18 avril 2023 – 1800 mots.
Réponse à Katja Gloger, une journaliste qui reproche à l’Allemagne d’avoir cherché avec Poutine la paix des affaires. A croire ce courant d’opinion, ce serait la principale cause de cette guerre.1
En lançant ses chars à l’assaut de Kiev et du Donbass, Poutine aura prouvé au moins une chose : c’est un minus. Avant sa décision calamiteuse, nous voyions en lui un grand homme comme l’était de Gaulle, nous le pensions très avisé, habile et prudent pour défendre les intérêts géostratégiques de la Russie. C’était une « erreur » de l’estimer ainsi, en effet, à condition toutefois qu’elle pût être évitée, sinon ce n’en était pas une. Cela revient à se demander quelles informations et signes avant-coureurs il eût fallu prendre en compte pour ne pas la commettre. La réponse est d’autant plus délicate que l’intéressé joue un rôle crucial depuis des décennies, que son état d’esprit a changé au cours du temps, et que nous n’avons jamais vu passer, avant ce fatidique 24 février 2022, le moindre éditorial critique envers la politique énergétique allemande. Mais aussitôt après, les langues se sont magistralement déliées : toute l’éditocratie s’est précipitée comme un seul homme pour voir dans cette politique une gigantesque « erreur », et « L’Allemagne s’interroge sur la responsabilité d’Angela Merkel dans l’escalade agressive de Vladimir Poutine », pouvait titrer Le Monde dès la fin mars 2022.
Une recherche de Nordstream 2 sur le site de ce journal ne remonte curieusement que trois articles, lesquels témoignent de l’inquiétude des Européens pour les violations des droits de l’homme en Russie, (car ces violations risquaient de nuire aux affaires), et pour les sanctions américaines qui pénalisaient leurs intérêts économiques. Dans l’un d’eux, Le Monde écrit, se référant à l’ambassadeur US à Berlin :
« Son très peu diplomate ambassadeur à Berlin brandit des sanctions contre deux énergéticiens allemands partenaires de Gazprom dans le gazoduc Nordstream 2 – au nom de la défense de la sécurité d’approvisionnement de l’Europe, en fait pour écouler du gaz liquéfié américain ; et des groupes français, dont Veolia, sont dans le collimateur pour corruption, indique L’Obs. »
Ce « en fait pour écouler du gaz liquéfié américain » était exactement l’argument des sites réputés « pro-russes » et complotistes, qui en avançaient cependant un autre : empêcher la formation d’un axe Berlin-Moscou qui aurait fait de l’ombre aux intérêts américains. A l’époque, les capitalistes européens étaient bel et bien « pro-russes »,2 même si l’UE était en phase avec les US sur les chapitres des droits de l’homme, de la Crimée et de Nordstream 2, ce que ne rappellent pas les éditocrates criant à « l’erreur » géostratégique monumentale, sans expliquer au demeurant ce qu’il eût été possible de faire. Car c’est bien là tout le problème : si la politique européenne, et allemande.en particulier, de rapprochement avec la Russie était une « erreur », rien ne permet de supposer qu’une autre politique aurait pu éviter cette guerre.
Selon Katja Gloger, il fallait considérer la Russie comme une menace :
« Pendant trente ans, un « ton paternaliste » a prévalu, critiquait à l’automne 2022 l’ancien ministre polonais de la Défense puis des Affaires étrangères, Radoslaw Sikorski, à l’encontre des gouvernants allemands : « Vous ne considérez pas la Russie comme une menace […]. Votre politique vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie a prouvé que vous ne teniez pas compte de nos préoccupations. Votre politique a échoué. Nous n’avons aucune raison de faire confiance à votre jugement. » »
Que les Européens aient négligé l’Ukraine, admettons, c’est visible aux accords de Minsk qui sont restés lettre morte, mais on n’a vu personne critiquer l’Euromaïdan, ce coup d’État propulsé par les Américains et l’extrême-droite ukrainienne qui a précipité la chute d’un président démocratiquement élu. Était-ce « paternaliste » à l’égard de la Russie de favoriser ainsi les visées occidentalistes de l’Ukraine ? Non, c’était plutôt menaçant. Ce fut la seule véritable erreur des Européens : avoir cru qu’ils pourraient avoir le beurre, (la paix et les affaires avec Moscou), et l’argent du beurre : une Ukraine indépendante et pro-occidentale qui aurait tourné le dos à son ancien maître. Autrement dit, dès lors que les Occidentaux voulaient amener l’Ukraine dans leur camp, ils auraient dû logiquement considérer la Russie comme une menace, c’est-à-dire s’attendre à ce que cela finisse mal, et donc ne pas lui acheter son gaz. Inversement, s’ils voulaient son gaz et dormir sur leurs deux oreilles, il ne fallait surtout pas toucher à l’Ukraine.
