L’homme est une pierre qui tombe

Si le monde ne vous énerve pas, vous avez bien de la chance. Grâce à Internet, nous sommes tous les jours arrosés de nouvelles toutes plus futiles les unes que les autres. Le temps est bien loin où l’on pouvait s’asseoir dans un bistro, commander un café et lire tranquillement son journal en fumant une cigarette. Désormais les journaux sont insipides, les cigarettes interdites, et le bistro tient tout entier dans un écran personnel à domicile.

Sans vous en rendre compte, vous venez de lire un exemple de ce phénomène d’évolution qui nous est si peu familier, et qui présente toujours une part de mystère même quand il semble bien connu. D’abord il faut savoir qu’il est universel : il y a de l’évolution partout, pas seulement chez monsieur Darwin. L’univers lui-même est en évolution, ainsi que ses galaxies, les étoiles et les trous noirs. Du berceau à la tombe, la vie de chacun est aussi une évolution, et l’humanité se trouve elle-même prise dans la sienne, immense et spectaculaire, comme le montrait le billet « Mystérieuse genèse ».

Nous sommes intellectuellement désarmés devant une évolution, nous ne pouvons qu’en raconter l’histoire, mais en histoire il n’y a pas de causalité ni de nécessité, c’est le règne de la contingence et de l’accidentel. Le contexte qui a présidé à la campagne de Russie de Napoléon, comme le montre cet article, est lui-même une évolution : au départ, les Empire russe et français sont alliés, mais leur alliance dérive, se casse, tourne à l’aigre, s’oppose puis s’affronte. Enfin la guerre éclate, ou plutôt : Napoléon décide de lancer une campagne dont il a probablement sous-estimé les risques, de sorte que ce qui aurait pu ne jamais arriver a fini par arriver. Ainsi pouvons-nous tout savoir du déroulement exact des événements, mais sans pouvoir identifier une cause précise qui les expliquerait. Or, comme nous n’avons que le principe de causalité pour nous expliquer les phénomènes, cette histoire laisse notre soif d’explications insatisfaite.1

Mais il y a plus étrange à constater : un être en évolution ne fait que « se frayer un chemin » en territoire inconnu et dépourvu de toute visibilité, comme dans un brouillard ou une jungle denses, comme s’il était sur une route dont il suivrait les méandres sans savoir où elle le conduit. Il n’y a en effet aucun rapport entre les informations dont on dispose au présent, et qui permettent de prendre des décisions de façon contrôlée, et celles dont on disposera plus tard après avoir évolué. Si Kadhafi avait su, ou seulement soupçonné, la triste fin qui fut la sienne, sans doute eût-il choisi de se tirer une balle dans la tête au lieu de s’enfuir. Et c’est sans doute pourquoi les religions existent depuis si longtemps et s’opposent au suicide : les buts spirituels qu’elles assignent à l’individu doivent lui permettre de minimiser l’importance de sa vie terrestre qui est foncièrement incontrôlable, et elle interdit le suicide parce qu’il présuppose de ne donner d’importance qu’à cette vie terrestre.

Si une évolution semble contrôlable, (par exemple une maladie que l’on peut soigner ou une grippe qui disparaît toute seule), alors le terme ne convient pas, il faut parler de phénomène réversible, comme la satiété après la faim, la pluie après le beau temps, etc. Une évolution est incontrôlable parce que son état à un moment donné dépend de tous ceux qui l’on précédé, donc d’un passé évidemment impossible à changer. Exemple caricatural : la réussite ou l’échec à un examen ne dépendent que des performances du candidat, mais celles-ci viennent du travail qu’il a fourni auparavant, donc de sa santé, de son assiduité, de son intérêt pour la formation qui dépend lui-même de son vécu, des aides qu’il a pu trouver, etc.

A l’opposé des religions, le monde moderne vante des réussites individuelles exemplaires pour faire croire que chacun tient son destin en main, ou sous la coupe de sa volonté. Mais il est par trop évident que ces cas montés en épingle n’illustrent que des différences individuelles innées ou acquises dès l’enfance. Qu’il passe pour être admirable ou déplorable, un parcours ne peut être accompli que pas à pas, et il est évident qu’à chacun d’eux le sujet agira selon ce qu’il pense avoir de mieux à faire : travailler ses gammes pour un pianiste, agresser une vieille dame pour un délinquant de bas étage, ou faire sa transition énergétique pour le système. A aucun moment un être ne contrôle son évolution, il ne peut que persister dans son être, comme l’affirme Spinoza :

« Le terme latin [conatus] signifie littéralement l’« effort » ; pour Spinoza, toute chose qui existe effectivement ou « réellement et absolument » fait l’effort de persévérer dans son être ; Spinoza nomme conatus la puissance propre et singulière de tout « étant » à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être. »

Que l’être soit capable d’un « effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être » implique l’existence d’un potentiel d’évolution, mais celui-ci ne pourra se révéler qu’au gré des circonstances, et n’implique nullement la possibilité de contrôler la trajectoire. Comme a pu le dire quelqu’un dont je n’ai jamais su le nom : l’homme est une pierre qui tombe et qui dit « je veux tomber ! »

Paris, le 20 janvier 2018


L’illustration est tirée du site isha.sadhguru.org

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1Par exemple comment Napoléon s’est-il si longtemps laissé berner par Talleyrand : « Ce n’est qu’à Sainte-Hélène que Napoléon comprendra le rôle joué par Talleyrand », cf. Wikipédia.

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