l’économie un protée se changeant lui-même en restant lui-même, à l’instar d’un fleuve au cours « capricieux », montre qu’il faut intervenir d’une façon particulière pour « modifier vraiment » l’économie afin de la plier aux réalités scientifiques.2
Confirmation de la thèse ?
Pour confirmer l’idée d’Aurélien Barrau, il faut donc montrer que l’économie peut être modifiée de façon à la rendre compatible avec « l’environnement ». Il semble que ce problème ait trouvé une solution en 2018, puisque William Nordhaus et Paul Romer, deux économistes américains et « spécialistes des questions environnementales », ont été récompensés du prix-Nobel-de-l’économie-qui-n’est-pas-un-vrai-prix-Nobel pour leurs travaux portant sur la « croissance verte ». Selon l’Académie royale des sciences de Suède, citée par La Tribune :
« Leurs conclusions ont considérablement élargi le champ de l’analyse économique en permettant l’élaboration de modèles qui expliquent comment l’économie de marché interagit avec la nature et le savoir. (…) Les lauréats de cette année n’apportent pas de réponses définitives, mais grâce à leurs découvertes, nous sommes près de savoir comment nous pouvons avoir une croissance économique mondiale prolongée et soutenable. »
Cet article de Pierre Rondeau nous en dit plus sur leurs travaux et conclut que :
« La situation est donc quelque peu paradoxale. D’un côté, l’Académie Royale de Suède agit symboliquement en récompensant deux économistes spécialistes des questions environnementales et défenseurs de l’ouverture des frontières. De l’autre, on défend une vision bien particulière, celle du marché-roi considéré comme principale responsable de la dégradation du climat depuis plus d’un siècle. »
Ce n’est pas totalement paradoxal car, selon la solution préconisée par ces deux savants :
« Il s’agirait [d’établir] un traité climatique associant tarification du carbone et sanction financière à l’encontre des États ne respectant pas le choix durable »,
ce qui atténuerait en principe le caractère un peu brutal du « marché-roi ». Les traités relevant des conventions, cette « solution » semble satisfaire le problème posé, mais on n’y croit pas du tout car :
- Elle n’est que théorique. Un moindre défaut à vrai dire, car tout est « théorique » dans cette discussion.
- Ne remettant en cause ni la loi du marché ni celle du profit, son application changerait sans doute l’économie mais pas ses effets sur la biosphère.
- Changerait-elle l’économie de façon à « la plier aux réalités scientifiques » comme on canalise le lit d’un fleuve ? Il est toujours permis d’y croire, mais quand on sait que les États ont toujours favorisé les entreprises capitalistes, leurs profits et leur puissance, il est permis aussi d’en douter…
Il n’en reste pas moins que la seule solution logique est effectivement un « traité », (ou toute autre forme de collaboration internationale), incluant autant de conventions, d’objectifs et de sanctions que nécessaires pour parvenir à « respecter l’environnement ». L’on pourrait ainsi mettre l’économie sous contrôle afin qu’elle ne déborde plus des limites qu’imposent les lois de la nature. Aux difficultés près d’une telle entreprise, (qui exigerait des États « forts », soit dit en passant), l’idée d’Aurélien Barrau serait donc confirmée. Oui mais, vous connaissez Onfoncedanslemur, avec lui il y a toujours un mais qui vient tout gâcher…
Réfutation de la thèse ?
Il vient cette fois-ci d’un obstacle rédhibitoire : l’économie n’a jamais été « sous contrôle », et c’est une grande illusion de croire qu’il pourrait en aller autrement. La métaphore du fleuve explique tout : nous sommes dans cette histoire comme l’eau qui se fraie un chemin : elle est mue par la force de gravitation, nous le sommes par l’instinct de survie, (auquel s’ajoute une foule de déterminants divers). Chaque fraction de l’eau d’un fleuve « contrôle » son propre mouvement, (elle contourne les obstacles en allant au plus facile selon le principe de moindre action), mais rien ne contrôle l’ensemble : le cours global résulte de la rencontre entre la nécessité qu’impose la gravitation, et les conditions locales hasardeuses qu’il doit au relief et à la nature des sols. De même, chaque acteur de la vie économique, du plus modeste citoyen à la plus puissante holding internationale, « contrôle » peu ou prou sa trajectoire en fonction de son environnement et de ses intérêts, mais ne dispose au mieux que d’une certaine influence et d’un contrôle partiel sur celle des autres. Personne n’a jamais disposé d’un contrôle ni d’un pouvoir contraignant sur l’ensemble.