Ce que nous retenons de cette triste histoire, c’est que deux géopolitiques antagonistes ont été menées en parallèle depuis la chute de l’Union soviétique, mais chacune avait, (toute considération morale mise à part), sa cohérence propre. D’abord celle des Américains, (et de l’UE par suivisme), qui voulaient l’Ukraine et se fichaient de la Russie, ensuite celle des Allemands qui voulaient surtout faire du beurre avec la Russie, et pour qui l’Ukraine était secondaire. Selon Katja Gloger, Helmut Schmidt a déclaré en mai 2014, donc juste après l’Euromaïdan, que c’était « une grande erreur de l’Occident de croire qu’il y avait un peuple ukrainien, une identité nationale » : cela signifie bien qu’il n’y avait pas lieu selon lui de vouloir séparer l’Ukraine de la Russie. Côté américain, il faut citer Victoria Nuland, la diplomate qui s’était rendue en personne à Maïdan pour encourager les émeutiers, et qui avait dit au téléphone : « And, you know… Fuck the EU ». C’est bien la preuve qu’il y avait en lice deux géopolitiques incompatibles. Question : pourquoi celle des Allemands aurait-elle été une « erreur » mais pas celle des Américains ?
C’est toujours le même dilemme qui se pose aux démocraties face aux dictatures : les premières doivent-elles privilégier les échanges commerciaux réputés favorables à la paix, (mais aussi au statu quo, ce qui peut être cynique et hypocrite, mais que l’on pratique allègrement avec la Chine et de terribles dictatures dont on convoite les ressources minières), ou doivent-elles au contraire privilégier les aspirations des peuples à vivre en régime démocratique, ce qui suppose de les aider en intervenant dans leurs affaires intérieures ? En d’autres termes, fallait-il sortir l’Ukraine des griffes de l’Ours ou la laisser se débrouiller seule ? La première option faisait courir un risque de guerre avec la Russie, d’éminentes personnalités avaient lancé des avertissements, et maintenant l’on voit comment Poutine mène sa guerre : d’une façon horrible qui donne rétrospectivement raison à la politique « apaisante » des Allemands. Au final, on reproche à ceux-ci de ne s’être pas alignés sur les Américains, mais sans voir que l’on pourrait aussi bien reprocher aux Américains de ne s’être pas alignés sur les Allemands, ce qui aurait conduit l’Ukraine d’aujourd’hui à être un satellite de la Russie, comme la Géorgie et bien d’autres pays. Elle serait peut-être sous le joug d’une dictature, mais pas à feu et à sang.
Dénoncer une « erreur » après que Poutine a renversé la table est un anachronisme horripilant qui fait fi de tout ce qu’il était raisonnable de penser avant. C’est aussi valider trois décennies d’une politique étasunienne qui faisait fi, elle, de la qualité des dirigeants ukrainiens de l’époque : des oligarques aussi « mafieux » que ceux de Poutine, qui haïssaient les Russes et les russophones à l’Est de leur pays. Il est vrai cependant que l’Ukraine s’est beaucoup améliorée, mais elle y était obligée pour bénéficier de la protection des Occidentaux, un peu comme Taïwan qui est devenue une démocratie exemplaire après avoir été longtemps une horrible dictature d’extrême-droite. Cela autorise à penser que si la politique Allemande n’avait pas été savonnée par la concurrence étasunienne, la Russie aurait pu évoluer dans le bon sens, comme l’Ukraine l’a fait. Il n’y a aucune raison de croire qu’elle était condamnée à ses atavismes.
