Notre fameux « mode de vie », inspiré du non moins fameux « american way of life », est bien sûr « la » cause de tous les maux qui accablent la planète, et « la solution » serait bien sûr d’en changer aussi vite que possible. Nous sommes malheureusement obligés d’en parler au conditionnel, car ce que l’on espère, en mettant notre « mode de vie » sur la sellette, c’est tout simplement une décroissance. Or, à considérer l’Histoire, les décroissances ne surviennent que sous forme de crises, et de façon non désirée puisque ce sont des épisodes de malheurs.
Puisque l’on ne parviendra pas à produire autant d’énergie « propre » que le charbon et le pétrole réunis, la décroissance apparaît comme la solution logique et incontournable, mais c’est absurde d’en parler avec légèreté, à l’instar de Maxence Cordiez dans cette tribune du Figaro :
« Nous devons mettre en place des outils permettant de promouvoir l’efficacité et la sobriété énergétiques à l’échelle nationale et européenne. »
Rien que le mot « outil » nous fait bondir ! C’est le couteau suisse du bureaucrate. A chaque problème son « outil » et le tour est joué ! Ce genre de phrase est risible car la décroissance n’est pas possible au même titre que la croissance. Celle-ci dégage des surplus financiers qui permettent à chaque acteur, entreprise ou ménage, de financer sa propre évolution technologique, (donc son « mode de vie »). C’est ainsi que le « téléphone fixe » est en voie de disparition au profit du « téléphone portable », de la même façon que la voiture hippomobile a cédé la place à l’automobile. C’est ainsi également que de nouveaux produits se répandent : l’ancêtre du PC fut la « calculette de poche » dont la première, selon Wikipédia, aurait été la LE-120A de Busicom, commercialisée en 1971 au prix de 395 dollars !
Les nouveaux produits sont toujours très onéreux mais il se trouve toujours des gens (ou des entreprises) assez riches pour se les offrir, ce qui rentabilise les investissements et permet la mise au point de solutions moins coûteuses et plus performantes. Ainsi va la croissance : elle suscite un cycle « vertueux » qui s’autofinance de façon non localisée : elle n’a pas besoin d’être administrée par un centre, tous les acteurs y participent selon leurs moyens, et les plus mal lotis la subissent sans pouvoir s’y opposer.
Sachant cela, comment imaginer la décroissance ? Techniquement, il n’y a pas de problème car, en principe, l’on peut toujours remplacer une solution par une autre. Mais sur le plan économique, c’est une autre paire de manches. Ce que les bonnes âmes imaginent, – sans le dire -, c’est un modèle de décroissance qui se glisserait dans l’ornière de la croissance : chaque acteur économique financerait sa propre décroissance en optant pour des solutions innovantes et moins coûteuses, tant en énergie qu’en dégâts environnementaux. C’est tellement beau sur le papier que Geneviève Férone-Creuzet a pu déclarer, dans « Ce soir ou Jamais ! Cop 21 : quelle énergie aurons nous le droit d’utiliser ? » (43′) :
« mais cette idée de faire mieux avec moins, que je considère comme une formidable frontière, pour moi c’est la nouvelle frontière du progrès, (…), on dit qu’on a un nouveau mythe prométhéen devant nous, [elle cite les ingénieurs et les scientifiques], c’est une formidable histoire (…) »
Malheureusement, cette histoire se fracasse sur le mur de la réalité : « faire mieux avec moins », le progrès technique s’y emploie depuis ses origines, et cela nous a conduit, non à une diminution des « besoins », mais à leur constante augmentation. C’est logique, car « faire mieux avec moins » entraîne de faire mieux pour moins cher, donc de vendre plus, donc de consommer plus. (Ça marche pour tous les produits, pour les pavillons de banlieue comme pour les jets privés, et l’on fabrique déjà des bolides électriques plus puissants que les thermiques.)
La décroissance implique, non une diminution per capita ou per productum de la consommation et des besoins, mais une diminution globale, celle qui se mesure par le PIB. Précisons pour les mal-comprenants : le problème n’est pas de faire des jets privés moins gourmands en kérosène, (pour ça, les constructeurs n’ont pas attendu les spécialistes du développement durable), mais moins de jets privés tout court. Question : comment orchestrer une telle décroissance autrement qu’avec des pilules ?
Pour s’opposer aux formidables vents dominants de la croissance, il faudrait imaginer un cercle vertueux pour la décroissance, quelque chose qui la rende enviable par tout un chacun. Dans la croissance, les acteurs se voient « récompensés » pour leur travail par des revenus qu’ils peuvent ensuite utiliser à leur guise : quid de la décroissance ? Comment « récompenser » des citoyens ou des entreprises qui diminueraient l’enveloppe de leurs besoins ? Et par qui commencer : par le haut de l’échelle ou par le bas ? En bonne logique, il conviendrait de se pencher d’abord sur le cas des plus riches puisque nous avons vu qu’ils sont le moteur de l’évolution technique, (et les plus consommateurs). La question se reformule donc ainsi : par quels mécanismes « récompenser » les plus riches d’une moindre consommation ?
Il n’y a qu’un moyen de provoquer la décroissance, c’est-à-dire de « changer de modèle » : arrêter la locomotive puis s’occuper des voyageurs obligés de descendre du train. La locomotive, ce sont les jets privés, les yachts, les bolides de 1000 chevaux, les berlines de luxe, (électriques ou non), le « TGV qui met Bordeaux à 2 heures de Paris », les Airbus et les Boeing, les vidéos sur Internet, les terrains de golf, etc. etc.1 Quand on ne produira plus toutes ces choses, des cohortes de sous-traitants devront mettre la clef sous la porte, (ou se reconvertir), et cela produira un « effet boule de neige ». Des millions de gens se retrouveront au chômage, et y’aura qu’à les envoyer faire de la permaculture dans les campagnes ou de l’isolation dans le BTP. Donc oui, la décroissance est possible, disons concevable, mais seuls les plus riches ont le pouvoir de la décider.
Paris, le 8 août 2018
Sur le même sujet : « La décroissance »
1 Cela ne supprimerait par le luxe, car il reste bien des domaines où il a besoin de beaucoup d’emplois et de peu d’énergie.
Illustration : Le blog de Nikko
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La décroissance ne pourra que s’imposer par le fracas. Quel pays en optant sciemment pour elle, peut se laisser fragiliser vis à vis des autres dans ce vaste magma mondial de guerre économique?
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