La métaphore révèle de surcroît un paradoxe. En effet, quand on cherche à contrôler un fleuve, c’est pour le soustraire aux lois de la nature, et c’est quand on ne fait rien qu’il y est vraiment soumis. Par comparaison, « soumettre » l’économie aux lois de la nature devrait donc signifier « la laisser faire », (comme c’est le cas aujourd’hui !), alors que l’objectif est de la contraindre à revenir sous des limites naturelles. (En pointillés bleus dans le diagramme d’Arthur Keller ci-dessus.)
Loin d’être seulement philosophique, ce paradoxe dévoile le retournement grandiose qu’il faudrait opérer, car repasser sous les limites naturelles implique de faire comme si les lois de la nature nous imposaient leur dictat, alors qu’en réalité elles ne nous contraignent pas complètement. Le but suprême sauce Descartes ne serait plus de « contrôler » localement la nature, la seule chose que nous sachions faire, mais de « contrôler » globalement l’économie, la seule chose que nous ne savons pas faire. (Et c’est bien pourquoi le fleuve humain a fini par déborder.) L’économie, qui s’est longtemps confondue avec l’écologie selon Alain Deneault, est « l’interface » entre les humains et la nature, et cette interface est libre : elle présente toujours au moins un « degré de liberté », celui de l’adaptation, elle-même clef de la survie. L’économie est donc le lieu de la liberté humaine relativement à la nature, mais il faudrait en faire celui du corsetage et de l’encagement. Autant chercher à coloniser Mars…
Paris, le 23 décembre 2021
1 C’est ce genre de contrat que votre serviteur avait dû signer pour décrocher son dernier job avant de prendre sa retraite. La « mission » consistant à travailler chez un client de l’employeur, lequel client se réservait la possibilité d’y mettre fin de façon arbitraire, donc de façon imprévisible mais inéluctable, la durée du contrat était indéterminée mais déterminée.
2 Les réalités scientifiques en question sont bien sûr celles qui ont trait au climat, à la biodiversité et aux ressources, sans oublier la survie des populations les moins favorisées.
Illustration : www.wallpaperup.com : réalités de la science + fictions de l’économie => science fiction.
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L’économie telle qu’elle est, continue ce qui a existé tout au long des siècles: prendre aux autres de quoi s’enrichir en les abusant au maximum…
Elle a considéré que ce qui n’était pas défendu par quelqu’un, pouvait se prendre (guerres, pillages, esclavages, délocalisation, salaire des femmes minoré, etc…), tout est bon, le mot respect n’est pas dans le vocabulaire économique, la course au « toujours plus » est la règle, et elle profite de la méconnaissance de la majorité des gens pour les abuser.
Mais il y a une réalité, la matière première dont elle se sert pour se nourrir.
Le réchauffement climatique n’est qu’un avertissement, car même si on trouvait la solution technique, dans un siècle ou deux on verrait la fin de certaines matières premières, et des problèmes se poseraient à nouveau.
Si on planifiait sur 10 siècles l’utilisation des matières premières qu’il reste sur la planète, on devrait en utiliser 10 fois moins qu’actuellement, surtout pour construire toute cette technologie numérique, ou voitures électriques, bref de quoi revoir notre mode de vie ou le prix des choses.
Le plus triste là-dedans, vient des écologistes qui ne remettent pas en cause le capitalisme et ce néolibéralisme, et n’ont que des solutions pour ralentir alors qu’il faudrait freiner et imposer une économie du minimum, mais pour 8 milliards d’humains, donc un revenu minimum pour tous.
Le Covid montre qu’on peut imposer beaucoup (le vrai, le faux, et les conneries) aux gens, que certains partis dits « écologiques » trouvent de vraies politiques écologiques qui tiennent sur plusieurs siècles, les gens seront prêts à se les imposer.
J’espère que quelques murs seront assez douloureux pour change de cap très vite.
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