Critique des bases philosophiques de l’antispécisme.
Note : nous avons beaucoup parlé de l’antispécisme, mais seulement tel qu’on peut le percevoir à travers le discours de ses militants, non tel qu’il est selon ses principes.
EDIT le 28 février 2022 : même s’il n’a aucune chance de s’imposer, l’antispécisme est un extrémisme qui doit être combattu comme tous les autres, parce qu’il est du même tonneau que tous les autres. C’est une source potentielle de violence, car il tourne le dos au réalisme et aux compromis. A l’heure où la guerre vient de resurgir en Europe, il n’est peut-être pas mauvais de le rappeler.
Faisant jouer ignorance et présomption d’innocence en faveur de l’antispécisme, votre serviteur le prenait pour un courant philosophique sérieux et digne d’intérêt, jusqu’au jour où cet article d’Actu Philosophia, – dont nous ne reprendrons aucun des arguments -, nous a ouvert les yeux,1 et fait découvrir qu’il cache un anti-humanisme et un tissu de contradictions. Désormais, la question qu’Arthur Keller posait sur Facebook, « Savez-vous ce qu’est l’antispécisme ? », n’en finit pas de nous amuser car il vaut mieux ne pas le savoir. A seulement lire ce qu’est la Journée mondiale pour la fin du spécisme, l’on reste pantois : ils réclament rien moins que « l’abolition du statut de propriété pour les animaux » : c’est un peu comme si les Gilets Jaunes avaient demandé qu’on leur remette les clefs du coffre de la Banque de France. Arthur Keller déplore que l’antispécisme soit ridiculisé, mais pourquoi l’est-il ? Et pourquoi tous les militants n’y font-ils pas référence, en particulier Hugo Clément qui compte plus de « 800 K abonnés » (et vient de récolter 128.000 euros pour la cause animale) ?
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Alors voyons ce que l’antispécisme a dans le ventre. Son projet fondamental est d’abolir la discrimination que les humains font entre eux-mêmes et les autres espèces, laquelle discrimination reçoit le doux nom de « spécisme ». Selon Wikipédia :
« Ce terme est repris en 1975 par un de ces chercheurs, le philosophe utilitariste Peter Singer. Ce dernier désigne une forme de discrimination concernant l’espèce, mise en parallèle avec toutes les formes de domination d’un groupe sur un autre (racisme, sexisme). Ryder établit d’abord un parallèle entre spécisme et racisme. Élargissant ce parallèle, l’antispécisme définit le spécisme par analogie avec le racisme et le sexisme. »
Charmant voisinage ! Avant toute chose, l’on découvre que les spécistes, c’est-à-dire tous les civilisés non-antispécistes, sont aussi indignes que les racistes et les sexistes. Une telle misanthropie ne peut que pousser au rejet des antispécistes et de leur cause, car personne ne sympathise sous la menace. Imagine-t-on les marxistes recruter des ouvriers en leur disant : venez avec nous sinon vous n’êtes que des sales capitalistes ? Il ne faut donc pas s’étonner que le courant passe mal. Selon la revue d’Ethnologie française :
« Cette mouvance, en conflit avec la société globale, lutte pour l’abolition de la division du monde entre dominés et dominants et pour la liberté des humains comme des animaux. (…) ils s’estiment loin des groupes de défense animale avec qui, à leurs débuts, ils ont voulu s’entendre sans y parvenir. »
Il y a une raison profonde à ce divorce : les « groupes de défense animale » ne remettent pas en cause l’ontologie humaine, ils estiment que c’est hors sujet, alors que les antispécistes entendent la redéfinir, ce qui transparaît nettement dans les discours des militants.
