Savoir faire, savoir être

Après l’art pariétal et l’écriture sont venus l’imprimerie puis l’ordinateur, et nous voilà avec les quatre inventions les plus fondamentales de notre évolution.


« Mystérieuse genèse » montre un phénomène qui nous dépasse : cette évolution humaine qui a commencé au niveau biologique avec les premiers Homo sapiens, et qui se poursuit de nos jours avec les théories scientifiques et les inventions techniques. Le spectacle (mental) qu’offre cette évolution est le plus prodigieux qui soit, car il englobe tous les autres que l’espèce humaine a pu construire : des fabuleuses peintures pariétales aux images du ciel profond que nous envoient les satellites, en passant par les innombrables œuvres littéraires qu’a permis l’invention de l’écriture. C’est aussi ce phénomène d’évolution qui est en train de nous conduire droit dans le mur, en dépit du fait que nous nous efforçons de l’éviter : transition énergétique, COP ceci et COP cela, villes vertes bio-éco-intelligentes, etc. La question du destin, bien connue des Grecs à travers les mythes œdipiens, se pose à nouveau, quasiment dans les mêmes termes, puisque nous sommes en train de tuer l’environnement naturel qui se trouve être notre père. Et il s’agit malheureusement du vrai, pas de celui qui est aux cieux…

Mais les théories monothéistes l’ont emporté sur la sagesse profane, pertinente et raisonnante. Il est possible que déjà à l’époque, face à la montée en puissance des présocratiques, (« ayant formulé les bases théoriques pour le passage du mythe à la raison »), les esprits religieux aient cherché à rationaliser leurs croyances, ce qui les aurait amené à concevoir un dieu unique, le seul vrai créateur à l’origine du monde, comptant l’infini dans ses qualités comme Zeus tenait l’éclair dans sa main. Mais ce ne sont là que spéculations gratuites et sans importances, de toute façon nous ne saurons jamais l’essentiel : comment les monothéismes se sont-ils imposés ? Il faudrait savoir comment des milliers de personnes, chacune en leur temps, se sont laissées convaincre avant que leur opinion ne prenne le dessus sur celle des autres, et se cristallise à la faveur de tel ou tel événement. Comme toujours, nous ne voyons que la partie émergée des icebergs, mais rien des luttes d’influences multiples, continuelles et complexes, avec leurs inévitables violences, de sorte qu’il en résulte forcément cette impression de mystère, à jamais insondable.

Aux antipodes des judéo-chrétiens cherchant la lumière dans « Héraclite l’Obscur », (« Étrangement Héraclite subit des siècles durant une réputation d’obscurité, alors qu’il a simplement été traduit selon un contexte israélite et chrétien »), les aborigènes d’Australie concevaient « prosaïquement » le Temps du Rêve : les êtres créateurs du monde se sont endormis ici-bas, en des lieux tenus pour sacrés. Au moins avaient-ils compris que notre origine, aussi lointaine et mystérieuse fût-elle, est toujours présente, ici et maintenant. Peut-être ne savaient-ils ni comment ni pourquoi, mais au moins étaient-ils dans le vrai, en toute simplicité. Sans le savoir, ils donnaient raison à Héraclite : « La loi et la sentence sont d’obéir à l’un. », c’est-à-dire à ce que l’on pourrait appeler l’indécomposable, (l’insécable atome), ce qui ne peut s’analyser, ce qui reste incompréhensible dans le donné, mais qui est. Exactement comme les aborigènes d’Australie qui croyaient « que l’escarpement rocheux « Darling Scarp » est le corps d’un Wagyl (…) un être ophidien gigantesque du temps du rêve, qui en serpentant dans le paysage a créé lacs et rivières ». (Il semble ridicule qu’un serpent ait pu créer les lacs et les rivières, mais lacs et rivières sont bel et bien des êtres, non des choses ni des phénomènes.)

Du « Wagyl » au Dieu unique et infini, ce n’est pas tant leur différence conceptuelle qui importe, mais leur contexte matérialiste : pour être un être, (pour exister aux yeux des hommes), le premier n’a besoin que de la parole, celle qui circule de bouches à oreilles depuis des dizaines de millénaires, alors que le second a besoin de l’écrit dont l’invention est « toute récente ». Avec les aborigènes d’Australie, comme avec les auteurs de l’art pariétal, (lequel peut se comprendre comme pratique chamanique), c’est la nature, et ce que l’on y trouve gravé ou peint, qui sont signifiants et qu’il s’agit de comprendre, tandis qu’avec l’écrit le signifiant devient arbitraire, et c’est le texte qui devient la chose à comprendre. La présence hic et nunc de la nature n’étant plus nécessaire à la transmission du savoir, il devient possible d’en parler de façon abstraite, et d’affirmer tout et son contraire sur ce qui est ou n’est pas. Il devient surtout possible de croire que l’on comprend, ou que l’on sait, alors que l’on ne comprend qu’un codage d’informations, peut-être des connaissances mais dans un rapport avec la réalité le plus souvent obscur, quand il n’est pas pure invention comme l’infini. Finalement, à plus de 2500 ans de distance, Héraclite est toujours aussi jeune : « Ce n’est pas ce que pensent la plupart de ceux que l’on rencontre ; ils apprennent, mais ne savent pas, quoiqu’ils se le figurent à part eux. »

Après l’art pariétal et l’écriture sont venus l’imprimerie puis l’ordinateur, et nous voilà avec les quatre inventions les plus fondamentales de notre évolution. Chacune est en rapport avec l’écriture, c’est-à-dire une façon de produire une mémoire externe, la seule chose que les autres espèces n’ont jamais pu faire. Il semble que le dernier soit surtout une machine à faire des calculs, certes, il s’agit bien là de sa fonction première, mais il faut reconnaître que nous avons surtout besoin qu’il écrive ses résultats : c’est donc aussi une machine à écrire, (sur une imprimante, un écran, une ligne connectée à un réseau ou n’importe quel autre organe périphérique), et donc une « machine à notre image », pour parler comme la Bible, puisque l’écriture est manifestement le propre de l’homme.

A-t-on cependant beaucoup progressé depuis l’art pariétal ? A-t-on vraiment découvert des choses fondamentales pour le genre humain dans ses rapports avec la nature de ses origines ? Laissons parler l’enthousiasme d’Héraclite :

« Le marchand : Et toi, mon cher, pourquoi pleures-tu, car je préfère causer avec toi ?

Héraclite : Je regarde toutes les choses humaines, ô étranger, comme tristes et lamentables, et rien qui n’y soit soumis au destin : voilà pourquoi je les prends en pitié, pourquoi je pleure. Le présent me semble bien peu de chose, l’avenir désolant : je vois l’embrasement et la ruine de l’univers : je gémis sur l’instabilité des choses ; tout y flotte comme dans un breuvage en mixture ; amalgame de plaisir et de peine, de science et d’ignorance, de grandeur et de petitesse : le haut et le bas s’y confondent et alternent dans le jeu du siècle. »

A croire que toute l’histoire humaine pourrait se résumer à cette sentence : d’un côté un savoir faire prodigieux, de l’autre un savoir être guignolesque.

Paris, le 2 février 2018


Illustration : « Messagère venue des étoiles » site « L’atelier des mots »

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