De l’argument-ketchup : « ce n’est pas scientifique »

27 juin 2022 – 1200 mots 

Qu’est-ce qui est « scientifique » en ce bas monde ? Quasiment rien.


Enfin ! Après des jours de lentes et laborieuses cogitations, votre serviteur a mis le doigt sur ce qui ne va pas avec l’argument-ketchup « ce n’est pas scientifique », et c’est très simple : on l’utilise de façon non pertinente et sans intérêt, car le plus souvent il importe peu qu’un discours soit scientifique ou non. Sauf bien sûr pour ceux qui ne jurent que par « la science », mais sans mesurer que rien de ce que l’on raconte n’est « scientifique », et surtout rien de ce que l’on fait.

Prenons tout d’abord le cas de Didier Raoult : en niant la nécessité des études statistiques, il attaque un pilier scientifique bien connu. Il est donc tout à fait légitime dans son cas de « réfuter » ses déclarations, et de lui reprocher de ne pas être scientifique. La science étant ce qu’elle est, il ne peut pas décider à lui seul qu’elle est autre chose. Il peut (en principe) soigner ses patients comme il veut, et conduire ses recherches comme il l’entend, mais il ne peut pas dire qu’il le fait de façon « scientifique » quand ce n’est pas le cas, car ce n’est pas lui qui décide de « ce qui est scientifique » ou non, c’est la communauté des chercheurs.

Prenons maintenant le cas de Bohler. Comme nous l’avons déjà expliqué, l’on veut bien croire que son livre « n’est pas scientifique », mais cela ne le disqualifie pas, car Bohler n’attaque pas « la science », il ne la remet pas en cause dans ses principes. Au contraire, il la vulgarise et la « fait parler ». Il s’y prend très mal nous dit-on, il déforme la vérité et publie des « idées fausses », (ce que nous admettons volontiers sans vérifications), mais pour quelles conséquences ? A supposer que la réputation de la science périclite, ce n’est pas à cause de lui, il n’y a donc pas lieu de lui reprocher de « ne pas être scientifique ». Pour cela, il faut invoquer la lutte contre le réchauffement climatique et considérer, à l’instar de Thibault Gardette, que la thèse de Bohler se retrouve dans les discours conservateurs favorables au statu quo. On ne demande qu’à le croire, mais ce reproche est révélateur du vrai problème, à savoir l’existence de ces « discours conservateurs » dont on devine qu’ils vont piocher n’importe quoi n’importe où, donc pas seulement chez Bohler.

***

Alors rappelons que « la science » ne produit que certains faits dit « scientifiques », et qu’elle ignore tout le reste, c’est-à-dire la totalité du monde qu’un humain peut percevoir par ses sens ou par ouï-dire. Les scientifiques ne percevant rien comme nous, tout se passe comme s’ils nous parlaient d’un autre monde, avec son Big Bang, ses atomes, ses microbes, ses anticorps, ses continents qui dérivent et désormais son réchauffement climatique. (On vous épargne le complexe d’Œdipe qui n’existe que chez les psys.) Ce que voit l’être humain normal, ce sont par exemple des milliers de bovins morts de chaleur dans un élevage au Kansas : un fait divers parmi une infinité d’autres, non un fait scientifique. La science a la vision d’un être qui n’existe pas : « l’observateur objectif ». Celui-ci rend compte d’une réalité vérifiable car mise en chiffres, mais qui n’existe pas pour les humains en chair et en os, tout comme les fruits rouges n’existent pas pour les animaux qui ne perçoivent pas le rouge.1

C’est pourquoi le réchauffement et l’effondrement ne commencent à devenir réels, – pour un nombre croissant de personnes –, que maintenant, à travers des crises telles que les mégafeux, les canicules et autres extrêmes météos, le covid et la guerre en Ukraine. (On peut le vérifier aux mauvaises nouvelles qui tombent drues, car ces crises ont des répercussions dans le monde entier.2) Cependant, l’on se plaît à répéter que « le réchauffement climatique était connu depuis les années 70 » alors que c’est faux : cette assertion n’est pas du tout « scientifique » faute de désigner qui savait. Qui pouvait, dès ces années-là, « percevoir » le réchauffement des climatologues et l’effondrement de Dennis Meadows ? Des ordinateurs, pas des humains, et les seconds n’ont eu aucun mal à critiquer, dénigrer, nier et refouler ce que disaient les premiers.