Reste à savoir si la guerre était évitable ou non. Selon nous, l’Ukraine est aux Russes ce qu’était l’Algérie aux Français avant que de Gaulle ne décide de son indépendance. A l’époque, quasiment toute la classe politique était « pour l’Algérie française », il n’était pas question qu’elle devienne indépendante, même si l’opinion était en train de changer. Avec son pétrole et son gaz, son territoire immense où il était possible de tester des bombes nucléaires, sa base navale de Mers el-Kébir équivalente à celle de Sébastopol, et les investissements énormes qu’on y avait fait « pour leur apporter la Civilisation », l’Algérie était une pièce maîtresse de la puissance française. Mais cela n’a pas empêché de Gaulle d’y renoncer, car il avait bien compris que cette guerre, (qui n’était qu’une « opération de maintien de l’ordre » selon les gouvernements de l’époque, Poutine n’a rien inventé avec son « opération militaire spéciale »), de Gaulle avait saisi qu’elle s’inscrivait dans un mouvement mondial de décolonisation contre lequel il était vain de lutter.3 Par comparaison, Poutine aurait pu comprendre, qu’après l’Euromaïdan, il était trop tard pour conserver pacifiquement l’Ukraine, elle avait basculé dans le camp occidental et acquis son indépendance par rapport à la Russie. Les Américains avaient gagné, il aurait dû accepter sa défaite, et lâcher l’Ukraine comme de Gaulle l’Algérie. La guerre était donc « évitable », mais par Poutine seulement. D’un point de vue occidental avisé, et conformément aux prédictions, elle était inévitable.
Les raisons ? D’abord la Russie est sujette à « la malédiction des matières premières », ce phénomène qui favorise plus la corruption et les luttes de clans qu’un développement économique orchestré. Ensuite, Poutine n’est pas un expert militaire comme de Gaulle, c’est pourquoi ses généraux ont pu le berner en lui fourguant un plan foireux, (l’arme du crime). Il n’a pas non plus l’envergure d’un Deng Xiaoping qui avait compris qu’il fallait faire ami-ami avec l’Occident, réfréner son ego et jouer profile bas en attendant des jours meilleurs. Enfin et surtout, les Américains ont mis la main sur l’Ukraine. Rappelons que deux mois seulement après Maïdan, la Russie et la Chine concluaient un accord à 400 milliards de dollars qui languissait depuis dix ans, signe évident que Poutine avait décidé de changer son fusil d’épaule. C’est à partir de ce moment-là qu’il n’était plus possible de l’apprivoiser, et qu’il fallait donc se montrer menaçant, mais il était trop tard pour faire marche arrière. Désormais, personne ne conteste que la Russie est devenue un vassal de la Chine, elle a largué les amarres. Américains, Polonais et Katja Gloger peuvent être rassurés : on ne verra pas de sitôt ressurgir un axe Berlin-Moscou…
1 Remerciements émus pour le « follower » qui nous a encouragé à relancer ce blog, et pour l’amie qui a attiré notre attention sur l’article de Katja Gloger,.
2 Nordstream 2 a été financé à 50% par des groupes énergétiques européens, pas seulement par les Allemands. Cf. Les Échos.
3 Au sujet du contexte historique quand de Gaulle prend le pouvoir, on peut lire cette courte page de Wikipédia : « Je vous ai compris ! »
Illustration : image originale du film américain « Fatal error ».
Plus de publications sur Facebook : Onfoncedanslemur
Permalien : https://onfoncedanslemur.wordpress.com/2023/04/18/guerre-en-ukraine-lerreur-qui-nen-etait-pas-une/
Votre commentaire