Difficile de contester que « la science » est devenue omnipotente et omniprésente dans notre vie quotidienne, non seulement via ses innombrables applications techniques, mais aussi comme idéologie dominante. De manière générale, plus rien ne peut être fait qui ne soit prétendu « rationnel », voire « scientifique », et c’est détestable à plus d’un titre. C’est pourquoi j’ai pu écrire, dans « Science, déterminismes et déni », qu’il faut « critiquer « la science », c’est une démarche de salubrité publique, parce qu’elle est critiquable à tous points de vue, parce qu’elle nous conditionne, parce que liberté et imagination humaine permettent a priori d’autres systèmes de connaissances. » Alors d’où vient que je n’accepte pas du tout cette critique de « la science » que je viens de découvrir sur le site Le Partage ? Pas plus que cette critique signée Alexandre Grothendieck, (même s’il dit beaucoup de choses sensées), ni celle de Pierre Thuillier, pourtant très nuancée. Mais celle d’Albert Camus en revanche, qui nous enjoint de « choisir définitivement entre l’enfer et la raison », me semble parfaitement raisonnable.
Certaines critiques de « la science » sont aussi détestables que ce qu’elles disent de leur sujet, mais pourquoi ? Au départ du problème, il y a le fait que « la science » est devenue aussi une idéologie, celle qui fait dire (par exemple) aux politiques qu’il n’y a pas d’alternative réaliste, raisonnable ou possible, comme si « la science » avait répondu au problème posé. A travers cette idéologie se dessine une image implicite de « la science », celle qu’il convient précisément de critiquer. Seulement voilà, peut-on critiquer de la même façon « la science » et, par exemple, « le néolibéralisme » ? Autrement dit, et sachant combien le second peut être rejeté par certains, peut-on critiquer « la science » sans tomber dans un rejet du même genre ?
Si « le néolibéralisme » était resté un ensemble de théories nulle part mises en pratique, la question de son rejet ne se poserait pas. De même, si « la science » n’était pas aussi (et surtout) un système institutionnalisé, la critiquer ne présenterait guère d’intérêt. Donc, plutôt que « la science », c’est « le système scientifique » qui est critiquable, un système où toutes sortes de gens jouent des rôles plus ou moins recommandables, et où les vrais scientifiques, ceux du terrain et des labos, n’ont pas souvent leur mot à dire. En ce sens, critiquer « la science » comme je l’ai fait, c’est-à-dire en passant, est tout à fait admissible car l’expression peut être considérée comme une façon de parler, mais présenter une critique radicale et livresque du « système scientifique » comme étant une critique de « la science », c’est une escroquerie intellectuelle qui conduit au rejet de « la science ».
Ce ne serait pas un problème si l’on était dans un contexte approprié, (par exemple celui de la révolution des Khmers Rouges de sinistre mémoire), mais il se trouve que « la science » ce n’est pas seulement le « système scientifique » institué, c’est d’abord et dès ses origines une méthode critique (avec esprit critique à la clef). Rejeter « la science », (ou la critiquer sans discernement, ou sans en mesurer les conséquences), c’est se priver des outils intellectuels les plus puissants qu’on puisse opposer au « système scientifique ». (Par ailleurs honni, ce qui est drôlatique.) Exemple concret : sans « la science », le CRIIRAD aurait-il vu le jour ? « C’est une association antinucléaire utilisant l’expertise scientifique comme outil de contestation. Elle a été créée en mai 1986 par Michèle Rivasi à la suite de l’accident de Tchernobyl. »
Il y a de quoi être choqué devant cette citation (par Le Partage) de Paul Challemel-Lacour, auteur d’une biographie de Galilée, qui a écrit : « Les vérités de la science, abstraites et impersonnelles, fruit du labeur patient et non pas inspiration de la grâce, n’ont rien à promettre. [Galilée], et c’est là son plus grand titre, […] a doté l’intelligence humaine d’un levier qui centuple ses forces, d’un instrument de certitude, c’est-à-dire d’émancipation grâce auquel le gouvernement suprême de la vie et des sociétés lui est désormais assuré. Une puissance nouvelle, celle de la science, est née au monde. » C’est clairement une apologie scientiste : mais qu’est-ce qui est critiquable ici, « la science » ou le biographe de Galilée ?
Ne pouvant pas plus critiquer solidement « la science », Grothendieck et Thuillier s’en prennent aussi au scientisme, une idéologie évidemment détestable, (pas autant malgré tout que la sociobiologie ou l’eugénisme), mais passent de la première au second comme s’il n’y avait qu’une différence de degré, ou comme si le scientisme était nécessairement niché dans « la science ». Or, il y a une énorme différence de nature entre les deux : le scientisme est clairement une idéologie qui suppose une certaine foi, (un investissement affectif, une croyance), alors que « la science » ne désigne rien de précis et ne présuppose aucune croyance. (Ce que Thuillier réfute en considérant que « la science » n’est jamais neutre : certes, mais là comme ailleurs, il parle plus du « système scientifique » que de « la science » dotée de son pouvoir critique.)
Ces deux mots qui ne veulent rien dire, « la science », (contrairement à « système scientifique » qui est concrétisé par toutes sortes d’institutions et d’experts, par l’enseignement et l’ingénierie…), ces deux mots peuvent être chargés de toutes les significations qu’on veut. Aussi, une critique de « la science », dans l’oreille d’un complotiste, sera pour lui du pain béni. Si vous lui faites avaler les « mythes » du scientisme, (Cf. Grothendieck), comme étant ceux de « la science », vous ouvrez grand la porte à ses niaiseries, vous ne pouvez que renforcer ses croyances les plus stupides. C’est peut-être regrettable, mais il n’y a que « la science » pour s’opposer efficacement à « la science », ainsi qu’à « la connerie » également répandue.
Pour finir, que faut-il penser de « la science » ? Selon nous, elle ne commence pas avec Galilée comme le prétend Thuillier pour favoriser sa thèse : « Mais, pour l’instant, je m’occupe de « la science » telle que notre société la conçoit et la pratique depuis l’aurore des temps modernes (disons depuis Galilée pour fixer les idées) » Ce qui commence avec Galilée, c’est le « système scientifique », c’est-à-dire tout un ensemble de pratiques organisées sur la supériorité supposée de la méthode scientifique. De manière générale, « la science », « le savoir », « la connaissance » ont commencé quand des humains ont appris à maîtriser le feu, puis la taille (très sophistiquée) des silex, puis ceci cela jusqu’à la physique quantique, le Big Bang et maintenant l’IA. Il existe bien sûr d’autres formes de connaissances, (et de vérité), mais le fait est que la méthode scientifique a pris le dessus : on peut le déplorer, (et je le déplore), mais il faut bien reconnaître qu’on n’a pas encore trouvé mieux pour s’opposer à la bêtise des individus et aux mensonges du système.
Paris, le 4 mars 2018
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