La supériorité humaine
Les antispécistes reprochent à leurs détracteurs de faire des sophismes, mais nous allons voir qu’ils ne s’en privent pas. Rappelons qu’un sophisme est un :
« argument, [ou] raisonnement qui, partant de prémisses vraies, ou considérées comme telles, et obéissant aux règles de la logique, aboutit à une conclusion inadmissible. »
Il est vrai que la théorie de l’évolution et l’éthologie montrent que les humains ne sont jamais qu’une espèce parmi d’autres, et que tout ce qu’ils croyaient « posséder en propre » existe aussi chez les animaux : culture cumulative, intelligence, langage, affectivité, sensibilité, sociabilité, technicité, etc.2 Mais c’est un sophisme pur et dur d’en déduire que l’espèce humaine n’est pas supérieure, car nous sommes seuls à posséder une combinaison bien particulière de capacités exceptionnelles : la station debout, le pouce opposable, et des capacités cognitives et sociales très supérieures.3 Les antispécistes peuvent bien aligner toutes les capacités animales qu’ils veulent, seule l’espèce humaine produit des violonistes, des philosophes et des savants capables de sonder l’univers, et aucune autre ne produit des machines, ne laisse des traces sédimentaires, ni ne modifie le climat et la biosphère à la vitesse folle où nous le faisons. Pour affirmer « l’égalité des espèces », il faut réduire les critères à un seul, la sentience4 ou n’importe quoi d’autre que l’on isolera du tout. N’est-ce pas de la sophistique ?
L’humanisme
Les humains ont un impérieux et légitime besoin de régler leurs différents entre eux, exactement comme les autres espèces : babouins entre babouins, chimpanzés entre chimpanzés, dauphins entre dauphins, etc. En ce sens, toute espèce pratique aussi une discrimination entre elle-même et les autres, c’est sans doute une condition des liens sociaux. Chez nous, cela se manifeste par le fait que chacun attend de ses semblables une considération qui le distingue des autres animaux, c’est-à-dire ce que l’on appelle, par raccourci langagier, « l’animal ».
Devant « dame nature », tous les êtres sont d’une égale dignité, mais ce n’est pas de celle-ci que se réclame l’humanisme : il revendique une dignité particulière qui distingue l’homme de l’animal. Il importe peu de savoir si la distinction est objectivement vraie ou fausse, si la science la confirme ou non : il n’importe même pas qu’on sache l’établir, car seul compte le fait qu’on puisse la revendiquer. Quand un humain dit : « je ne suis pas un animal », il signifie qu’il n’est « pas seulement un animal » et revendique « quelque chose de plus ». C’est cela qui fait sa dignité d’être humain, c’est-à-dire son droit à vivre parmi ses semblables et d’y être reconnu comme tel. Et quand la communauté lui reconnaît ce droit, elle le fait sans lui demander des comptes, sans attendre la preuve qu’il détient ce « quelque chose de plus » : c’est le principe-même de l’humanisme.5
Cette « supériorité » ressort de la reconnaissance que les humains se doivent mutuellement. Disons qu’un humain ne saurait être ni égal ni inférieur à l’animal, et ce, quelle que soit la manière dont il vit ou survit, et quels que soient les crimes qu’il a pu commettre. Toute remise en cause de cette supériorité-là est donc un anti-humanisme, puisque l’humanisme exige qu’elle ne soit pas questionnée. De plus, on n’imagine pas un être humain s’attirer le respect de ses semblables à prétendre qu’il ne serait qu’un animal : ainsi l’antispéciste feint d’ignorer que sa façon d’élever les animaux à notre hauteur, (une façon qui lui est propre), nous abaisse à leur niveau. Est-ce le meilleur chemin à suivre pour plaider la cause animale ? C’est d’autant plus paradoxal que l’antispécisme a la prétention d’élever l’espèce humaine à une morale supérieure à celle des traditions.
Morale et intérêts
En dépit de cela, l’antispécisme prétend être un « nouvel humanisme » au prétexte qu’il étend « sa sphère de considération morale aux autres espèces animales » : c’est exactement ce que nous avions cru de prime abord, mais cette prétention est encore un sophisme puisque sa morale est un anti-humanisme inavoué. L’article en lien affirme que l’antispécisme :
« (…) met un terme à l’anthropocentrisme sur lequel est basée notre civilisation pour reconnaitre les intérêts du vivant dans son ensemble et en particulier le « vouloir vivre » que les autres animaux possèdent tout comme nous. » [Les gras sont de l’auteur.]
