Énervance et désespérance, voilà en deux mots notre état d’esprit. Énervance pour la futilité du monde, avec ses écrans plats qui s’enroulent, désespérance pour les malheurs qui accablent le genre humain et la planète. Énervance et désespérance face aux discours émanés du système, alors que la catastrophe annoncée ouvre une porte sur un « autre monde », comprendre : sur une autre interprétation du monde, sans Dieu et son fatras théologique suranné, sans « futur vert » « écodurable » et « écoresponsable ». Énervance et désespérance à voir des leçons de morale sans queue ni tête tomber des quatre points cardinaux.
Vous êtes « responsable », ne le saviez-vous donc pas ? Mais où diable avez-vous la tête ? C’est à cause de vous que les Chinois « pêchent » des requins par millions pour en couper les ailerons avant de les rejeter à la mer. A cause de vous que des militants écologistes se font assassiner au fond des forêts qu’ils essayent de protéger. A cause de vous que les ours polaires n’ont plus de banquise pour chasser les phoques. A cause de vous que des méga-tonnes de plastique forment des « continents » au beau milieu des océans. Tout est de ta faute, vilain consommateur, pourquoi n’as-tu donc pas encore appris à vivre avec « zéro consommation » ?
Et bien oui, le consommateur est « responsable », mais d’abord de sa vie et de celle de ses proches. Responsable aussi à son travail, quand il en a un. Responsable de devoir gagner sa vie pour se nourrir, se vêtir, se loger au chaud et se transporter rapidement. Responsable de se soigner quand il tombe malade, et parfois de fuir son pays pour ne pas mourir sur place.
C’est ça la vérité et la réalité du monde vues du bon côté de la lunette. Que certains soient plus « responsables » que d’autres, (comme les patrons de Total qui mettent un enthousiasme de boy-scout à produire encore plus de plastique), ne devrait pas nous masquer le fait que personne n’est responsable de l’effondrement qui vient, absolument personne. L’espèce humaine est en train de vivre une tragédie, « sa » tragédie mais dans laquelle elle s’apprête à entraîner l’ensemble des autres espèces. Et au vu des premières estimations, les conséquences promettent d’être aussi grandioses et spectaculaires que l’évolution qui les a précédées.
Mais la tragédie n’a plus vraiment la cote, l’on ne sait même plus si le concept existe encore, si le mot n’est pas devenu « rare » comme disent les dictionnaires, s’il figure encore à l’affiche au théâtre de l’Odéon. C’est un truc pour collégiens à initier aux arcanes de « notre culture », un passe-temps de binoclards érudits, un job pour comédiens à l’ancienne. Et une « élévation de l’esprit » dirait l’élite bourgeoise, cette élite qui se fait un « must » de consommer éco-bio-cyber-responsable. Il y a longtemps que le mot « tragédie » a été expulsé des médias, mais on le voit revenir à l’occasion d’accidents un peu plus graves que d’autres, alors qu’une tragédie est tout sauf un accident.
Vous avez sûrement lu Antigone, l’archétype de la tragédie, en tout cas l’une des plus connues, et vous avez sûrement été impressionné(e) par cette espèce d’engrenage qui court d’un bout à l’autre de la pièce. Et bien c’est exactement cela une tragédie : la marche inexorable d’événements dont on pressent l’issue dramatique, sans rien que l’on puisse faire pour l’enrayer. Antigone ne peut que faire son devoir et Créon faire respecter la Loi : ces deux protagonistes sont « responsables », et c’est précisément à cause de cela que la tragédie advient.
Si plus personne de nos jours, et depuis des lustres, n’est réceptif à ce genre de propos, c’est bien sûr qu’ils ne sont guère compatibles avec les monothéismes, ni avec le Progrès et la morale hégémonique de l’action. La fin doit être heureuse dans tous les cas, « sur la terre comme au ciel », les issues tragiques doivent être « colmatées » pour ne pas démotiver les travailleurs et les militants, comme les pieux croyants d’autrefois. Quiconque ose faire entendre une voix dissonante passe pour faire du « mauvais esprit », si ce n’est pour un « ennemi du genre humain », (ou de la nature du point de vue écolo).
L’esprit de résistance
Onfoncedanslemur ne cherche pas à dissuader quiconque d’agir : aussi paradoxal qu’il y paraisse, il prétend encourager l’action, mais sur d’autres bases ou pour d’autres motifs que ceux qui dominent les débats. Le drame de notre époque, c’est de ne savoir justifier l’action que par son utilité ou son efficacité, et cela en limite la portée à ses effets réels, des effets qui ne peuvent être que microscopiques à l’échelle de la planète. C’est formidable de pouvoir sauver une vie, (« qui sauve une vie, sauve l’humanité entière » disent les religions du Livre qui ont le sens de la formule), mais cela n’évitera pas l’effondrement. L’action ne permettra jamais de « changer les choses », le cours (tragique) des événements. Son grand mérite est ailleurs : l’action sauve l’« esprit de résistance » dont la société a tant besoin, et c’est le plus important car c’est lui le plus admirable. Chris Hedges, grand reporter et prix Pulitzer, explique cela mieux que nous dans « Le prix de la résistance » :
« La résistance implique de la souffrance. Elle demande de l’abnégation. Elle comporte le risque d’être détruit. Elle n’est pas rationnelle. Son but n’est pas la quête du bonheur, c’est la quête de la liberté. En résistance, on accepte que même si l’on échoue, il existe une liberté intérieure liée à la désobéissance, et peut-être bien qu’il s’agit de la seule liberté et du seul vrai bonheur que nous connaîtrons. Résister au mal est le plus grand accomplissement d’une vie humaine. » .
Le texte est d’inspiration chrétienne, ce qui en fera tiquer plus d’un et plus d’une, mais il faut bien reconnaître que les monothéismes recèlent aussi une part de sagesse. Sinon, il reste toujours la possibilité de relire Antigone, et de la réveiller comme une princesse endormie…
Paris, le 26 janvier 2018
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