Les connaissances humaines, – qui se diffusent par le bouche à oreille -, ne sont pas « scientifiques » : le moindre écrit, la moindre parole est produite par un cerveau, et met donc en jeu la subjectivité individuelle, l’ennemi numéro un des « sciences dures ». Elles ont surtout deux particularités : elles sont simplifiées à l’extrême et exigent la confiance pour être acceptées. La thèse de Bohler est « simpliste » ? Oui, évidemment, mais tout ce qui circule est simplifié, c’est le propre du langage. Les vrais articles scientifiques sont longs, assommants, bourrés d’équations, de chiffres, de probabilités, de considérations les plus diverses, et il faut les résumer pour en dégager une conclusion.3 Ne circulent finalement que des idées simplistes : celles qu’un cerveau humain peut mémoriser et exprimer, la moindre pensée un peu complexe exigeant le support de l’écriture, (une mémoire artificielle). Il en ressort que, même si la pensée de toute personne est complexe parce qu’elle entremêle de multiples considérations, chaque phrase qu’elle énonce est généralement très simple.

De la religion à la science, la méthode d’élaboration de la vérité a changé, mais pas son mode de transmission. Il n’y a rien de comparable entre le sermon sur la montagne et le dernier rapport du GIEC, mais il s’agit quand même de deux discours censés dire une vérité, et qui se sont transmis au moyen des langues vernaculaires. Pour les scientifiques, le réchauffement climatique existe objectivement et indubitablement, mais pour les citoyens ordinaires, qui voient le monde comme saint Thomas, il existe comme Dieu : c’est une abstraction dénuée d’existence réelle. Pour croire à l’existence du réchauffement ou de l’effondrement, il faut faire confiance à ceux qui transmettent leur savoir, et donc croire ce qu’ils disent, (ce qui suppose de s’y intéresser). Dès lors, il importe peu que les discours soient scientifiques ou non, car leur réception ne dépend pas de ce facteur mais de l’histoire personnelle de chacun. Le fait que telle connaissance soit scientifique n’est un argument que pour les gens sensibilisés à la science, il laissera les autres de marbre et pourra même en rebuter certains.

Une discussion récente avec des antivax, (cousins des climato-sceptiques), nous a montré que toute considération scientifique est absente de leurs propos. La connaissance commune du citoyen ordinaire est aussi étanche à la science que ne l’est la religion, de sorte que, dans le feu d’une discussion, il est impossible de démêler ce qui relève d’une critique légitime de la science et du gouvernement, (critique que par ailleurs nous encourageons vivement), d’une critique des assertions scientifiques, lesquelles sont inattaquables car seules d’autres assertions du même tonneau peuvent les réfuter. Typiquement : on peut refuser les vaccins au nom de la liberté, mais pas prétendre qu’ils sont inefficaces, c’est aux études statistiques d’en décider.

Tout cela nous fera conclure, qu’au vu des enjeux sociétaux et planétaires, le caractère scientifique ou non d’une publication n’est qu’une dérisoire question de goût, et qu’il n’y a pas lieu d’en faire un fromage. (Surtout au pays des fromages.)

***

1 Rappelons que personne ne peut voir la Terre tourner autour du soleil, mais que tout le monde peut voir le soleil tourner autour de la Terre. Cet exemple fondamental montre bien la différence qu’il y a entre l’observation subjective des individus, et celle dite objective de la science.

2 Exemple de répercussion de la guerre en Ukraine : « flambée des cours de l’acier en Europe ».

3 Les Mines de Potasse d’Alsace, qui gèrent le site de stockage Stocamine, offrent une belle brochette d’articles scientifiques : https://www.mdpa-stocamine.org/rapport-et-etudes/. Il suffit d’en ouvrir un au hasard pour saisir que ça ne se déguste pas comme une crème glacée.

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Les lecteurs intéressés peuvent lire aussi : « Raisonnements et pouvoir de conviction »


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2 commentaires sur “De l’argument-ketchup : « ce n’est pas scientifique »

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  1. J’ai lu récemment que la plus grande partie des recherches scientifiques sont financées par des grandes fortunes et que les chercheurs ne peuvent être objectifs car influencés par le résultat espéré. Par ailleurs j’ai perçu l’influence de ton séjour en Haute Savoie.

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    1. Merci de m’avoir lu frérot. Effectivement, les réformes introduites depuis Sarkozy font que la recherche est de plus en plus financée sur fonds privés, ce qui est déplorable. Les chercheurs ont perdu leur objectivité mais aussi leur liberté. Ils doivent courir après des donateurs et des sujets de recherche orientés par les applications possibles.

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