L’argument semble imparable à ceci près que les « intérêts » et le « vouloir vivre » des êtres, (que d’aucuns attribuent même aux embryons), ne servent qu’à justifier ou expliquer certaines règles de la morale, et ne constituent en rien son essence, sa valeur ni sa finalité. De plus, la notion d’intérêt ne prend tout son sens que dans un cadre juridique ou d’arbitrage, alors que la morale est fondamentalement « gratuite », c’est-à-dire au-dessus des intérêts, matérialistes ou non, y compris celui d’être en vie. Il est intéressant de se pencher sur le cas particulier du duel qui pouvait aller jusqu’à la mort. Selon Wikipédia :
« L’esprit qui le gouvernait donnait ainsi plus de prix à la dignité qu’à la vie, à la manière qu’à l’intérêt, et revendiquait la primauté de la liberté individuelle de régler ses affaires sur le recours à la justice publique. »
Les duels et le sens de l’honneur n’ayant plus cours, (heureusement…), la dignité morale se manifeste autrement, mais toujours au détriment de certains intérêts. On peut citer les bénévoles qui se dévouent pour aider leur prochain, les gens qui prennent de gros risques pour secourir leurs semblables avec lesquels ils n’ont aucun rapport d’intérêts, ou encore le cas rare d’Arnaud Beltrame qui a sacrifié sa vie et les intérêts de sa famille pour seulement sauver un otage. La morale dépasse les règles juridiques qui la codifie, elle traduit une certaine conception que l’on a (ou pas) de l’être humain, de soi-même et de la vie humaine, et cette conception dit ce qui doit ou devrait être, quels que soient les intérêts en jeu. Quand un bon samaritain sauve un immigré en perdition, il ne sauve pas les intérêts de quelqu’un mais une personne, les intérêts de celle-ci lui étant du reste inconnus. Il en va de même quand quelqu’un sauve un animal ou le soigne : c’est sa « personne » qui en jeu, non ses intérêts qui peuvent être aussi contestables que ceux des humains. De plus, l’expérience montre que plus les intérêts en jeu sont importants, moins les humains font preuve de morale : il n’est donc pas évident que cette notion soit une bonne base conceptuelle pour protéger les animaux.
Paris, le 15 février 2022
Seconde partie : « L’antispécisme, repoussoir de la cause animale – 2/2 »
1 L’article d’Actu Philosophia est la recension d’un livre de Paul Sugy, journaliste au Figaro, « L’extinction de l’homme. Le projet fou des antispécistes », que nous n’avons pas lu.
2 Même l’élevage n’est pas propre à l’homme, certaines fourmis sont connues pour élever des pucerons.
3 Pour certains anthropologues, (bien sûr ignorés des antispécistes), notre sociabilité aurait été la clef de la survie de nos ancêtres, ce qui dénote une efficience au moins équivalente à celle des insectes les plus sociaux.
4 Être sentient : sensible à la douleur et au plaisir. Notons que l’antispécisme n’a rien à dire sur les milieux écologiques en dépit du fait qu’une infinité d’êtres sentients les habitent. Vous pouvez donc détruire tranquillement les forêts, la police antispéciste ne pourra rien vous reprocher, d’autant plus que les forêts ne sont pas sentientes.
5 Le principe de l’humanisme est un garde-fou sans lequel les plus déshérités se verraient rapidement déshumanisés, avant d’être éliminés comme des animaux.
Billets précédents sur le même sujet, tous critiques sur le discours des militants, mais considérant que l’antispécisme est une philosophie digne d’intérêt :
-
Les végans à l’assaut des viandards : critique d’un article de Stéphane Foucart
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La révolution de l’antispécisme (janvier 2018)
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